L'homélie du dimanche (prochain)

3 novembre 2024

Huile essentielle

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Huile essentielle

 

Homélie pour le 32° Dimanche du Temps ordinaire / Année B
10/11/24

Cf. également :
L’éducation changera le monde
Quelle est la vraie valeur de ce que nous donnons ?
Le Temple, la veuve, et la colère
Les deux sous du don…
Défendre la veuve et l’orphelin
De l’achat au don
Épiphanie : l’économie du don
Le potlatch de Noël

Ephapax : une fois pour toutes

 

1. Un peu suffit

Huile essentielle dans Communauté spirituelle diffuseur-ultrasonique-huiles-essentielles-medusa-diffuseurs-d-essentiellesPassez la porte d’un magasin « Nature et Découvertes ». Vous aurez immédiatement envie de respirer profondément pour explorer les délicieuses fragrances, le plus souvent inconnues, qui imprègnent l’air du lieu de vente et sollicitent vos narines. Immanquablement, votre nez vous conduira vers les diffuseurs d’huile essentielles qui alimentent en permanence ce microclimat où les brouillards colorés, les senteurs, leur fraîcheur, leur goût, leur étrangeté vous subjugueront. Le vendeur vous fera la démonstration : il suffit de quelques gouttes d’un précieux condensé de parfums naturels les plus divers pour embaumer tout une pièce. Un peu d’huile essentielle suffit à purifier et enchanter tout l’espace !

L’huile de la veuve de Sarepta (1R 17,10-16) est essentielle elle aussi. Non pas à cause de sa fabrication, mais parce qu’elle va amener cette veuve à reconnaître en Élie le prophète du Dieu unique, si différent des idoles de la région.

Suivons le parcours d’Élie qui peut devenir le nôtre, afin de devenir nous aussi prophète du très Haut.

 

2. Sortir de sa zone de confort

Dans sa lutte contre les idoles (Baal et Astarté) qui pullulaient en Israël sous l’influence étrangère portée par la reine Jézabel, Élie joue chez lui dans un premier temps. Il convoque les soi-disant prophètes de Baal au Mont Carmel, et les défie dans la célèbre épreuve du feu (1R 18,20-46). Sorti grand vainqueur de ce barnum magique (peut-être grâce de l’alcool inflammable ?), Élie fait exterminer les 70 faux prophètes et croit être le champion d’Israël. Mais voilà que Jézabel lui en veut à mort de l’avoir humiliée ainsi ! Dieu envoie d’abord Élie se cacher à l’est du Jourdain, dans les gorges encaissées du torrent du Kérith, en Galaad. Là, il est nourri par les corbeaux. 

Double faiblesse pour l’ex champion : il n’est plus chez lui, il ne peut plus se nourrir par lui-même. Comme si YHWH prenait le contre-pied de la démonstration de puissance qu’Élie avait soigneusement manigancée au sommet du mont Carmel. 

Pire encore : le torrent du Kérith s’assèche. Élie a soif. Il doit émigrer encore plus loin, à Sarepta, qui se trouve à environ 110 km. à vol d’oiseau vers le nord-ouest, en Phénicie, non loin des montagnes du Liban. Une terrible famine règne dans le pays. Élie est alors loin de chez lui, loin de son peuple. C’est une terre hostile ! Et il ne pourra pas compter là-bas sur un riche mécène, un baron puissant ou sur quelqu’un qui connaisse son Dieu : c’est une pauvre veuve idolâtre qui doit le recevoir, et elle souffre elle-même de la famine.

 

 Elie dans Communauté spirituelleSortir de sa zone de confort semble être – pour Élie comme pour nous – un préalable à l’action prophétique. Jésus lui-même a ressenti cet appel impérieux à sortir de sa sphère juive en allant en Décapole, territoire païen au-delà du Jourdain, ou en voyageant jusqu’à Sidon, où une femme l’obligera à accorder quelques miettes du festin messianique aux petits chiens sous la table…

Notre zone de confort, c’est l’entre-soi douillet et rassurant des regroupements par école, par quartier, par activité, où les riches se retrouvent entre eux, où les cathos pratiquants se confortent mutuellement, où les autres religions font table à part, où les militants d’une cause s’auto-persuadent que c’est la bonne etc.

 

Rappelez-vous : nul n’est prophète en son pays ! Il faut sortir de chez soi, de sa doxa habituelle, de ses cercles concentriques d’amis et de relations, pour laisser la Parole de Dieu nous traverser et aller toucher le cœur d’autrui. Et sortir de notre zone de confort nous conduit souvent en situation de faiblesse, de dépendance, comme Élie au Kérith ou à Sarepta. C’est auprès des petits, des faibles, que nous trouverons aide et appui, et non chez les princes ou les puissants. Jésus fait ce constat : « En vérité, je vous le dis : Au temps du prophète Élie, lorsque pendant trois ans et demi le ciel retint la pluie, et qu’une grande famine se produisit sur toute la terre, il y avait beaucoup de veuves en Israël ; pourtant Élie ne fut envoyé vers aucune d’entre elles, mais bien dans la ville de Sarepta, au pays de Sidon, chez une veuve étrangère » (Lc 4,25–32).

À nous de nous laisser conduire par les événements vers cet ailleurs, vers ces « veuves », où nous découvrirons comment Dieu se manifeste dans la faiblesse du vase d’huile et non dans le feu du Carmel, chez une veuve étrangère et non dans les palais de la reine d’Israël…

 

3. Pour dissiper l’idolâtrie

Au début, la veuve parle de YHWH à Élie en l’appelant « ton Dieu ». Ce n’est effectivement pas le sien, car la Phénicie (le Liban actuel) est alors envahie par les cultes idolâtriques dédiés à Baal et Astarté, dieux de la fertilité. À la fin du récit, la veuve a changé. Elle reconnaît ans Élie le prophète du seul Dieu véritable : « Maintenant je sais que tu es un homme de Dieu, et que, dans ta bouche, la parole du Seigneur est véridique » (1R 17,24).

IshtarL’ADN d’Élie est bien ce témoignage prophétique au Dieu unique, et son nom même en est la trace : Élie = ‘Mon Dieu est YHWH’ (en hébreu). Alors qu’on ne connaît pas le nom de la veuve, mais seulement son village : Sarepta, qui signifie : fonderie, orfèvrerie, raffinerie. Sarepta désigne une activité de fabrication (de bijoux, d’or, de minerais) qui renvoie au caractère artificiel des idoles. Baal et Astarté ne sont que des statues fabriquées par des artisans habiles. Ces objets inanimés ne sont rien à côté de YHWH, le Tout-autre, non fait de main d’homme. On a découvert sur le site de Sarepta des traces archéologiques de l’activité de soufflage du verre, activité qui existe encore aujourd’hui à Sarafand tout proche. 

Ce n’est plus dans une lutte frontale, violente, contre les idoles comme au Mont Carmel qu’Élie va témoigner de YHWH, mais dans la survie au côté d’une veuve en temps de famine. Inversion totale du rapport de force, à méditer par tous les religieux qui veulent imposer leur vision du monde en engageant un bras de fer violent avec les puissants (en Iran, en Israël, en Russie, en Inde, au Pakistan, au Sahel etc.).

 

En France, il semblerait qu’heureusement les cathos ne soient plus assez forts pour rêver de réguler la société, mais la tentation existe toujours – au nom du bien et du vrai – d’intriguer et de faire du lobbying pour imposer des choix de vie relevant de la liberté de chacun. Pourtant la foi chrétienne ne s’impose pas. Elle se propose. Ou mieux encore, comme ici avec Élie : elle se vit aux côtés des plus pauvres, souffrant de famine, et se diffuse alors aussi naturellement que l’huile essentielle au creux du diffuseur…

 

Au lieu de mettre le feu, Élie apprend à recevoir l’hospitalité. 

Au lieu de la force triomphante du Carmel, l’humble faiblesse d’un peu de farine et du huile. 

