Quel est votre cercle rapproché ?
Quel est votre cercle rapproché ?
Homélie pour le 2° Dimanche de Carême / Année C
16/03/25
Cf. également :
L’alliance entre les morceaux
Transfiguration : Soukkot au Mont Thabor
Compagnons d’éblouissement
Abraham, comme un caillou dans l’eau
Transfiguration : le phare dans la nuit
Transfiguration : la métamorphose anti-kafkaïenne
Leikh leikha : Va vers toi !
Le sacrifice interdit
Dressons trois tentes…
La vraie beauté d’un être humain
Visage exposé, à l’écart, en hauteur
Figurez-vous la figure des figures
En descendant de la montagne…
1. Suis-je vraiment de tes amis proches ?
J’ai le bonheur d’avoir quelques amis avec qui on se suit depuis plus de 40 ans ! Depuis les années étudiantes où nous refaisions le monde dans d’interminables discussions arrosées, enthousiasmés par les idéaux de l’époque, prêts à tout pour les choix fondamentaux à faire ou juste faits : le couple, le métier, les engagements politiques, religieux, associatifs etc. Les années ont apporté pour chacun leur lot de drames et de joies, et nous avons continué à les partager, même éloignés par des centaines de kilomètres.
Nous connaissons tous de ces liens qu’il suffit de raviver une fois par an pour continuer comme si on s’était quitté la veille ! Loin de la banale superficialité des échanges quotidiens, ces amis-là provoquent à être vrais, à dire les choses, à aller à l’essentiel. Dispersés aux quatre coins de la France, même si un fils WhatsApp, des mails et des coups de fil maintiennent le lien, il faut quand même se voir en physique de temps à autre pour nourrir l’amitié ! On prévoyait un de ces rendez-vous avec un groupe d’amis intimes, lorsque l’un d’entre nous écrivit : « Nous avons mauvaise conscience de faire tant de kilomètres, ou pire encore de prendre l’avion, de dépenser beaucoup d’argent pour nos retrouvailles. On le fait déjà pour nos enfants qui habitent à l’étranger. Notre engagement social et écologique nous oblige à nous limiter, même pour vous ». Le choc fut double : découvrir que nous ne faisions peut-être pas partie en réalité du premier cercle des priorités de nos amis, alors que nous les avons inclus dans les nôtres. Et découvrir qu’au nom de principes tout à fait respectables ils étaient prêts à remettre en cause nos retrouvailles régulières. Une certaine radicalisation idéologique en fait, où les amis passent après les convictions…
Suis-je vraiment ton ami proche ?
Si oui, tu seras prêt à sacrifier de ton temps, de ton argent, voire de tes principes, pour me rejoindre tel que je suis. Si non, le temps fera son œuvre d’éloignement, et notre lien se relâchera, invisiblement. Nous avons ainsi tous des amis avec qui nous avons été très proches autrefois, et qui ont disparu de nos yeux, presque sans s’en rendre compte, sans que cela nous manque vraiment. À l’inverse, le tamis du temps qui passe a filtré quelques-uns, que la confiance, les confidences, l’affection et la volonté de se retrouver nous rend indispensables, même éloignés.
2. The inner circle : Pierre, Jacques et Jean
Faites la carte des personnes que vous fréquentez. Il y a le large cercle de celles qu’on peut appeler des ‘relations’, des gens que l’on croise régulièrement et avec qui les contacts sont agréables, sympathiques : des collègues de travail, des voisins, des connaissances.
Puis il y a des cercles d’intérêt, où nous partageons des activités, des hobbys, des passions communes : un club de sport, une chorale, un groupe de tarot ou de bridge, une association etc. Les échanges y sont forcément plus qualitatifs, car l’intérêt partagé sert de plate-forme, de dénominateur commun.
Il y a ensuite le cercle des familiaux : certains sont très proches bien sûr, d’autres assez lointains finalement. Autrefois, c’était le lien de ressourcement principal. Avec l’éclatement des familles – tant affectivement que géographiquement – peu de gens finalement peuvent affirmer que les familiaux sont tous des proches : certains oui, d’autres non. Un tiers des personnes âgées disent éprouver un sentiment de solitude, et se disent abandonnées, de leur famille d’abord.
