L'homélie du dimanche (prochain)

28 mai 2023

Trinité : quelle sera votre porte d’entrée ?

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Trinité : quelle sera votre porte d’entrée ?

Homélie pour le Dimanche de la fête de la Trinité / Année A
04/06/2023

Cf. également :
La structure trinitaire de l’eucharistie
La Trinité est notre programme social

Trinité économique, Trinité immanente
Les trois vertus trinitaires
Vivre de la Trinité en nous
La Trinité, icône de notre humanité
L’Esprit, vérité graduelle
Trinité : Distinguer pour mieux unir
Trinité : ne faire qu’un à plusieurs
Les bonheurs de Sophie
Trinité : au commencement est la relation
La Trinité en actes : le geste de paix
La Trinité et nous

Sur les chemins noirs
Sur les chemins noirs
Le film sorti en mars 2023 adapte à l’écran le roman éponyme de Sylvain Tesson, sorti en 2016. On y suit la marche en travers de la France d’un homme qui a vu sa vie basculer, littéralement, après une chute d’un balcon d’immeuble lors d’une soirée parisienne trop arrosée… Fracassé de partout, le corps en miettes, il voit également voler en éclats son couple, son mode de vie de bobo parisien gâté, superficiel et léger… Plusieurs mois de marche seront pour lui comme un reset informatique : il cherche à se retrouver lui-même en se perdant sur des chemins qui n’existent plus sur les cartes, les fameux chemins noirs qui pourtant permettent de traverser la France dans toute la splendeur de ses paysages sauvages.

On retrouve dans son livre nombre des motivations de ceux qui prennent la route pour marcher, dans une sorte de pèlerinage sans transcendance.
Sylvain Tesson voulait :
- réparer son corps fracturé en miettes. La marche serait une guérison.
- fuir le progrès technique envahissant, et retrouver la belle France loin des artifices
- surmonter le deuil de sa mère qui visiblement l’obsédait depuis longtemps
- redevenir libre, quitte à provoquer le départ de sa compagne d’avant
- écrire, écrire, jour après jour, comme les Pères Blancs en Afrique tenaient leur diaire en notant soigneusement les évènements et ce que cela leur s’inspirait
- refaire à l’envers l’itinéraire de sa vie (les flash-backs sont omniprésents), comme si la réparation du corps nourrissait la réparation de l’esprit
- partager un bout de route avec sa sœur, un ami, des inconnus croisés sur les chemins noirs pendant quelques jours…
Jean Dujardin est comme d’habitude formidable dans ce film. Le rythme en est très lent, rempli des méditations métaphysiques et philosophiques de l’auteur, un brin intello donc malgré les paysages superbes traversés (du Mercantour à La Hague). Il en bave, littéralement (crise d’épilepsie en route !), mais il s’accroche…

Ils sont des milliers comme Sylvain Tesson à marcher sur des chemins intérieurs inconnus, tout en se dirigeant vers Saint-Jacques-de-Compostelle, ou Rome ou Jérusalem, ou tout simplement le long des côtes et des forêts. Ils sont les vivants témoins d’une aspiration spirituelle que la vie artificielle des villes et leur confort ne peut combler. Ces aventuriers des profondeurs intimes n’iront pas forcément chercher du côté des grandes religions ou institutions officielles. Mais ils sont mus par un dynamisme plus grand qu’eux-mêmes. Dieu serait peut-être un trop gros mot pour eux, alors que la dimension spirituelle leur est familière. Liturgie, rituels, Églises ou Évangile ne sont pas dans leur référentiel, mais la contemplation, l’émotion devant l’harmonie du monde et la communion avec lui font bien partie de leur démarche.

En cette fête de la Trinité, célébrer le Dieu Un en trois personnes peut nous inviter à distinguer différents portes d’entrée dans le mystère. Qui pourrait prétendre le posséder tout entier ? Il faut bien cheminer vers l’au-delà de tout. Et l’entrée est différente pour chacun, comme les 12 portes de la Jérusalem céleste.

