Du hérisson à la sainteté, puis au management
Du hérisson à la sainteté, puis au management
Cf. également :
Homélie du 5° dimanche du temps ordinaire / Année C
07/02/2016
La juste distance
Connaissez-vous la parabole des porcs-épics ? (également connue sous le nom de dilemme du hérisson) On la doit à Schopenhauer, philosophe réputé extrêmement pessimiste sur la nature humaine.
« Par une froide journée d’hiver un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’écarter les uns des autres. Quand le besoin de se réchauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de sorte qu’ils étaient ballottés de çà et de là entre les deux maux jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendît la situation supportable.
Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur vie intérieure, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses manières d’être antipathiques et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesse et les belles manières. En Angleterre on crie à celui qui ne se tient pas à cette distance : Keep your distance ! Par ce moyen le besoin de se réchauffer n’est, à la vérité, satisfait qu’à moitié, mais, en revanche, on ne ressent pas la blessure des piquants. Cependant celui qui possède assez de chaleur intérieure propre préfère rester en dehors de la société pour ne pas éprouver de désagréments, ni en causer. »
Schopenhauer, Parerga & Paralipomena, Aphorisme sur la sagesse dans la vie.
L’enjeu pour les porcs-épics que nous sommes est donc de trouver la juste distance, ni trop près, car on se blesse en étant les uns sur les autres tout le temps, ni trop loin car sinon on meurt de froid seul dans la nuit…
La juste distance entre Dieu et l’homme semble bien être au coeur des lectures de ce dimanche, avec par ricochet la question de la juste distance entre nous.
Ancien Testament : la sainteté par séparation
Isaïe est le témoin étonné de la gloire de Dieu dans son Temple. Il s’écrit : « Saint, saint, saint ! » [1], ce qui deviendra notre acclamation liturgique chrétienne au cours de la prière eucharistique. La sainteté dont témoigne Isaïe n’est pas ici la perfection morale. Le terme hébreu qadosh désigne en réalité la séparation, la distance d’un être avec les autres. Isaïe chante que Dieu est séparé des hommes, c’est-à-dire qu’il est le Tout-Autre, le radicalement différent à qui rien ne peut être comparé, tellement il est loin de toute représentation humaine.
Les pharisiens, ou les hassidims d’aujourd’hui, ont absolutisé cette logique de séparation : il se croit impurs dès qu’ils touchent des objets ou des personnes non pures, au risque de confondre sainteté et isolement superbe.
Pourtant, aussi séparé que soit le Dieu d’Israël, il se donne à voir à Isaïe, à Moïse (même si c’est de dos seulement). Sa gloire (la Shekina) remplit le Temple de Jérusalem : il n’est donc pas inaccessible !
Être autre tout en restant proche.
Être différent sans se couper des autres.
Être séparé, mis à part, sans s’isoler.
C’est cela la sainteté de Yahvé : si loin et pourtant si familier, tellement au-dessus de l’homme et pourtant son intime…
Cette sainteté divine rejaillit sur le peuple : séparé des autres nations (notamment grâce à la circoncision, au shabbat, à la cashrout, à la Torah…), Israël témoigne de la radicale altérité du Dieu de l’univers sans pour autant s’isoler des autres nations, mais les invitant au contraire à conclure leur propre alliance avec Yahvé comme eux l’ont fait avec lui.
Cette sainteté par séparation devient pour Israël une responsabilité envers les autres cultures et les civilisations. Le peuple est mis à part et choisi pour témoigner du Dieu unique et ainsi offrir le salut à tous. « Le salut vient des juifs » dira ainsi Jésus dans l’Évangile de Jean.
Nouveau Testament : la juste communion
Dans le nouveau testament, et singulièrement dans notre passage de la pêche miraculeuse, on voit Jésus vivre lui-même le dilemme du hérisson… S’il reste au milieu de cette foule qui lui fait fête, il va en être écrasé, submergé. S’il la quitte, il va la laisser mourir de faim. Alors, pour mieux entrer en communion avec eux, il prend un peu de distance, juste ce qu’il faut sur le lac pour que sa voix porte à nouveau grâce à l’amplification naturelle de l’eau de Tibériade. En montant dans la barque de André et Simon, Jésus se sépare de l’appétit immédiat de la foule voulant le faire roi et se gaver de miracles. Mais ce n’est pas pour fuir et l’abandonner. C’est au contraire pour mieux la nourrir, grâce à son enseignement, sa parole pouvant se propager à tous sur les rives du lac.
La sainteté dont vit Jésus est bien celle de YHWH, séparé des hommes, pour mieux entrer en communion avec Dieu. L’accent mis sur la communion entre Dieu et l’homme est évidemment plus fort dans le nouveau testament que dans l’ancien, car en la personne de Jésus cette juste distance se vit dans la chair humaine, « sans séparation ni confusion » dira le concile de Nicée.
Le Christ vit une sainteté « de hérisson », ni trop loin pour ne pas étouffer, ni trop près pour ne pas nous abandonner…
Sainteté familiale
La transposition à nos responsabilités ordinaires est alors très facile.