Heureusement, il y a un autre cercle, celui que les anglophones appellent the inner circle : le cercle des intimes. C’est d’ailleurs le titre d’un film tourné après la chute du Mur de Berlin, retraçant l’histoire vraie du projectionniste privé de Staline, introduit dans le cercle rapproché du dictateur par ce biais. Il projette des films pour Beria, le patron du KGB, pour Staline et ses intimes. Il est fasciné par ce petit cercle restreint dont il fait désormais partie, au grand dam de sa femme qui prendra sous son aile une fillette juive orpheline à protéger de la déportation au goulag. De qui Ivan, notre projectionniste, est-il le plus proche ?…
Symétriquement, il y a dans les Évangiles un autre cercle rapproché, vertueux celui-là. Pierre, Jacques et Jean émergent en effet du groupe des Douze, comme the inner circle de Jésus. Dans l’Évangile de la Transfiguration de ce dimanche (Lc 9,28-36), on devrait par exemple s’étonner que Jésus ne prenne avec lui que ces trois-là pour monter au Thabor !
« Jésus prit avec lui Pierre, Jean et Jacques, et il gravit la montagne pour prier ».
Pourquoi pas les Douze ? À quoi rime cette sélection ?
Une première réponse tient dans la liberté de Jésus : il appelle « qui il veut » (Mc 3,13) ! C’est son choix d’associer Pierre, Jacques et Jean – et eux seulement - à son éblouissement au Thabor. Respecter la liberté du choix de nos amis lorsqu’ils se choisissent des plus proches que nous est ainsi la première marque de respect que nous leur devons. En retour, assumons nous-même cette liberté de choix de quelques-uns pour les associer de plus près à ce qui est important pour nous. On ne peut pas être ami intime avec tout le monde, ayons le courage de choisir…
- Une deuxième interprétation serait plus symbolique.
Pierre représente la foi, forte et tranchante : « Tu es le Messie, le fils de Dieu » (profession de foi de Pierre à Césarée, Mt 16,16), qui entraîne le reste du groupe des Douze.
Jacques représente les œuvres, la nécessité d’allier le social et le spirituel, l’éthique et la foi (« Montre-moi donc ta foi sans les œuvres ; moi, c’est par mes œuvres que je te montrerai la foi » Jc 2,18). Son épître est considérée comme un des joyaux de la Doctrine sociale de l’Église, fustigeant les riches et leur soif de richesses, et les inégalités dans la communauté.
Jean représente plutôt une tradition mystique, contemplative et spirituelle, où l’amour joue le premier rôle (le mot amour ἀγάπη = agapê est utilisé 30 fois chez Jean, dont 18 fois dans la seule première lettre de Jean).
La foi et les œuvres, dans l’amour : notre trio incarne ainsi les trois colonnes de l’Église (Ga 2,9), sur lesquelles on peut s’appuyer solidement pour bâtir le Corps du Christ transfiguré.
- Une troisième réponse pourrait venir de la stratégie de diffusion de l’Évangile que Jésus a choisie.
- Un peu comme un caillou crée des vagues concentriques en tombant dans l’eau, Jésus sait bien qu’il ne peut s’adresser directement aux foules sans médiations, ni tout le temps. Il faut des relais, des intermédiaires.
- Déjà, il distingue les disciples des foules, vers lesquelles ils sont envoyés. Il les nourrit avec des paraboles, des miracles, des enseignements destinés à un grand nombre.
- Au sein de ses disciples, Jésus en choisit 70 (comme Moïse au désert) pour être l’avant-garde évangélisatrice. Il les envoie deux par deux, les débriefe au retour de leur mission, et compte sur eux pour la suite.
- Mais 70, c’est encore trop de monde pour avoir de vraies relations personnelles, intimes. Alors il appelle les Douze, à qui il va se confier plus particulièrement, en leur expliquant les paraboles en privé, en mangeant et buvant avec eux, en les emmenant sur les chemins poussiéreux de Palestine avec lui. Ce petit groupe est à taille humaine pour un manager comme Jésus. Il correspond au Comité de Direction (Codir), Comité exécutif (Comex) ou autre petit groupe de Direction associé de très près à la gouvernance d’un PDG ou d’un directeur de service ou de magasin.
- Parmi ces Douze, Jésus ressent le besoin d’aller encore plus loin avec trois d’entre eux. Parce qu’un leader seul devient vite tyrannique, il a besoin d’un cercle restreint avec qui il est en confiance. L’attention particulière que Jésus a accordée à Pierre, Jacques et Jean faisait partie de la stratégie de leadership de Jésus. Plutôt que d’essayer de développer une large portée pour son ministère en solo, Jésus a évité la popularité et s’est concentré sur la véritable profondeur et l’impact à long terme.