 

1. Entrer en Dieu par l’intériorité
Trinité 3 portes d'entrée Esprit
C’est la voie de Sylvain Tesson sur les chemins noirs du Mercantour au Cotentin. C’est sans doute la vision privilégiée pour bon nombre de nos contemporains en Europe. Lassés de la transcendance des pouvoirs autoritaires non démocratiques, méfiants envers les récupérations de toutes sortes, ils cherchent une réconciliation intérieure, une unité personnelle, une harmonie avec l’univers. L’hypersensibilité écologique actuelle - qui se traduit chez les jeunes par une surprenante éco-anxiété presque pathologique - remet à l’honneur des thèmes qui ont bien des résonances avec le patrimoine monastique, mystique et patristique chrétien. Ainsi la communion avec la nature, la continuité du vivant, le respect de toute forme d’existence, l’intuition d’un ordre naturel à préserver, la redécouverte d’une sobriété presque franciscaine etc.

Les discours souvent nébuleux des gourous en développement personnel et autres  techniques de bien-être reprennent sans le savoir des éléments de la spiritualité des Pères du désert, de la mystique rhénane, des béguines du Nord ou des grandes figures de l’aventure intérieure chrétienne (la nuit de la foi de Saint Jean de la Croix, le château de l’âme de Thérèse d’Avila, la petite voie de l’enfance de Thérèse de Lisieux, la sobriété heureuse de François d’Assise etc…).

Ces courant de quête intérieure ne signeraient pas forcément pour être appelés « spirituels ». Pourtant, c’est bien l’Esprit de Dieu qui suscite en eux inquiétude, soif d’absolu, désir d’unité et recherche d’harmonie. Car l’Esprit est l’unité des Trois, et la communion qu’il réalise entre le Père et le Fils est l’autre nom de l’harmonie dont ont soif les marcheurs sur les chemins noirs.

C’est le même Esprit qui affleure à la surface d’une émotion musicale, ou plus largement artistique. L’art a cette capacité de bouleverser les certitudes, de laisser transparaître l’infini, d’annoncer qu’il y a en l’homme et autour de lui de l’infiniment grand.

C’est l’Esprit encore qui est à l’œuvre dans la rationalité si pointue de nos technologies récentes. Les meilleurs physiciens vous le diront : les sciences du XXI° siècle réintroduisent de la liberté, de l’imprévisible, de l’étonnement et même de l’émerveillement devant le réel plus complexe que nos représentations, jouant à cache-cache avec nous comme Dieu avec Élie sur le mont Carmel.

Ajoutons que cette porte d’entrée en Dieu qu’est la spiritualité sous toutes ses formes a  l’immense mérite aujourd’hui d’être féminine. En effet, l’intériorité, la communion, le ‘care’, l’accueil au lieu de la prédation, tout cela relève d’une symbolique plutôt féminine. Et en hébreu, n’oublions jamais que l’Esprit est féminin : la « Ruah YHWH » – souffle divin – est répandue sur toute chair et informe la vie de Dieu en chacun.

Enfin, nul doute que l’évangélisation des immenses Inde et Chine devra mettre en avant cette porte d’entrée spirituelle : les sagesses millénaires de ces deux tiers de l’humanité sont comme des préparations évangéliques sur lesquelles planter, semer et récolter.

 

2. Entrer en Dieu par la fraternité
Trinité 3 portes d'entrée FilsCette porte d’entrée est plus familière aux générations de la deuxième moitié du siècle dernier. C’est celle des combats pour la justice sociale dans lesquels nous avons vu le Royaume de Dieu se rapprocher. C’est celle de la fraternité universelle, que la mondialisation libérale a trahie mais dont le rêve ne peut pas disparaître. C’est la voie royale de tous ceux que la figure historique du Christ éblouit par son audace, son humanité, son courage, sa vérité anthropologique. On espère toujours des prophètes pour notre temps, et les Évangiles n’ont rien perdu de cette force prophétique-là, capable de renverser les puissants de leur trône et d’élever les humbles. En Jésus de Nazareth, l’amour du prochain conduit à l’amour de Dieu et réciproquement.

La compassion sociale, les combats pour le logement, la santé, la dignité des plus pauvres etc. sont toujours portés à bout de bras par les innombrables associations chrétiennes. Même l’État-providence doit reconnaître que ce souci du vivre ensemble lui a en partie été légué par le christianisme, qui parle du sacrement du frère indissociable de celui de l’autel.

L’aspiration à la fraternité est universelle. Elle est le signe de notre vocation à nous retrouver tous en Christ : faire corps avec lui nous rend solidaires les uns des autres, et réciproquement.

Entrer en Dieu par la fraternité demeure le tapis rouge déroulé sous les pieds de ceux qui se battent pour l’homme, tout l’homme, tous les hommes.