La famille par exemple : les parents ont toujours un vrai et long chemin à faire pour accepter que leurs enfants se séparent d’eux progressivement. Tout en les nourrissant avec le meilleur d’eux-mêmes, ils apprennent à renoncer à leur rêve inconscient de les modeler sur eux-mêmes, de les dominer en les orientant à leur manière etc. Même les parents de Jésus ont dû faire ce travail sur eux-mêmes (cf. l’épisode de la fugue de Jésus au Temple de Jérusalem par exemple).
La vraie sainteté des parents n’est donc pas d’être parfaits, mais d’ajuster sans cesse la distance entre les membres de la famille, pour être unis sans s’étouffer, se réchauffer sans se faire du mal.
Le management de proximité
Un autre lieu d’application de cette sainteté par séparation / communion est le management en entreprise.
Car bien des managers sont tentés par les deux excès : soit - à l’ancienne - être très directifs, descendants, sans aucune proximité avec leurs équipes ; soit partager au plus près la vie de leurs équipes sans aucune distance. Entre autoritarisme et copinage, bien des managers hésitent…
Les premiers ne mangent jamais avec les employés, ne leur partagent ni informations ni questions stratégiques. Ils sont sur une autre planète, tellement à part qu’ils ne peuvent plus écouter et comprendre les questions ordinaires de leurs équipes. En plus, leur salaire (dès qu’il est trois à quatre fois supérieur, ce qui arrive vite hélas…) les fait vivre dans un autre monde où ils ne rencontrent jamais ceux qui survivent autour du SMIC. Leurs vacances ne sont pas les mêmes, ni leurs loisirs, ni les écoles des enfants etc. Ils n’ont pas grand-chose en commun et parlent sur leurs employés, mais pas avec; ils les écoutent encore moins. Ils ont tendance à s’appuyer sur leur expertise (du produit, du métier) plus que sur la compétence de l’équipe dont ils sont loin. Or expertise et compétence managériale sont deux choses bien différentes. Ils se laissent absorber par le reporting au détriment de la relation d’accompagnement. Ils sont en général orientés objectifs, résultats économiques en priorité sinon exclusivement.
Les seconds managers, en pratiquant le copinage, en confondant proximité et identité, font les mêmes tâches que leurs équipes pour montrer qu’ils sont avec eux. Ils ont du mal à assumer les décisions d’autorité (augere en latin = agrandir, augmenter) qui seraient nécessaires au développement de chacun et de tous. Ils se déchargent sur les employés au nom d’une soi-disant permission d’autonomie, mais qui n’est en réalité qu’une délégation-abandon (« se refiler le singe » dit-on couramment).
Le vrai manager de proximité fait donc lui aussi l’expérience du dilemme du hérisson : différent pour mieux servir l’équipe, proche pour sentir les choses avec elle et servir son potentiel. Il sera plutôt orienté relation, accompagnement [2].
Un manager de proximité sera reconnu même s’il ne maîtrise pas les activités techniques de son équipe, car son autorité ne viendra pas de son expertise, mais de la confiance de l’équipe, et de sa capacité à la faire monter en puissance.
La question de la juste distance managériale se redouble lorsqu’on considère que tout manager de proximité à lui-même un N+1 avec qui établir une relation de ce type !
Bref, le dilemme séparé / en communion qui est présent au coeur de la sainteté divine est également à l’oeuvre dans nos familles, dans nos entreprises.
Du qadosh hébreu au Trisagion grec (« saint, saint, saint ! »), la question de la juste distance, de la vraie proximité, permet de nous aider à assumer toutes les responsabilités, les autorités qui sont les nôtres.
Finalement, de la sainteté au management il n’y a qu’un pas ! Celui de la communion à l’unique sainteté du dieu trois fois saint.
Et on vient même à rêver qu’il y ait de la sainteté dans le management…
[1]. L’expression « saint, saint, saint… » apparaît deux fois dans la Bible, une fois dans l’Ancien Testament (Is 6,3) et une fois dans le Nouveau Testament (Ap 4,8). Ces deux phrases sont dites ou chantées par les créatures célestes, et les deux fois, elles apparaissent dans une vision d’un homme qui est transporté devant le trône de Dieu : premièrement, le prophète Isaïe et ensuite l’apôtre Jean.
[2]. Pour Rémi Juët (La Boîte à outils du manager, 2014), le rôle d’un manager de proximité est de créer une dynamique relationnelle propice au développement de l’énergie de ses collaborateurs, et à leur progression, c’est-à-dire : développer et maintenir la motivation de ses collaborateurs ; développer leurs compétences ; mieux communiquer ; mener un entretien annuel ; mobiliser l’équipe ; exercer son autorité ; conduire le changement.