Pour en faire ses intimes, Jésus fera de ces trois-là les témoins privilégiés de la résurrection de la fille de Jaïre (Lc 8,51), de l’annonce de la destruction du Temple – avec André – (Mt 13,3–4), de sa Transfiguration sur le Mont Thabor (Lc 9, 28-36), et de sa défiguration sur la colline de Gethsémani (Mc 14,33). Ils auront ainsi les clés pour déchiffrer le scandale la croix : Jésus est bien le Seigneur de gloire (Transfiguration) qui par amour va accepter d’être humilié (Gethsémani) jusqu’à la croix, mais dont la résurrection sera la nôtre (fille de Jaïre) et annonce un culte nouveau (destruction du Temple).
Aurait-il pu initier les Douze à ce degré d’intimité avec lui ? Peut-être ; sans doute. Mais il ne faut pas rêver : être vraiment intime avec quelqu’un, cela se compte sur les doigts d’une main…
- D’ailleurs, Jésus choisira Pierre parmi les trois pour être le rocher du nouveau Temple à venir. La responsabilité ultime ne peut être collective uniquement : elle réclame un visage, un nom, quelqu’un, et pas seulement un groupe. Pierre incarnera la dimension personnelle de l’autorité de l’Église, les Douze l’autorité collégiale, et les disciples l’autorité communautaire.
Un/quelques-uns/tous : le triptyque est essentiel à la diffusion du message, pour éviter de le personnaliser à outrance comme de le dissoudre dans un collectif anonyme.
– Terminons notre carte relationnelle en mentionnant que le cercle initial est le cercle de Jésus lui-même. Jésus est à lui-même son cercle premier. Le premier à être évangélisé doit être l’évangélisateur lui-même, sinon il annonce un message extérieur à qui il est. « Medium is message », dira plus tard Mac Luhan (théoricien des médias). Jésus prend grand soin de son évangélisation intérieure : il rumine la Parole de Dieu dont il connaît beaucoup de passages par cœur. Il se réserve des temps de solitude pour prier, à l’écart. Il demeure seul au désert 40 jours en préparation de ses années publiques. Il dialogue sans cesse avec son Père pour recevoir de lui seul son identité, sa mission, son pouvoir, pour rester fidèle à sa mission.
Le leader à la manière de Jésus commencera par se manager lui-même, en cohérence avec ce qu’il demande aux autres. Négliger ce cercle initial serait s’exposer à l’incohérence et l’inconsistance…
On peut schématiser ainsi les 7 niveaux de la stratégie de Jésus en matière d’évangélisation :
3. Quelle sera votre cercle rapproché ?
La question m’est alors posée : de qui est composé chaque cercle en ce qui me concerne ? Qui peut jouer pour moi le rôle de Pierre, Jacques et Jean ?
Quel est mon cercle restreint, the inner circle à qui je réserve mes larmes, mes enthousiasmes, avec qui je partage et relis les événements qui me touchent de près ?
En entreprise, c’est la question de la solitude des dirigeants et managers : quels sont les deux ou trois avec qui aller plus vite et plus loin que les autres, légitimes par ailleurs ? D’une manière générale, c’est la mise en place et la gestion des 7 cercles de relations qui me nourrissent, en insistant sur les quelques-uns avec qui je suis vraiment intime : le premier cercle, the inner circle, le cercle restreint, le cercle rapproché, le cercle des intimes.
Qui sont vos trois ?
Quelles sont les trois personnes dans votre vie (votre travail, vos responsabilités diverses) dans lesquelles vous investissez intentionnellement et stratégiquement plus que les autres ?