 

3. Entrer en Dieu par la transcendance
Trinité 3 portes d'entrée PèreC’est la porte d’entrée traditionnelle des civilisations antiques. Fascinées par le soleil, la foudre ou la puissance vitale, les religions d’autrefois situaient les dieux au-dessus, dans un autre monde, plus grands que l’homme. Les monothéismes ont canalisé cette peur du sacré,  et le judaïsme a consacré Dieu comme le Tout-autre, l’ineffable, le plus grand que tout, celui dont on ne peut prononcer le nom : YHWH. L’islam a repris cette proclamation du Dieu unique, en l’appauvrissant quelque peu puisque l’Esprit de Dieu de la Genèse – la Ruah YHWH - n’est plus connue dans le Coran.

La grandeur de la Création, de l’esprit humain, les merveilles de l’infiniment grand comme de l’infiniment petit sont encore en Occident des voies d’initiation au divin. L’homme passe l’homme, disait Pascal : l’humanisme occidental n’en finit pas de s’émerveille de la grandeur de l’esprit humain. Et les scientifiques pointant leurs télescopes vers l’origine de l’univers  où explorant les interactions quantiques en ressortent troublés, interrogatifs : d’où vient la grandeur de ce qui nous entoure ?

Transcendance, altérité, différence : tous ceux qui sont sensibles à ces dimensions du vivant, du réel, ne sont pas loin de découvrir le Dieu-Père de la Bible, irréductible à toute projection humaine, si grand et pourtant si proche…

 

Trois accès à la déité
Ces 3 portes d’entrée conduisent, par des chemins différents, à expérimenter peu à peu la vie de Dieu, la vie en Dieu. Ce que les orthodoxes appellent la divinisation, selon la belle définition de Pierre : « de la sorte nous sont accordés les dons promis, si précieux et si grands, pour que, par eux, vous deveniez participants de la nature divine » (2P 1,4).

Au XIV° siècle, Maître Eckhart a proposé d’appeler déité ce fonds commun aux 3 personnes de la Trinité. La déité est la nature divine, faite de communion, d’amour, de relation, qui unit le Père et le Fils dans le baiser commun de l’Esprit [1]. La déité est la présence de Dieu en nous, qui nous permet de participer à la vie divine et de devenir un avec lui.

On peut risquer alors une schématisation d’ensemble des 3 accès à la déité évoqués plus haut :

Trinité 3 portes d'entrée

Bien sûr, il faudrait également explorer les interactions entre ces 3 chemins, car celui qui avance sur une de ces voies se rapproche nécessairement des deux autres. L’Esprit nous révèle le Père qui nous dévoile le Fils. Le Fils n’est rien sans son Père, et l’Esprit est commun aux deux etc.

Il nous suffit pour ce dimanche de méditer sur notre propre perception de la Trinité : à quelle dimension parmi les 3 suis-je le plus sensible ? Comment m’ouvrir aux deux autres ?
Et pour mes proches, ceux dont je suis responsable : quelle porte leur ouvrir ? Comment me mettre au service de leur chemin à eux vers Dieu, qui n’est pas le mien ?

 


[1]. En islam, la notion de déité est exprimée à travers le concept de tawhid, qui se traduit littéralement par « unicité » ou « unité ». Tawhid est considéré comme le fondement de la foi islamique, et il affirme que Dieu est un et unique, sans aucun associé ni égal. Ainsi, bien que le concept de déité ne soit pas explicitement utilisé en islam, le concept de tawhid exprime une notion similaire d’une réalité divine unique et absolue, qui est au-dessus de tout ce qui existe et qui est la source de toute création.

 


LECTURES DE LA MESSE

PREMIÈRE LECTURE
« Le Seigneur, le Seigneur, Dieu tendre et miséricordieux » (Ex 34, 4b-6.8-9)

Lecture du livre de l’Exode
En ces jours-là, Moïse se leva de bon matin, et il gravit la montagne du Sinaï comme le Seigneur le lui avait ordonné. Il emportait les deux tables de pierre. Le Seigneur descendit dans la nuée et vint se placer là, auprès de Moïse. Il proclama son nom qui est : LE SEIGNEUR. Il passa devant Moïse et proclama : « LE SEIGNEUR, LE SEIGNEUR, Dieu tendre et miséricordieux, lent à la colère, plein d’amour et de vérité. » Aussitôt Moïse s’inclina jusqu’à terre et se prosterna. Il dit : « S’il est vrai, mon Seigneur, que j’ai trouvé grâce à tes yeux, daigne marcher au milieu de nous. Oui, c’est un peuple à la nuque raide ; mais tu pardonneras nos fautes et nos péchés, et tu feras de nous ton héritage. »