Au lieu du drapeau israélien si fièrement planté en haut du Carmel, le déroutant exil au Liban en terre étrangère.

Dissiper l’idolâtrie ambiante – et Dieu sait si les idoles modernes pullulent autour de nous ! – ne se fait pas en mettant le feu, mais en côtoyant les humbles, pas en convertissant de force, mais en sauvant la vie des idolâtres, gratuitement.

De quoi prendre à rebrousse-poil les stratégies de conquête de pas mal de mollahs, d’évangélistes ou de nationalistes !

 

4. Avec un peu d’huile

lampe-a-huile-periglass-boule-gm huitUn seul vase d’huile pour un temps de famine, c’est bien peu. 

Deux pains et cinq poissons pour nourrir toute une foule, c’est bien peu. 

Une seule fiole d’huile pour allumer le candélabre du Temple de Jérusalem pendant une semaine, c’est bien peu. 

Et pourtant le vase d’huile ne se videra pas. 

Et pourtant la foule fut nourrie. 

Et pourtant, la fête de Hanoucca commémore chaque année le miracle de la fiole d’huile qui ne s’épuise pas, symbole de la renaissance de la foi après l’occupation [1].

À l’inverse, l’huile des vierges folles va s’épuiser et priver les cinq jeunes filles de la rencontre avec l’époux.

 

De quoi l’huile de la veuve de Sarepta est-elle le nom ? 

Eh bien, paradoxalement, elle représente le refus d’aider l’autre en direct

Élie ne va pas aider la veuve, mais il lui demande de l’aider, en lui sacrifiant le peu qui lui reste ! Autrement dit : nourrir l’autre n’est pas l’aider. C’est lui apprendre à nourrir autrui qui le sauvera.

L’essentiel n’est pas d’aider mais d’initier au don. 

Non pas ‘faire pour’, mais apprendre l’autre à se livrer.

 

Avouons que cela est folie pour la sagesse humaine habituelle. Nous sommes habitués à la générosité, à l’humanitaire, aux Restos du cœur, aux collectes alimentaires etc. Et voilà qu’Élie ne donne rien à manger à la pauvre veuve étrangère qui crie famine, mais lui apprend à se donner jusqu’au bout !

Voilà pourquoi Jésus loue les deux sous du don de la veuve au Temple de Jérusalem, plus que les gros chèques des notables de la ville (Mc 12, 38-44). 

Car se donner est plus grand que demander. 

Se livrer jusqu’à l’extrême, jusqu’à donner de son essentiel (de son huile essentielle !) et non de son superflu est plus important que de quémander l’existence.

 

La pauvre veuve de Sarepta fait une expérience qui peut devenir la nôtre : il nous est donné de nous donner.

Et il suffit d’un peu d’huile – notre essentiel – pour que la bonne odeur de l’Évangile se répande partout autour de nous.

 

Sortir de notre zone de confort / pour dissiper idolâtrie / avec un peu d’huile : comment mettre nos pas dans ceux d’Élie cette semaine ?

_______________________________________

[1]. Le miracle de la fiole d’huile (hébreu : נס פך השמן Nes pakh hashemen) est une aggada consignée pour la première fois dans le Talmud de Babylone, selon laquelle les Maccabées victorieux découvrent, après la libération du Second Temple de Jérusalem (au II° siècle av. J.C.), que les huiles destinées à l’allumage de la Menorah du Temple ont été profanées à l’exception d’une fiole qui ne devrait pas suffire plus d’un jour ; c’est pourtant grâce à cette fiole qu’ils parviennent à allumer le candélabre pendant huit jours jusqu’à la fabrication d’huiles nouvelles.

 

 

Lectures de la messe


Première lecture

« Avec sa farine la veuve fit une petite galette et l’apporta à Élie » (1 R 17, 10-16)


Lecture du premier livre des Rois
En ces jours-là, le prophète Élie partit pour Sarepta, et il parvint à l’entrée de la ville. Une veuve ramassait du bois ; il l’appela et lui dit : « Veux-tu me puiser, avec ta cruche, un peu d’eau pour que je boive ? » Elle alla en puiser. Il lui dit encore : « Apporte-moi aussi un morceau de pain. » Elle répondit : « Je le jure par la vie du Seigneur ton Dieu : je n’ai pas de pain. J’ai seulement, dans une jarre, une poignée de farine, et un peu d’huile dans un vase. Je ramasse deux morceaux de bois, je rentre préparer pour moi et pour mon fils ce qui nous reste. Nous le mangerons, et puis nous mourrons. » Élie lui dit alors : « N’aie pas peur, va, fais ce que tu as dit. Mais d’abord cuis-moi une petite galette et apporte-la moi ; ensuite tu en feras pour toi et ton fils. Car ainsi parle le Seigneur, Dieu d’Israël : Jarre de farine point ne s’épuisera, vase d’huile point ne se videra, jusqu’au jour où le Seigneur donnera la pluie pour arroser la terre. » La femme alla faire ce qu’Élie lui avait demandé, et pendant longtemps, le prophète, elle-même et son fils eurent à manger. Et la jarre de farine ne s’épuisa pas, et le vase d’huile ne se vida pas, ainsi que le Seigneur l’avait annoncé par l’intermédiaire d’Élie.


Psaume

(Ps 145 (146), 6c.7, 8-9a, 9bc-10)
R/ Chante, ô mon âme, la louange du Seigneur !
 (Ps 145, 1b)


Le Seigneur garde à jamais sa fidélité,
il fait justice aux opprimés ;
aux affamés, il donne le pain ;
le Seigneur délie les enchaînés.


Le Seigneur ouvre les yeux des aveugles,
le Seigneur redresse les accablés,
le Seigneur aime les justes,
le Seigneur protège l’étranger.


Il soutient la veuve et l’orphelin,
il égare les pas du méchant.
D’âge en âge, le Seigneur régnera :
ton Dieu, ô Sion, pour toujours !


Deuxième lecture

« Le Christ s’est offert une seule fois pour enlever les péchés de la multitude » (He 9, 24-28)


Lecture de la lettre aux Hébreux
Le Christ n’est pas entré dans un sanctuaire fait de main d’homme, figure du sanctuaire véritable ; il est entré dans le ciel même, afin de se tenir maintenant pour nous devant la face de Dieu. Il n’a pas à s’offrir lui-même plusieurs fois, comme le grand prêtre qui, tous les ans, entrait dans le sanctuaire en offrant un sang qui n’était pas le sien ; car alors, le Christ aurait dû plusieurs fois souffrir la Passion depuis la fondation du monde. Mais en fait, c’est une fois pour toutes, à la fin des temps, qu’il s’est manifesté pour détruire le péché par son sacrifice. Et, comme le sort des hommes est de mourir une seule fois et puis d’être jugés, ainsi le Christ s’est-il offert une seule fois pour enlever les péchés de la multitude ; il apparaîtra une seconde fois, non plus à cause du péché, mais pour le salut de ceux qui l’attendent.


Évangile

« Cette pauvre veuve a mis plus que tous les autres » (Mc 12, 38-44) Alléluia. Alléluia.

Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des Cieux est à eux ! Alléluia. (Mt 5, 3)


Évangile de Jésus Christ selon saint Marc
En ce temps-là, dans son enseignement, Jésus disait aux foules : « Méfiez-vous des scribes, qui tiennent à se promener en vêtements d’apparat et qui aiment les salutations sur les places publiques, les sièges d’honneur dans les synagogues, et les places d’honneur dans les dîners. Ils dévorent les biens des veuves et, pour l’apparence, ils font de longues prières : ils seront d’autant plus sévèrement jugés. »
Jésus s’était assis dans le Temple en face de la salle du trésor, et regardait comment la foule y mettait de l’argent. Beaucoup de riches y mettaient de grosses sommes. Une pauvre veuve s’avança et mit deux petites pièces de monnaie. Jésus appela ses disciples et leur déclara : « Amen, je vous le dis : cette pauvre veuve a mis dans le Trésor plus que tous les autres. Car tous, ils ont pris sur leur superflu, mais elle, elle a pris sur son indigence : elle a mis tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre. »
Patrick BRAUD

 

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9 octobre 2022

La pédagogie du « combien plus ! »

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

La pédagogie du « combien plus ! »

 

Homélie pour le 29° dimanche du Temps Ordinaire / Année C
16/10/2022

 

Cf. également :

Lutte et contemplation

À temps et à contretemps

Ne baissez pas les bras !