1ère lecture : « Me voici : envoie-moi ! » (Is 6, 1-2a.3-8)
Lecture du livre du prophète Isaïe
L’année de la mort du roi Ozias, je vis le Seigneur qui siégeait sur un trône très élevé ; les pans de son manteau remplissaient le Temple. Des séraphins se tenaient au-dessus de lui. Ils se criaient l’un à l’autre : « Saint ! Saint ! Saint, le Seigneur de l’univers ! Toute la terre est remplie de sa gloire. » Les pivots des portes se mirent à trembler à la voix de celui qui criait, et le Temple se remplissait de fumée. Je dis alors : « Malheur à moi ! je suis perdu, car je suis un homme aux lèvres impures, j’habite au milieu d’un peuple aux lèvres impures : et mes yeux ont vu le Roi, le Seigneur de l’univers ! » L’un des séraphins vola vers moi, tenant un charbon brûlant qu’il avait pris avec des pinces sur l’autel. Il l’approcha de ma bouche et dit : « Ceci a touché tes lèvres, et maintenant ta faute est enlevée, ton péché est pardonné. » J’entendis alors la voix du Seigneur qui disait : « Qui enverrai-je ? qui sera notre messager ? » Et j’ai répondu : « Me voici : envoie-moi ! »
Psaume : Ps 137 (138), 1-2a, 2bc-3, 4-5, 7c-8
R/ Je te chante, Seigneur, en présence des anges. (cf. Ps 137, 1c)
De tout mon cœur, Seigneur, je te rends grâce :
tu as entendu les paroles de ma bouche.
Je te chante en présence des anges,
vers ton temple sacré, je me prosterne.
Je rends grâce à ton nom pour ton amour et ta vérité,
car tu élèves, au-dessus de tout, ton nom et ta parole.
Le jour où tu répondis à mon appel,
tu fis grandir en mon âme la force.
Tous les rois de la terre te rendent grâce
quand ils entendent les paroles de ta bouche.
Ils chantent les chemins du Seigneur :
« Qu’elle est grande, la gloire du Seigneur ! »
Ta droite me rend vainqueur.
Le Seigneur fait tout pour moi !
Seigneur, éternel est ton amour :
n’arrête pas l’œuvre de tes mains.
2ème lecture : « Voilà ce que nous proclamons, voilà ce que vous croyez » (1 Co 15, 1-11)
Lecture de la première lettre de saint Paul Apôtre aux Corinthiens
Frères, je vous rappelle la Bonne Nouvelle que je vous ai annoncée ; cet Évangile, vous l’avez reçu ; c’est en lui que vous tenez bon, c’est par lui que vous serez sauvés si vous le gardez tel que je vous l’ai annoncé ; autrement, c’est pour rien que vous êtes devenus croyants.
Avant tout, je vous ai transmis ceci, que j’ai moi-même reçu : le Christ est mort pour nos péchés conformément aux Écritures, et il fut mis au tombeau ; il est ressuscité le troisième jour conformément aux Écritures, il est apparu à Pierre, puis aux Douze ; ensuite il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois – la plupart sont encore vivants, et quelques-uns sont endormis dans la mort –, ensuite il est apparu à Jacques, puis à tous les Apôtres. Et en tout dernier lieu, il est même apparu à l’avorton que je suis.
Car moi, je suis le plus petit des Apôtres, je ne suis pas digne d’être appelé Apôtre, puisque j’ai persécuté l’Église de Dieu. Mais ce que je suis, je le suis par la grâce de Dieu, et sa grâce, venant en moi, n’a pas été stérile. Je me suis donné de la peine plus que tous les autres ; à vrai dire, ce n’est pas moi, c’est la grâce de Dieu avec moi.
Bref, qu’il s’agisse de moi ou des autres, voilà ce que nous proclamons, voilà ce que vous croyez.
Evangile : « Laissant tout, ils le suivirent » (Lc 5, 1-11)
Acclamation : Alléluia. Alléluia.
« Venez à ma suite, dit le Seigneur, et je vous ferai pêcheurs d’hommes. »
Alléluia. (Mt 4, 19)
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
En ce temps-là, la foule se pressait autour de Jésus pour écouter la parole de Dieu, tandis qu’il se tenait au bord du lac de Génésareth. Il vit deux barques qui se trouvaient au bord du lac ; les pêcheurs en étaient descendus et lavaient leurs filets. Jésus monta dans une des barques qui appartenait à Simon, et lui demanda de s’écarter un peu du rivage. Puis il s’assit et, de la barque, il enseignait les foules. Quand il eut fini de parler, il dit à Simon : « Avance au large, et jetez vos filets pour la pêche. » Simon lui répondit : « Maître, nous avons peiné toute la nuit sans rien prendre ; mais, sur ta parole, je vais jeter les filets. » Et l’ayant fait, ils capturèrent une telle quantité de poissons que leurs filets allaient se déchirer. Ils firent signe à leurs compagnons de l’autre barque de venir les aider. Ceux-ci vinrent, et ils remplirent les deux barques, à tel point qu’elles enfonçaient. à cette vue, Simon-Pierre tomba aux genoux de Jésus, en disant : « Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur. » En effet, un grand effroi l’avait saisi, lui et tous ceux qui étaient avec lui, devant la quantité de poissons qu’ils avaient pêchés ; et de même Jacques et Jean, fils de Zébédée, les associés de Simon. Jésus dit à Simon : « Sois sans crainte, désormais ce sont des hommes que tu prendras. » Alors ils ramenèrent les barques au rivage et, laissant tout, ils le suivirent.
Patrick BRAUD