CANTIQUE
(Dn 3, 52, 53, 54, 55, 56)
R/ À toi, louange et gloire éternellement ! (Dn 3, 52)

Béni sois-tu, Seigneur, Dieu de nos pères : R/
Béni soit le nom très saint de ta gloire : R/
Béni sois-tu dans ton saint temple de gloire : R/

Béni sois-tu sur le trône de ton règne : R/
Béni sois-tu, toi qui sondes les abîmes : R/
Toi qui sièges au-dessus des Kéroubim : R/
Béni sois-tu au firmament, dans le ciel, R/

DEUXIÈME LECTURE
« La grâce de Jésus Christ, l’amour de Dieu et la communion du Saint-Esprit » (2 Co 13, 11-13)

Lecture de la deuxième lettre de saint Paul apôtre aux Corinthiens
Frères, soyez dans la joie, cherchez la perfection, encouragez-vous, soyez d’accord entre vous, vivez en paix, et le Dieu d’amour et de paix sera avec vous. Saluez-vous les uns les autres par un baiser de paix. Tous les fidèles vous saluent.
Que la grâce du Seigneur Jésus Christ, l’amour de Dieu et la communion du Saint-Esprit soient avec vous tous.

ÉVANGILE
« Dieu a envoyé son Fils, pour que, par lui, le monde soit sauvé » (Jn 3, 16-18)
Alléluia. Alléluia. Gloire au Père, et au Fils, et au Saint-Esprit : au Dieu qui est, qui était et qui vient ! Alléluia. (cf. Ap 1, 8)

Évangile de Jésus Christ selon saint Jean
Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais obtienne la vie éternelle. Car Dieu a envoyé son Fils dans le monde, non pas pour juger le monde, mais pour que, par lui, le monde soit sauvé. Celui qui croit en lui échappe au Jugement ; celui qui ne croit pas est déjà jugé, du fait qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu.
Patrick BRAUD

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13 septembre 2020

Dieu trop-compréhensible

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Dieu trop-compréhensible

Homélie pour le 25° Dimanche du temps ordinaire / Année A
20/09/2020

Cf. également :
Le contrat ou la grâce ?
Personne ne nous a embauchés
Les ouvriers de la 11° heure
Premiers de cordée façon Jésus
Un festin par-dessus le marché

« Ne cherche pas à comprendre… »
- « Tu ne peux pas comprendre. C’est un mystère ».
Cette réponse assénée avec autorité par ma prof de caté autrefois me laissait à chaque fois insatisfait. Comment ! ? Il n’y aurait rien à comprendre dans le mystère de la Trinité ? dans le mystère eucharistique ? Dieu serait-il incompréhensible ? L’intelligence humaine devrait-elle abdiquer pour être capable d’adorer le Créateur ?

Une lecture trop rapide des textes de ce dimanche pourrait conforter ceux qui veulent ainsi mettre Dieu hors d’atteinte de l’homme.
Isaïe ne fait-il pas dire à Dieu : « Autant le ciel est élevé au-dessus de la terre, autant mes chemins sont élevés au-dessus de vos chemins, et mes pensées, au-dessus de vos pensées » ? C’est donc qu’il faudrait s’incliner sans comprendre, se soumettre sans protester ?
Et Matthieu ne décrit-il pas un patron incompréhensible qui paye les ouvriers de la onzième heure autant que ceux de la première ? Une telle injustice serait à mettre uniquement sur le compte du bon vouloir patronal qui fait ce qu’il veut sans avoir de comptes à rendre à personne : « n’ai-je pas le droit de faire ce que je veux de mes biens » ?

 