La grenouille qui ne se décourageait jamais

 

La pédagogie du

Dossier retraite : quelle galère !

Un ami me racontait son parcours du combattant un an avant de partir en retraite. Le relevé de carrière de l’Assurance Retraite avait tout simplement oublié ses deux années de coopération militaire, et l’équivalent de trois années d’études et de jobs divers dans sa jeunesse pendant les années 70, où évidemment les traces informatiques n’existaient pas ! Il s’est débattu pendant plus de 12 mois avec des administrations diverses : des heures au téléphone avec les ‘Quatre saisons’ de Vivaldi en boucle (on a beau aimer, c’est très vite insupportable !), des correspondants qui se déclarent incompétents (et qui le sont !) pour traiter la demande, des responsables qui se défaussent en cascade etc. Il se disait : ‘ils ne m’auront pas à l’usure. Je tiendrai bon jusqu’à ce qu’ils me rendent justice’. Il usait de la riposte graduée à chaque fois qu’il cherchait à récupérer un trimestre égaré : coups de fil répétés, insistants ; colère et menaces de scandale ; puis lettres recommandées avec accusé de réception ; puis commission de recours amiable ; puis intervention d’un avocat pour mettre en demeure… Bataille épuisante qui aurait poussé plus d’un à capituler ! Pourtant la persévérance fut payante, et il a pu prendre sa retraite à taux plein, en ayant récupéré 21 trimestres que l’Assurance Retraite ne lui avait initialement pas comptés.

 

L’administration française ressemble un peu au juge inique de la parabole de ce dimanche (Lc 18,1-8) ! Elle est souvent impersonnelle et froide comme le juge est insensible et dur ; elle se croit au-dessus de tout comme le juge qui ne craignait même pas Dieu. Ce n’est qu’à force de persévérance, en leur « cassant les oreilles » jusqu’à ce qu’ils craquent, que l’on peut espérer obtenir finalement justice…

On a déjà longuement commenté le courage de cette veuve qui ne désespère jamais. On a également fait le rapprochement avec la prière de Moïse de notre première lecture (Ex 17,8-13) qui nous invite à ne pas baisser les bras dans les combats qui sont les nôtres. Et cette prière tenace nous permet d’unir lutte et contemplation pour tenir bon jusqu’à obtenir justice.

Intéressons-nous aujourd’hui à la pédagogie de Jésus lorsqu’il invente cette histoire de juge inique, puis à la pédagogie de la veuve elle-même envers ce juge, afin que toutes deux  nous inspirent.

 

La pédagogie du « combien plus ! »

Jésus utilise une méthode rabbinique (kol wa- omer = léger et lourd, en hébreu) bien connue à son époque dans les débats toujours vifs entre interprètes de la Torah : s’appuyer sur un cas léger (kol) pour montrer qu’a fortiori cela s’appliquera dans un cas lourd (omer). Si un juge inique finit par rendre justice à cause d’une pression insistante, combien plus Dieu – lui qui est juste et Père miséricordieux – fera justice à ses élus, et rapidement !

 

Argumentum a fortioriCe n’est pas le seul endroit où Jésus a recours à cette pédagogie du combien plus. Ainsi lorsqu’il invite ses disciples à demander l’Esprit Saint dans leurs prières, il s’appuie sur la responsabilité parentale (paternelle à l’époque) qui cherche à donner le meilleur à ses enfants, et non ce qui pourrait leur faire du mal : 

« Si donc vous, qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus [kol wa- omer] le Père du ciel donnera-t-il l’Esprit Saint à ceux qui le lui demandent ! » (Lc 11,13, cf. Mt 7,11).

Même pédagogie pour inciter les disciples à faire confiance à Dieu, à partir de l’observation… des oiseaux ou de l’herbe des champs !

« Observez les corbeaux : ils ne font ni semailles ni moisson, ils n’ont ni réserves ni greniers, et Dieu les nourrit. Combien plus Dieu fera-t-il pour vous qui surpassez les oiseaux ! » (Lc 12,24)

« Si Dieu revêt ainsi l’herbe qui aujourd’hui est dans le champ et demain sera jetée dans le feu, combien plus fera-t-il pour vous, hommes de peu de foi ! » (Lc 12,28)

Le combien plus vaut également en sens inverse, pour souligner négativement par exemple que les insultes et calomnies envers le maître retomberont également sur ses disciples : « Si les gens ont traité de Béelzéboul le maître de maison, combien plus pour ceux de sa maison » (Mt 10,25).

 

Paul, en digne élève de Gamaliel, utilise lui aussi cette rhétorique du combien plus. Notamment pour espérer la réunification finale des juifs et des païens dans l’Église du Christ : 

« Or, si leur faute (des juifs) a été richesse pour le monde, si leur amoindrissement a été richesse pour les nations, combien plus le sera leur rassemblement ! » (Rm 11,12)

« En effet, toi qui étais par ton origine une branche d’olivier sauvage (nation païenne), tu as été greffé, malgré ton origine, sur un olivier cultivé (Israël) ; combien plus ceux-ci, qui sont d’origine, seront greffés sur leur propre olivier » (Rm 11,24)

Paul demande à Onésime d’accueillir son esclave Philémon encore mieux que lui : 

« S’il a été éloigné de toi pendant quelque temps, c’est peut-être pour que tu le retrouves définitivement, non plus comme un esclave, mais, mieux qu’un esclave, comme un frère bien-aimé : il l’est vraiment pour moi, combien plus le sera-t-il pour toi, aussi bien humainement que dans le Seigneur. » (Phm 1,15-16)

Il s’appuie à nouveau sur le raisonnement a fortiori pour prouver l’efficacité du sacrifice sanglant du Christ : 

« S’il est vrai qu’une simple aspersion avec le sang de boucs et de taureaux, et de la cendre de génisse, sanctifie ceux qui sont souillés, leur rendant la pureté de la chair, combien plus fait le sang du Christ… ! » (He 9,13-14)
Et il souligne la supériorité de la grâce sur la Loi, de l’Esprit sur la lettre de la Loi :

« Le ministère de la mort, celui de la Loi gravée en lettres sur des pierres, avait déjà une telle gloire que les fils d’Israël ne pouvaient pas fixer le visage de Moïse à cause de la gloire, pourtant passagère, qui rayonnait de son visage. Combien plus grande alors sera la gloire du ministère de l’Esprit ! » (2Co 3,7‑8)

 

a58a9b_52c844e726054c9bb9f2cb54f14f1d9f~mv2_d_2350_2362_s_2 juge dans Communauté spirituelleOn le voit : la rhétorique du combien plus est particulièrement adaptée pour établir la crédibilité de quelque chose qui n’est pas évidente au départ. Un aspect intéressant de cette pédagogie (qui rejoint celle de la veuve que nous étudierons ensuite) est qu’elle prend acte avec réalisme du mal qui est dans l’homme. Oui, il y a des juges iniques. Oui il y a des violents qui se croient au-dessus de tout. Oui il y a des puissants qui se croient tout permis. Oui il y a des forts insensibles à la détresse des petits. Et pourtant, à bien y regarder, même ces gens-là sont capables, dans certaines circonstances, de faire ce qui est bien ou juste. Peu importe leur motivation à ce moment-là (qui peut être très égoïste), le résultat final est là : personne n’est si mauvais qu’il ne soit capable de faire parfois ce qui est bon, personne n’est si inique qu’il ne soit pas conduit à faire parfois ce qui est juste.