Lectures de la messe
Première lecture
Le Seigneur conclut une alliance avec Abraham, le croyant (Gn 15, 5-12.17-18)
Lecture du livre de la Genèse
En ces jours-là, le Seigneur parlait à Abraham dans une vision. Il le fit sortir et lui dit : « Regarde le ciel, et compte les étoiles, si tu le peux… » Et il déclara : « Telle sera ta descendance ! » Abram eut foi dans le Seigneur et le Seigneur estima qu’il était juste. Puis il dit : « Je suis le Seigneur, qui t’ai fait sortir d’Our en Chaldée pour te donner ce pays en héritage. » Abram répondit : « Seigneur mon Dieu, comment vais-je savoir que je l’ai en héritage ? » Le Seigneur lui dit : « Prends-moi une génisse de trois ans, une chèvre de trois ans, un bélier de trois ans, une tourterelle et une jeune colombe. » Abram prit tous ces animaux, les partagea en deux, et plaça chaque moitié en face de l’autre ; mais il ne partagea pas les oiseaux. Comme les rapaces descendaient sur les cadavres, Abram les chassa. Au coucher du soleil, un sommeil mystérieux tomba sur Abram, une sombre et profonde frayeur tomba sur lui. Après le coucher du soleil, il y eut des ténèbres épaisses. Alors un brasier fumant et une torche enflammée passèrent entre les morceaux d’animaux. Ce jour-là, le Seigneur conclut une alliance avec Abram en ces termes : « À ta descendance je donne le pays que voici, depuis le Torrent d’Égypte jusqu’au Grand Fleuve, l’Euphrate. »
Psaume
(Ps 26 (27), 1, 7-8, 9abcd, 13-14)
R/ Le Seigneur est ma lumière et mon salut. (Ps 26, 1a)
Le Seigneur est ma lumière et mon salut ;
de qui aurais-je crainte ?
Le Seigneur est le rempart de ma vie ;
devant qui tremblerais-je ?
Écoute, Seigneur, je t’appelle !
Pitié ! Réponds-moi !
Mon cœur m’a redit ta parole :
« Cherchez ma face. »
C’est ta face, Seigneur, que je cherche :
ne me cache pas ta face.
N’écarte pas ton serviteur avec colère :
tu restes mon secours.
J’en suis sûr, je verrai les bontés du Seigneur
sur la terre des vivants.
« Espère le Seigneur, sois fort et prends courage ;
espère le Seigneur. »
Deuxième lecture
« Le Christ transformera nos pauvres corps à l’image de son corps glorieux » (Ph 3, 17 – 4, 1)
Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Philippiens
Frères, ensemble imitez-moi, et regardez bien ceux qui se conduisent selon l’exemple que nous vous donnons. Car je vous l’ai souvent dit, et maintenant je le redis en pleurant : beaucoup de gens se conduisent en ennemis de la croix du Christ. Ils vont à leur perte. Leur dieu, c’est leur ventre, et ils mettent leur gloire dans ce qui fait leur honte ; ils ne pensent qu’aux choses de la terre. Mais nous, nous avons notre citoyenneté dans les cieux, d’où nous attendons comme sauveur le Seigneur Jésus Christ, lui qui transformera nos pauvres corps à l’image de son corps glorieux, avec la puissance active qui le rend même capable de tout mettre sous son pouvoir. Ainsi, mes frères bien-aimés pour qui j’ai tant d’affection, vous, ma joie et ma couronne, tenez bon dans le Seigneur, mes bien-aimés.
Évangile
« Pendant qu’il priait, l’aspect de son visage devint autre » (Lc 9, 28b-36)
Gloire au Christ, Parole éternelle du Dieu vivant. Gloire à toi, Seigneur. De la nuée lumineuse, la voix du Père a retenti :
« Celui-ci est mon Fils bien-aimé, écoutez-le ! » Gloire au Christ, Parole éternelle du Dieu vivant. Gloire à toi, Seigneur. (cf. Mt 17, 5)
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
En ce temps-là, Jésus prit avec lui Pierre, Jean et Jacques, et il gravit la montagne pour prier. Pendant qu’il priait, l’aspect de son visage devint autre, et son vêtement devint d’une blancheur éblouissante. Voici que deux hommes s’entretenaient avec lui : c’étaient Moïse et Élie, apparus dans la gloire. Ils parlaient de son départ qui allait s’accomplir à Jérusalem. Pierre et ses compagnons étaient accablés de sommeil ; mais, restant éveillés, ils virent la gloire de Jésus, et les deux hommes à ses côtés. Ces derniers s’éloignaient de lui, quand Pierre dit à Jésus : « Maître, il est bon que nous soyons ici ! Faisons trois tentes : une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie. » Il ne savait pas ce qu’il disait. Pierre n’avait pas fini de parler, qu’une nuée survint et les couvrit de son ombre ; ils furent saisis de frayeur lorsqu’ils y pénétrèrent. Et, de la nuée, une voix se fit entendre : « Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai choisi : écoutez-le ! » Et pendant que la voix se faisait entendre, il n’y avait plus que Jésus, seul. Les disciples gardèrent le silence et, en ces jours-là, ils ne rapportèrent à personne rien de ce qu’ils avaient vu.
Patrick BRAUD