La tentation n’est pas tant de désespérer de Dieu que de désespérer de l’homme ! Si vous croyez en l’étincelle divine au fond de chacun, vous verrez que même le pire des bourreaux peut être capable d’humanité, voire de tendresse, au moins de justice. Cela demande persévérance, ténacité, obstination. Mais Jésus reconnaît que ce qu’a fait ce magistrat sans foi ni loi est finalement juste.

Combien plus devrions-nous utiliser nous aussi cette pédagogie !

 

La pédagogie de la veuve-judoka

Voilà qui nous amène à regarder de près l’obstination de la veuve. Comment s’y prend-elle ?

Ce juge, on ne peut ni le menacer de l’enfer, puisqu’il ne croit ni en Dieu ni en diable, ni l’apitoyer, car il est de glace. Il est cuirassé, invulnérable, invincible. Ni verticale ni horizontale ne peuvent opérer une brèche dans ce personnage. Seul son intérêt personnel le motive. La veuve sait qu’il n’a rien à gagner à l’écouter, mais il aurait peut-être beaucoup à perdre : sa tranquillité (‘elle me casse les oreilles’), celle de sa famille, sa réputation etc. 

‘Très bien : tu ne veux écouter ni Dieu ni ma détresse. Eh bien je vais te pourrir l’existence jusqu’à ce que tu changes d’avis !’

Miser sur l’égoïsme du méchant peut s’avérer plus payant que de faire appel à son humanité. 

Parler à l’adversaire de ses intérêts… 

41RkyE1DCwL._SX308_BO1,204,203,200_ paraboleC’est sans doute la citation la plus célèbre de la science économique. Selon Adam Smith : 

« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur, ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais de leur souci de leur propre intérêt. Nous nous adressons, non à leur humanité mais à leur amour-propre (self-love) ». « Ne leur parlez jamais de nos propres nécessités, mais de leur avantage » (Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776).
Le self-love n’est pas forcément de l’égoïsme. Il relève plutôt de ce que Jésus appelle l’amour de soi, préalable indispensable à l’amour d’autrui : « aimer son prochain comme soi-même » demande d’abord de s’aimer soi-même ! C’est-à-dire de veiller à sa survie, son intégrité, sa santé, son éducation etc. Faire appel au self-love d’autrui, c’est lui reconnaître le droit et le devoir de prendre soin de lui-même.

Ce que dit Adam Smith, c’est que le marché nous force à nous intéresser aux intérêts des autres (« regard to their own interest »), pas aux nôtres ! Il nous faut convaincre le boucher que nous servir lui profite, ce qui nécessite d’abord que nous nous intéressions à ses intérêts. Comme le dit Smith, nous ne parlons pas de nous, nous nous adressons aux autres. Les marchés ne sont donc pas fondés sur l’avidité uniquement, qui ne renvoie qu’à nous-mêmes. Ils reposent également sur la recherche de la satisfaction des intérêts des autres.

Certes, pourrait-on objecter, cet objectif n’est qu’instrumental : les autres ne nous intéressent que comme moyen de nous faire plaisir. Mais on relèvera que même dans ce cas, il est impossible d’ignorer les intérêts de l’autre, contrairement à ce que suppose la vue du marché comme seule recherche de l’intérêt individuel. Si la bienveillance d’autrui n’est pas suffisante pour obtenir l’aide constante dont nous avons besoin, Smith nous conseille de parler à ses intérêts !

Personne d’autre qu’un mendiant volontaire ne veut dépendre entièrement de la bienveillance d’autrui.

Notre comportement intéressé est médiatisé par la nécessité de répondre aux intérêts personnels de l’autre partie, pas aux nôtres ! En effet, nous montrons à l’autre partie comment ce que nous voulons négocier (acheter notre dîner) sert les intérêts du boucher, du brasseur et du boulanger (c’est ainsi qu’ils obtiennent les moyens d’acheter aux autres ce qu’ils veulent), et nous ne parlons pas de la façon dont l’obtention d’ingrédients pour notre dîner nous ‘avantage’  nous-mêmes.

AP_19240480821916-e1567241810960-640x400 pédagogie 

Maline, la veuve !

Plutôt de que d’essayer en vain de culpabiliser son adversaire, elle cherche la faille dans ses intérêts : ‘tu vivras mieux si tu me rends justice’. Appliquez cette tactique aux négociations avec Poutine, Xi Jinping ou Erdogan… Bien sûr la pointe de la parabole est de persévérer dans la prière confiante en Dieu, qui ne manquera pas de l’exaucer (à sa manière). Reste que la stratégie de la veuve est finalement la plus efficace, et à ce titre louée par Jésus.

Qu’attendons-nous pour faire comme elle ? Parions sur les intérêts de nos adversaires, ne désespérons jamais de leur capacité à faire objectivement ce qui est juste, quelle que soit leur motivation subjective !

 

Les deux pédagogies de Jésus et de la veuve se rejoignent : prenons acte avec réalisme du mal autour de nous et en nous, ne désespérons pas pour autant de nos adversaires, et apprenons tel un judoka à utiliser le mal contre lui-même afin de lui faire produire du bien !

LECTURES DE LA MESSE

PREMIÈRE LECTURE
« Quand Moïse tenait la main levée, Israël était le plus fort » (Ex 17, 8-13)

 

Lecture du livre de l’Exode

En ces jours-là, le peuple d’Israël marchait à travers le désert. Les Amalécites survinrent et attaquèrent Israël à Rephidim. Moïse dit alors à Josué : « Choisis des hommes, et va combattre les Amalécites. Moi, demain, je me tiendrai sur le sommet de la colline, le bâton de Dieu à la main. » Josué fit ce que Moïse avait dit : il mena le combat contre les Amalécites. Moïse, Aaron et Hour étaient montés au sommet de la colline. Quand Moïse tenait la main levée, Israël était le plus fort. Quand il la laissait retomber, Amalec était le plus fort. Mais les mains de Moïse s’alourdissaient ; on prit une pierre, on la plaça derrière lui, et il s’assit dessus. Aaron et Hour lui soutenaient les mains, l’un d’un côté, l’autre de l’autre. Ainsi les mains de Moïse restèrent fermes jusqu’au coucher du soleil. Et Josué triompha des Amalécites au fil de l’épée.

 

PSAUME
(Ps 120 (121), 1-2, 3-4, 5-6, 7-8)
R/ Le secours me viendra du Seigneur qui a fait le ciel et la terre. (Ps 120, 2)

 

Je lève les yeux vers les montagnes :
d’où le secours me viendra-t-il ?
Le secours me viendra du Seigneur
qui a fait le ciel et la terre.

 

Qu’il empêche ton pied de glisser,
qu’il ne dorme pas, ton gardien.
Non, il ne dort pas, ne sommeille pas,
le gardien d’Israël.

 

Le Seigneur, ton gardien, le Seigneur, ton ombrage,
se tient près de toi.
Le soleil, pendant le jour, ne pourra te frapper,
ni la lune, durant la nuit.

 

Le Seigneur te gardera de tout mal,
il gardera ta vie.
Le Seigneur te gardera, au départ et au retour,
maintenant, à jamais.

 

DEUXIÈME LECTURE
« Grâce à l’Écriture, l’homme de Dieu sera accompli, équipé pour faire toute sorte de bien » (2 Tm 3, 14 – 4, 2)

 

Lecture de la deuxième lettre de saint Paul apôtre à Timothée

Bien-aimé, demeure ferme dans ce que tu as appris : de cela tu as acquis la certitude, sachant bien de qui tu l’as appris. Depuis ton plus jeune âge, tu connais les Saintes Écritures : elles ont le pouvoir de te communiquer la sagesse, en vue du salut par la foi que nous avons en Jésus Christ. Toute l’Écriture est inspirée par Dieu ; elle est utile pour enseigner, dénoncer le mal, redresser, éduquer dans la justice ; grâce à elle, l’homme de Dieu sera accompli, équipé pour faire toute sorte de bien.
Devant Dieu, et devant le Christ Jésus qui va juger les vivants et les morts, je t’en conjure, au nom de sa Manifestation et de son Règne : proclame la Parole, interviens à temps et à contretemps, dénonce le mal, fais des reproches, encourage, toujours avec patience et souci d’instruire.

 

ÉVANGILE
« Dieu fera justice à ses élus qui crient vers lui » (Lc 18, 1-8) Alléluia. Alléluia. Elle est vivante, efficace, la parole de Dieu ; elle juge des intentions et des pensées du cœur. Alléluia. (cf. He 4, 12)

 

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc

En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples une parabole sur la nécessité pour eux de toujours prier sans se décourager : « Il y avait dans une ville un juge qui ne craignait pas Dieu et ne respectait pas les hommes. Dans cette même ville, il y avait une veuve qui venait lui demander : ‘Rends-moi justice contre mon adversaire.’ Longtemps il refusa ; puis il se dit : ‘Même si je ne crains pas Dieu et ne respecte personne, comme cette veuve commence à m’ennuyer, je vais lui rendre justice pour qu’elle ne vienne plus sans cesse m’assommer.’ » Le Seigneur ajouta : « Écoutez bien ce que dit ce juge dépourvu de justice ! Et Dieu ne ferait pas justice à ses élus, qui crient vers lui jour et nuit ? Les fait-il attendre ? Je vous le déclare : bien vite, il leur fera justice. Cependant, le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? »

Patrick BRAUD

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3 novembre 2021

L’éducation changera le monde

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 0 h 30 min

L’éducation changera le monde

Homélie du 32° Dimanche du Temps Ordinaire / Année B
07/11/2021

Cf. également :

Quelle est la vraie valeur de ce que nous donnons ?
Le Temple, la veuve, et la colère
Les deux sous du don…
Défendre la veuve et l’orphelin
De l’achat au don
Épiphanie : l’économie du don
Le potlatch de Noël

Invictus« L’éducation est l’arme la plus puissante pour changer le monde » (Nelson Mandela).
Il en savait quelque chose : du fond de sa prison, pendant 30 ans, Nelson Mandela a appris à renoncer à la violence de ses années de jeunesse. Il a transformé son regard sur ses geôliers, sur les blancs en général, au point de choisir des gardes du corps blancs une fois élu Président ensuite ! Ne plus voir dans l’adversaire du moment un ennemi irréductible mais un partenaire potentiel ; ne plus considérer la lutte armée comme le seul salut mais explorer toutes les voies de réconciliation… Dans le célèbre film Invictus, Mandela apprend au capitaine de l’équipe nationale de rugby d’Afrique du Sud à voir autrement le match qui s’annonce : il s’agit de gagner la coupe du monde avec cette équipe ‘Black and White’, pour sceller la réconciliation nationale, et pas seulement de participer. Par contre, Mandela portera une lourde responsabilité dans l’épidémie du sida qui endeuillera son pays de façon si meurtrière, car il n’a pas su en voir la gravité ni les remèdes. Le visionnaire avait ses angles morts…

 

Changer de regard

Apprendre à voir les choses et les gens autrement est un patient travail d’éducation, que chacun doit faire sur lui-même d’abord. Les éducateurs, parents, animateurs et professeurs ont à former le regard des jeunes qui leur sont confiés. Les maîtres de sagesse éveillent leurs disciples aux dimensions cachées du monde. Les leaders authentiques, que ce soit en politique, en économie, dans l’univers de la culture ou autres, défrichent pour leurs partisans de nouvelles analyses et compréhensions des forces en présence. Si De Gaulle n’avait pas vu en 1940 que l’avenir de la France ne pouvait se réduire à la collaboration avec les nazis, qui aurait relevé le flambeau ?

Jésus ne se dérobe pas à cette mission qui incombe à tout responsable : éduquer le regard d’autrui. Dans notre épisode de ce dimanche (Mc 12, 38-44), il va demander à ses disciples de voir autrement la scène des offrandes au Temple de Jérusalem. Là où les Douze sont hypnotisés par les grosses sommes déposées dans les troncs, Jésus va les forcer à regarder le détail qu’ils ne voyaient plus : cette pauvre veuve et ses deux pièces. Cela avait commencé avant, lorsque les disciples s’extasiaient sur la beauté du Temple. Jésus les invitait à ne pas se laisser éblouir par la splendeur du moment, car elle est appelée à disparaître : « Comme certains parlaient du Temple, des belles pierres et des ex-voto qui le décoraient, Jésus leur déclara : ‘Ce que vous contemplez, des jours viendront où il n’en restera pas pierre sur pierre : tout sera détruit’ » (Lc 21, 5 6). Là où les la foules voyaient les scribes écrire la Loi ou des pharisiens vivre en ultra-religieux, Jésus invite à voir au-delà des apparences : il y a tant d’hypocrisie derrière ces belles façades ! Ouvrez les yeux ! « Dans son enseignement, il disait : ‘Méfiez-vous des scribes, qui tiennent à se promener en vêtements d’apparat et qui aiment les salutations sur les places publiques, les sièges d’honneur dans les synagogues, et les places d’honneur dans les dîners. Ils dévorent les biens des veuves et, pour l’apparence, ils font de longues prières : ils seront d’autant plus sévèrement jugés’ » (Mc 12, 38 40).

L’éducation du regard est au cœur de l’Évangile de ce dimanche : changez de lunettes, de perspective, ne voyez pas les actions des hommes à la manière mondaine, allez plutôt repérer les petits gestes qui passent inaperçus mais ont une grande valeur !

Les InvisiblesDétourner son regard des riches pour porter attention aux petits : voilà le premier déplacement que Jésus opère, avec pédagogie, en braquant le projecteur sur ceux que l’on ne voit pas. Souvenez-vous du film : Les Invisibles. On y suivait l’aventure d’une bande de femmes SDF et de paumées qui réagissaient face à l’annonce de la fermeture de leur centre d’accueil. Soudain, ces assistées, ces perpétuelles quémandeuses se révèlent capables de chercher et trouver du travail, des logements, une activité, et même de fonder leur entreprise ! Le Christ nous apprend à mettre en lumière les invisibles de notre époque, dont la pauvre veuve aux deux pièces est comme l’icône.
Plus tard, dans l’Église naissante, les apôtres se souviendront de regarder les veuves, et institueront des diacres à leur service (Ac 6,1-6).

 

L’interprétation morale

La pédagogie de Jésus dans ce changement de regard sur les invisibles est d’autant plus remarquable qu’il n’impose aucune conclusion à ses disciples. Il ne dit pas : ‘quelle générosité !’ Mais : ‘elle a donné de son nécessaire’. Il n’en tire pas de « leçon » de morale, du style : ‘faites comme elle’, mais il constate factuellement que son offrande représente proportionnellement infiniment plus que les gros chèques des riches. Aux disciples d’en tirer leurs propres conclusions ! À nous lecteurs d’interpréter cette séquence quasi cinématographique qui zoome soudain sur un geste à la dérobée.

La plupart des commentaires se précipitent sur l’interprétation morale : donner de son superflu a beaucoup moins de valeur que donner de son nécessaire. Avis donc aux donateurs de tout poil : Dieu voit ce que vous donnez, et le poids réel de votre offrande. Et l’on renchérit ensuite en citant le Christ en exemple, lui qui a tout donné, jusqu’à sa vie même, pour notre salut. La pauvre veuve annonce le pauvre Christ qui fait de sa vie une offrande d’amour à Dieu son Père pour sauver tous les hommes, allant jusqu’à mourir pour offrir la vie éternelle à ses bourreaux ou ses compagnons de châtiment sur la croix.

Cette interprétation est bien sûr légitime, et traditionnelle. Elle a le mérite d’attirer l’attention sur la responsabilité personnelle. Elle oublie cependant de regarder ce que Jean-Paul II appelait les « structures de péché » qui enserrent les acteurs dans des règles ou comportements injustes (ici le don obligatoire pour le Temple).
Est-elle pour autant la seule ? Ne peut-on pas voir autrement le focus de Jésus sur les deux sous du don de la veuve ?

 

L’interprétation « justice sociale »

L’éducation changera le monde dans Communauté spirituelle veuve2Car juste avant (Mc 12,38-40), Jésus dénonce avec violence l’hypocrisie des ‘gens bien’ et religieux sous tous rapports : « Méfiez-vous des scribes (…) Ils dévorent les biens des veuves… » Comment dévorent-ils les biens des veuves ? Notre passage en donne un exemple typique : au nom de l’institution du Temple, ils forcent les juifs à payer un impôt, quelques soient leurs ressources. Cette femme doit payer, alors qu’elle est pauvre et qu’elle est veuve, double précarité. Première injustice flagrante : quelle est cette institution soi-disant religieuse qui en fait pressure le petit peuple et lui extorque des contributions financières sans cesse ? On croirait lire les revendications des cahiers de doléances avant la révolution de 1789, où les paysans se plaignaient des exactions des évêques, abbés et autre princes de l’Église levant impôt sur impôt…
Jésus lui-même sera broyé par la machine religieuse du Temple en action : c’est pour blasphème qu’on réussira finalement à le condamner au terme d’un procès truqué. « ‘Celui-là a dit : ‘Je peux détruire le Sanctuaire de Dieu et, en trois jours, le rebâtir. » [...] Alors le grand prêtre déchira ses vêtements, en disant : Il a blasphémé ! Pourquoi nous faut-il encore des témoins ? Vous venez d’entendre le blasphème ! » (Mt 26, 61.65)

L’injustice est plus d’autant plus grande que cette oppression des pauvres se fait au nom de la religion. Car Jésus dénonce l’absurdité de cette obligation de l’offrande : le Temple va bientôt être détruit, les sacrifices d’animaux vont bientôt disparaître, les prêtres (Cohen) seront bientôt inutiles, alors à quoi bon appauvrir les pauvres pour nourrir une institution qui va s’écrouler ? Le sacrifice consenti par la veuve est en réalité inutile et absurde. Elle donne à fonds perdu pour une institution en faillite. En faisant réaliser à ses disciples que la veuve se soumet à une obligation absurde, Jésus les invite également à ne pas accepter cette domination injuste. Et il pourrait inviter la pauvre veuve à ne pas se soumettre volontairement à cette coutume, mais au contraire à se révolter pour en dénoncer l’hypocrisie, l’inutilité, l’absurdité. La pauvre veuve est prisonnière de ce que La Boétie appellera plus tard la servitude volontaire, l’intériorisation de la domination qui conduit à consentir à son propre asservissement. Les esclaves finissent par aimer leur chaîne et leur maître. Il n’y a donc pas que les yeux des disciples à ouvrir : ceux de la veuve aussi qui devrait, avec les autres victimes du Temple, voir autrement ce défilé d’offrandes et refuser avec Jésus d’en être complice ! Souvenez-vous: Jésus a refusé de payer l’impôt du Temple, et a mystérieusement substitué à son paiement les deux pièces d’argent trouvées dans la bouche d’un poisson ! « Comme ils arrivaient à Capharnaüm, ceux qui perçoivent la redevance des deux drachmes pour le Temple vinrent trouver Pierre et lui dirent : ‘Votre maître paye bien les deux drachmes, n’est-ce pas ?’ Il répondit : ‘Oui.’ Quand Pierre entra dans la maison, Jésus prit la parole le premier : ‘Simon, quel est ton avis ? Les rois de la terre, de qui perçoivent-ils les taxes ou l’impôt ? De leurs fils, ou des autres personnes ?’ Pierre lui répondit : ‘Des autres.’ Et Jésus reprit : ‘Donc, les fils sont libres. Mais, pour ne pas scandaliser les gens, va donc jusqu’à la mer, jette l’hameçon, et saisis le premier poisson qui mordra ; ouvre-lui la bouche, et tu y trouveras une pièce de quatre drachmes. Prends-la, tu la donneras pour moi et pour toi.’ » (Mt 17, 24 27) Il est clair que Jésus contestait ouvertement ce système d’imposition pour le Temple, pas seulement pour lui, mais également pour ses disciples (il évite également à Pierre de payer de sa poche !).

Second-Temple-Herode02 invisibles dans Communauté spirituelleÉvidemment, cette deuxième interprétation de notre texte est plus subversive que la première, et donc beaucoup moins traditionnelle… Qui pourrait dire pour autant qu’elle n’est pas légitime ? Puisque le Christ lui-même laisse ouverte la conclusion à son focus sur l’offrande de la pauvre veuve, pourquoi irions-nous imposer une seule « leçon » de ce passage ? Sans compter qu’il y a sans doute d’autres interprétations possibles encore. Notamment celle – symbolique – où la pauvre veuve serait une figure de l’humanité confiant son image et sa ressemblance divines (les 2 pièces) au seul vrai Temple qu’est le Christ en personne.

 

Regarder autrement nos servitudes volontaires

Réduire l’Évangile à une « leçon » de morale appauvrit le champ des interprétations.
Méditons donc sur la dénonciation que Jésus ose faire publiquement des institutions religieuses dévorant le bien des veuves.
Réfléchissons sur les injustices cachées dans les collectes d’argent pour nos temples  modernes.
Examinons nos propres servitudes volontaires, lorsque nous nous habituons et consentons à des pratiques absurdes ou inutiles.
Éduquons le regard de ceux qui nous entourent à discerner ce qui est invisible pour les médias, les réseaux sociaux, les commentateurs autorisés.
Apprenons à voir autrement, et notre vie changera.


Lectures de la messe

Première lecture
« Avec sa farine la veuve fit une petite galette et l’apporta à Élie » (1 R 17, 10-16)

Lecture du premier livre des Rois

En ces jours-là, le prophète Élie partit pour Sarepta, et il parvint à l’entrée de la ville. Une veuve ramassait du bois ; il l’appela et lui dit : « Veux-tu me puiser, avec ta cruche, un peu d’eau pour que je boive ? » Elle alla en puiser. Il lui dit encore : « Apporte-moi aussi un morceau de pain. » Elle répondit : « Je le jure par la vie du Seigneur ton Dieu : je n’ai pas de pain. J’ai seulement, dans une jarre, une poignée de farine, et un peu d’huile dans un vase. Je ramasse deux morceaux de bois, je rentre préparer pour moi et pour mon fils ce qui nous reste. Nous le mangerons, et puis nous mourrons. » Élie lui dit alors : « N’aie pas peur, va, fais ce que tu as dit. Mais d’abord cuis-moi une petite galette et apporte-la moi ; ensuite tu en feras pour toi et ton fils. Car ainsi parle le Seigneur, Dieu d’Israël : Jarre de farine point ne s’épuisera, vase d’huile point ne se videra, jusqu’au jour où le Seigneur donnera la pluie pour arroser la terre. » La femme alla faire ce qu’Élie lui avait demandé, et pendant longtemps, le prophète, elle-même et son fils eurent à manger. Et la jarre de farine ne s’épuisa pas, et le vase d’huile ne se vida pas, ainsi que le Seigneur l’avait annoncé par l’intermédiaire d’Élie.

Psaume
(Ps 145 (146), 6c.7, 8-9a, 9bc-10)
R/ Chante, ô mon âme, la louange du Seigneur !
(Ps 145, 1b)

Le Seigneur garde à jamais sa fidélité,
il fait justice aux opprimés ;
aux affamés, il donne le pain ;
le Seigneur délie les enchaînés.

Le Seigneur ouvre les yeux des aveugles,
le Seigneur redresse les accablés,
le Seigneur aime les justes,
le Seigneur protège l’étranger.

Il soutient la veuve et l’orphelin,
il égare les pas du méchant.
D’âge en âge, le Seigneur régnera :
ton Dieu, ô Sion, pour toujours !

Deuxième lecture
« Le Christ s’est offert une seule fois pour enlever les péchés de la multitude » (He 9, 24-28)

Lecture de la lettre aux Hébreux

Le Christ n’est pas entré dans un sanctuaire fait de main d’homme, figure du sanctuaire véritable ; il est entré dans le ciel même, afin de se tenir maintenant pour nous devant la face de Dieu. Il n’a pas à s’offrir lui-même plusieurs fois, comme le grand prêtre qui, tous les ans, entrait dans le sanctuaire en offrant un sang qui n’était pas le sien ; car alors, le Christ aurait dû plusieurs fois souffrir la Passion depuis la fondation du monde. Mais en fait, c’est une fois pour toutes, à la fin des temps, qu’il s’est manifesté pour détruire le péché par son sacrifice. Et, comme le sort des hommes est de mourir une seule fois et puis d’être jugés, ainsi le Christ s’est-il offert une seule fois pour enlever les péchés de la multitude ; il apparaîtra une seconde fois, non plus à cause du péché, mais pour le salut de ceux qui l’attendent.

Évangile
« Cette pauvre veuve a mis plus que tous les autres » (Mc 12, 38-44) Alléluia. Alléluia.

Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des Cieux est à eux ! Alléluia. (Mt 5, 3)

Évangile de Jésus Christ selon saint Marc

En ce temps-là, dans son enseignement, Jésus disait aux foules : « Méfiez-vous des scribes, qui tiennent à se promener en vêtements d’apparat et qui aiment les salutations sur les places publiques, les sièges d’honneur dans les synagogues, et les places d’honneur dans les dîners. Ils dévorent les biens des veuves et, pour l’apparence, ils font de longues prières : ils seront d’autant plus sévèrement jugés. »
Jésus s’était assis dans le Temple en face de la salle du trésor, et regardait comment la foule y mettait de l’argent. Beaucoup de riches y mettaient de grosses sommes. Une pauvre veuve s’avança et mit deux petites pièces de monnaie. Jésus appela ses disciples et leur déclara : « Amen, je vous le dis : cette pauvre veuve a mis dans le Trésor plus que tous les autres. Car tous, ils ont pris sur leur superflu, mais elle, elle a pris sur son indigence : elle a mis tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre. »

Patrick BRAUD

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23 janvier 2017

Défendre la veuve et l’orphelin

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 0 h 01 min

Défendre la veuve et l’orphelin

Cf. également :

Le petit reste d’Israël, ou l’art d’être minoritaires
Le bonheur illucide
Agents de service
Le maillon faible
Éthique de conviction, éthique de responsabilité

Homélie du 3° dimanche du temps ordinaire / année A
29/01/2017

Défendre la veuve et l'orphelin dans Communauté spirituelle« À force de compatir aux douleurs des uns et des autres et de sortir le glaive pour terrasser les indélicats et les indélicatesses, ne finit-on pas par se perdre soi-même ? Et si nous revendiquions parfois le droit de détourner le regard et de laisser aux instances compétentes la mission de sauver le monde. […]

Et si nous osions dire…

– Ce n’est pas ma faute si le patron la déteste.
– Moi, ma mère et ma grand-mère nous nous sommes battues pour nos libertés. À bon entendeur salut !
– C’est triste ce qui arrive au Japon. So what !
– Pas question de donner un centime à qui que ce soit. Mon argent, je le gagne durement et je paie mes impôts [1]. »

Cet article un brin provocateur soulevait pourtant une question réelle : devons-nous culpabiliser devant tant de détresses non secourues ? Peut-on déléguer à d’autres le souci des veuves et des orphelins ? Peut-on se soustraire au devoir biblique de protéger et d’accueillir l’étranger, devenu si nombreux, perçu comme si envahissant ?

Faisons d’abord un détour, comme nous y invitent les lectures de ce dimanche (« Le Seigneur protège l’étranger, il soutient la veuve et l’orphelin » Ps 145), par le trinôme veuve – orphelin – étranger.

Défendre la veuve et l’orphelin est devenu une expression proverbiale en français, popularisée par l’épopée du célèbre chevalier Bayard (qui pourtant n’était pas historiquement sans reproche là-dessus !). Cette expression vient en direct de la Bible, la Loi et les prophètes surtout. Elle ne se rencontre pas moins de 38 fois dans l’Ancien Testament avec le duo veuve – orphelin [2], et au moins 16 fois avec l’étranger en plus. C’est donc une des grandes caractéristiques de la première Alliance : le peuple qui ne respecterait pas les droits de la veuve/orphelin/étranger serait hors-la-Loi, c’est-à-dire romprait l’Alliance avec Dieu.

Comme toujours, l’éthique sociale conditionne et valide ou invalide la vie spirituelle en Israël !

Les raisons de cette exigence éthique sont multiples.

a) Elle s’enracine en Dieu lui-même :

« Père des orphelins, justicier des veuves, c’est Dieu dans son lieu de sainteté » (Ps 68,6). «  C’est lui qui fait droit à l’orphelin et à la veuve, et il aime l’étranger, auquel il donne pain et vêtement » (Dt 10,18).
Dès la première Alliance, Dieu se révèle Père en prenant soin directement de ceux qui n’ont plus les soutiens humains indispensables pour survivre à l’époque : un mari, des parents. Dieu est le père des pauvres, des
anawim = ceux qui ne peuvent compter sur eux-mêmes (car trop faibles) ni sur les autres (car sans mari, sans parents, sans pays). Pour Dieu, les protéger est donc une question d’identité paternelle : il se renierait lui-même s’il se désintéressait du sort de ceux qui n’ont que lui comme recours.

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b) Elle découle de la mémoire de l’Exil.

Déporté en terre étrangère par deux fois (en Égypte pendant quatre siècles puis à Babylone, et il faudrait y ajouter l’autre exil de 70 à 1948), Israël se souvient qu’il a été étranger et que d’autres l’ont accueilli, l’ont sauvé de la famine (cf. la saga de Joseph en Égypte ou les justes de la Shoah), l’ont initié à la sagesse des nations (cf. la bibliothèque d’Alexandrie, la Septante, le statut obtenu par la diaspora juive etc.). Il se souvient également que sa condition d’étranger a été source d’oppression et d’injustice : esclavage et persécutions autrefois, pogroms, dhimmitude et génocide plus récemment. Seule l’intervention de Dieu (la Pâque, le retour d’Exil, voire le retour en Palestine) l’a libéré, par la médiation de Moïse ou de Cirrus. À la fête de Souccot, les juifs construisent toujours des cabanes sur leur balcon, dans leur jardin, pour faire mémoire de leur errance au désert, où ils n’avaient ni terre ni roi ni Temple. Remontant plus loin encore, ils récitent la profession de foi du Deutéronome racontant Abraham comme un étranger en marche : « mon père était un araméen errant…. » (Dt 26,5).
Protéger l’étranger est alors pour Israël une question d’identité également : « Aimez l’étranger, car au pays d’Égypte vous étiez des étrangers » (Dt 10,18). Autrement dit : tu renierais ton histoire si tu ne reconnaissais pas en l’étranger un compagnon de route, que tu as été autrefois et que tu peux redevenir peut-être demain.

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c) Les lois sociales protégeant les pauvres garantissent l’unité du peuple.

C’est la troisième raison qui impose de prendre soin des veuves/orphelins/étrangers. Leur permettre de glaner le surplus des récoltes dans les champs, leur réserver un tiers du butin lors d’une victoire, leur garantir des tribunaux et des juges justes malgré leur manque de relations bien placées… : toutes les prescriptions de la Torah concernant notre trio visent à maintenir ce qu’on appellerait aujourd’hui le fameux ‘vivre ensemble’. Si rien ne limite la domination des puissants, la violence des opprimés sera la réponse (légitime) à la fracture sociale insupportable.

Ainsi, la Torah a cherché à protéger la veuve en la remariant à un frère de son défunt mari (c’est la loi du lévirat) pour lui donner une descendance et pour ne pas laisser sa femme sans protection. De même, la loi juive veille attentivement à ce que l’héritage de l’orphelin soit géré avec honnêteté et transparence par le tuteur. Et la Torah fourmille de garanties juridiques pour que l’étranger soit payé – s’il est  salarié – correctement, en temps et en heure, soit jugé équitablement, soit invité  aux fêtes juives etc.

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En Occident

Avec le christianisme, l’Occident a largement hérité de cette exigence éthique. Mais il a davantage popularisé le duo veuve/orphelin que le trio veuve/orphelin/étranger, peut-être par ce que l’étranger lui semblait déjà plus menaçant (cf. les invasions arabo-musulmanes notamment). D’ailleurs, dans le Nouveau Testament, il n’y a qu’une seule mention des deux termes ensemble. Elle se trouve dans la lettre de Jacques, en milieu judéo-chrétien donc, qui est fidèle à la tradition juive lorsqu’elle écrit : « La religion pure et sans tache devant Dieu notre Père consiste en ceci: visiter les orphelins et les veuves dans leurs épreuves, se garder de toute souillure du monde » (Jc 1,27).

Jésus semble également avoir une attention particulière pour les veuves (dont il guérit le fils unique, dont il vante l’offrande au Temple etc.) et les étrangers (samaritains, grecs, centurion romain etc.). Il n’évoque pas le sort des orphelins (et c’est un peu surprenant) mais élargit le souci des sans-protection à ce que la Doctrine sociale de l’Église appellera l’option préférentielle pour les pauvres, qui englobe toutes les catégories sociales des anawim de chaque époque. Les Béatitudes (Mt 5) et le jugement dernier (Mt 25) accorde une place particulière au sort fait à l’étranger, révélateur de la proximité de son auteur d’avec Dieu, quels que soient sa pratique ou ses convictions religieuses.

 

Alors, faut-il encore défendre la veuve, l’orphelin et l’étranger ?

L’Occident a pour une large part transférée cet impératif éthique sur l’État-providence. À travers la fiscalité, la sécurité sociale, les aides d’État etc. le souci des pauvres d’aujourd’hui relève beaucoup moins de l’initiative individuelle que de la solidarité nationale. On a créé des pensions de réversion pour les veuves, et les orphelins peuvent devenir pupilles de l’État. Pour autant, cela ne suffit pas. Il faut toujours des compléments associatifs, des Restos du cœur et des communautés Emmaüs. Il faut toujours des réactions rapides et personnalisées pour éviter qu’un SDF meure de froid dehors, pour qu’une famille de migrants survive hors des conditions indignes sous des planches de fortune, pour que des orphelins soient adoptés après une catastrophe etc.

Les multiples canaux associatifs pallient les failles de la solidarité nationale. Ils ont parfois tendance à nous culpabiliser pour nous transformer en donateurs. En cela la réaction du magazine est légitime : payer ses impôts, voter pour contrôler l’action politique sont déjà des participations – essentielles – à la défense de la veuve et de l’orphelin ! Résister à la culpabilisation n’est pas anti-biblique. Car la Bible n’a pas connu les conditions actuelles de mondialisation, de responsabilités internationales, de mécanismes financiers, fiscaux, économiques, scientifiques et techniques. La responsabilité du lecteur de la Torah était le plus souvent limitée à sa famille, son village. Les étrangers de passage n’étaient pas légion, on pouvait trouver facilement des solutions locales aux problèmes de pauvreté qui était locaux. La responsabilité collective concernait au maximum le petit peuple de Jérusalem et de Judée, dont le roi devait assurer un gouvernement juste et protecteur des faibles, ce qui était déjà un défi peu souvent réalisé.

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Il faut donc repenser la question des veuves et des orphelins (c’est assez facile) et des étrangers (vaste, complexe et difficile défi) à la lumière de l’impératif éthique de la Torah et des conditions nouvelles produisant les phénomènes des migrations actuelles. On oscillera comme toujours entre éthique de conviction (confère la position des évêques de France ou des églises protestantes sur les migrations) et l’éthique de responsabilité (confère l’approche pragmatique des politiques). « Ce que vous n’avez pas fait à l’un de ses petits qui sont mes frères c’est à moi que vous ne l’avez pas fait » doit se conjuguer avec: « des pauvres vous en aurez toujours parmi vous ».

Protéger la veuve et l’orphelin et l’étranger : cette exigence ne peut être minimisée ni entièrement déléguée.
Ne pas culpabiliser devant la misère du monde est en même temps une réaction salutaire, dès lors que j’assume ma part honnêtement dans le combat pour la dignité des plus faibles.

Le mystique ne sera jamais quitte de l’amour dû aux pauvres.
Le politique se méfiera des grandes déclarations irresponsables.

Faut-il choisir ?


[1] . Femmes Magazine, 1 Juillet 2011

[2] .  2M 8,28 8,30 Ba 6,37 Dt 10,18 14,29 16,11 16,14 24,17 24,19 24,20 24,21 26,12 26,13 27,19 Ex 22,21 22,23 Ez 22,7 Is 1,17 1,23 9,16 10,2 Jb 22,9 24,3 Jc 1,27 Jr 7,6 22,3 49,11 Lm 5,3 Ml 3,5 Ps 68,6 94,6 109,9 146,9 Si 35,14 Tb 1,8 Za 7,10

 

 

1ère lecture : « Je laisserai chez toi un peuple pauvre et petit » (So 2, 3 ; 3, 12-13)
Lecture du livre du prophète Sophonie

Cherchez le Seigneur, vous tous, les humbles du pays, qui accomplissez sa loi. Cherchez la justice, cherchez l’humilité : peut-être serez-vous à l’abri au jour de la colère du Seigneur. Je laisserai chez toi un peuple pauvre et petit ; il prendra pour abri le nom du Seigneur. Ce reste d’Israël ne commettra plus d’injustice ; ils ne diront plus de mensonge ; dans leur bouche, plus de langage trompeur. Mais ils pourront paître et se reposer, nul ne viendra les effrayer.

Psaume : Ps 145 (146), 7, 8, 9ab.10b
R/ Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des Cieux est à eux ! ou : Alléluia ! (Mt 5, 3)

Le Seigneur fait justice aux opprimés ;
aux affamés, il donne le pain,
le Seigneur délie les enchaînés.

Le Seigneur ouvre les yeux des aveugles,
le Seigneur redresse les accablés,
le Seigneur aime les justes.

Le Seigneur protège l’étranger,
il soutient la veuve et l’orphelin,
le Seigneur est ton Dieu pour toujours.

2ème lecture : « Ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi » (1 Co 1, 26-31)
Lecture de la première lettre de saint Paul Apôtre aux Corinthiens

Frères, vous qui avez été appelés par Dieu, regardez bien : parmi vous, il n’y a pas beaucoup de sages aux yeux des hommes, ni de gens puissants ou de haute naissance. Au contraire, ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi, pour couvrir de confusion les sages ; ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi, pour couvrir de confusion ce qui est fort ; ce qui est d’origine modeste, méprisé dans le monde, ce qui n’est pas, voilà ce que Dieu a choisi, pour réduire à rien ce qui est ; ainsi aucun être de chair ne pourra s’enorgueillir devant Dieu. C’est grâce à Dieu, en effet, que vous êtes dans le Christ Jésus, lui qui est devenu pour nous sagesse venant de Dieu, justice, sanctification, rédemption. Ainsi, comme il est écrit : Celui qui veut être fier,qu’il mette sa fierté dans le Seigneur.

Evangile : « Heureux les pauvres de cœur » (Mt 5, 1-12a)
Acclamation :Alléluia. Alléluia.
Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse,car votre récompense est grande dans les cieux ! Alléluia.(Mt 5, 12)

Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
 En ce temps-là, voyant les foules, Jésus gravit la montagne. Il s’assit, et ses disciples s’approchèrent de lui. Alors, ouvrant la bouche, il les enseignait. Il disait : « Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des Cieux est à eux. Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. Heureux les doux, car ils recevront la terre en héritage. Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu. Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu. Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des Cieux est à eux. Heureux êtes-vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute et si l’on dit faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi. Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux ! »
Patrick BRAUD

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