La dérive du Mektoub
Le durcissement de ce genre d’argumentation a déjà fait tant de dégâts par le passé ! Au nom de la transcendance divine, on a casé Dieu dans les failles de la raison, en se disant que là au moins il serait à l’abri. Jusqu’à justifier l’injustifiable : ‘si Dieu permet le malheur innocent, c’est qu’il a ses raisons ; si nous ne comprenons pas son action, c’est normal et il n’y a qu’à accepter, car Dieu est plus grand que nous’. On n’est pas loin du Mektoub musulman, c’est-à-dire de l’idée que la soumission au destin décidé par Dieu est la seule voie possible, sans pouvoir ni le comprendre ni le maîtriser. Dire que Dieu est incompréhensible conduit la plupart du temps à la résignation et au fatalisme. Et cela fournit à l’homme de beaux motifs de révolte. La controverse sur le tremblement de terre de Lisbonne au XVIII° siècle en est un bon exemple. Voltaire fournira dans son pamphlet une base solide à l’athéisme européen des siècles suivants. Le premier novembre 1755 en effet, le tremblement de terre de Lisbonne avec ses 30 000 morts provoque un choc considérable sur la sensibilité philosophique du XVIII° siècle et Voltaire, en particulier, restera obsédé par cette catastrophe. À ce moment-là, Voltaire s’éloigne définitivement des théories optimistes (Leibniz : « tout est bien » car Dieu organise « le meilleur des mondes possibles » même si nous ne comprenons rien à sa sagesse). Il ne supporte plus que l’on cherche à nier le mal ou à la justifier par l’incompréhensibilité divine.

Poème sur le désastre de LisbonnePOÈME sur le DÉSASTRE DE LISBONNE ou EXAMEN DE CET AXIOME : ‘TOUT EST BIEN’.

Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,
Direz-vous : « C’est l’effet des éternelles lois
Qui d’un Dieu libre et bon nécessitent le choix ? »
[…]
« Tout est bien, dites-vous, et tout est nécessaire. »
[…]
Ou l’homme est né coupable, et Dieu punit sa race,
Ou ce maître absolu de l’être et de l’espace,
Sans courroux, sans pitié, tranquille, indifférent,
De ses premiers décrets suit l’éternel torrent.

Loger Dieu dans les trous de notre connaissance, c’est le condamner à reculer à chaque fois que celle-ci avance. Autrefois, on organisait des rogations grandioses pour demander la pluie à Dieu lors d’une sécheresse : qui oserait le faire en France aujourd’hui (à part une poignée de catholiques traditionnels) ? Autrefois on croyait que les médailles miraculeuses épargnaient du choléra et de la peste : qui serait assez fou pour remplacer le masque par une médaille en période de Covid ? Récemment, certains essayaient de sauver Dieu-créateur en le mettant dans le big-bang, ou bien juste avant : mais si le big-bang s’avère n’être lui-même que la suite logique d’un big Crunch antérieur (Stephen Hawking), va-t-on déplacer encore l’acte créateur de quelques milliards d’années en arrière ? Et puis, comment pourrait-on renoncer à comprendre la Shoah et l’horreur des milliers de morts du XX° siècle sous prétexte que « les voies de Dieu sont impénétrables » ?

Si l’on en revient à nos lectures de ce dimanche, elles n’appellent pas à la grandeur de Dieu pour justifier l’injustifiable, mais au contraire pour justifier l’infinie miséricorde divine qui n’a rien à voir avec la vengeance ou même la justice humaines. Le chapitre 55 du livre d’Isaïe est situé entre la déclaration d’amour du Seigneur à Jérusalem pour la restaurer après l’Exil (chapitre 54) et la promesse d’y accueillir même les étrangers non juifs lorsqu’elle sera restaurée (chapitre 56) : les chemins de Dieu « qui ne sont pas comme ceux des hommes » sont donc des chemins de retour d’Exil et d’ouverture à l’universel, alors que les juifs désespéraient de revenir à Jérusalem, et qu’ils restaient encore fascinés par une identité fermée, excluant les étrangers de l’Alliance.

Quant à Mathieu et sa parabole des ouvriers de la 11° heure, il annonce une générosité divine certes surprenante – voire injuste – aux yeux des premiers, mais si bouleversante pour les derniers embauchés.

Dieu ne se révèle pas incompréhensible dans ces textes : il agit sans commune mesure avec nos raisonnements humains étriqués. Il est incommensurable plus qu’incompréhensible.

Au lieu d’opposer Dieu et raison, on devrait plutôt dire que Dieu est trop-compréhensible : plus je m’aventure en lui, plus je découvre qu’il y a bien plus encore à explorer. Dès que j’ai compris quelque chose de lui, je dois aussitôt le barrer ou le mettre de côté pour comprendre le contraire ou le tout autre. Les mystiques médiévaux ne témoignent-t-ils pas que Dieu est la coïncidence des contraires ? [1]

L’infinie distance entre Dieu et l’homme ne réside pas dans une impossibilité d’aller de l’un à l’autre (cf. l’échelle de Jacob), mais dans celle d’épuiser la richesse de l’un ou de l’autre. Ce n’est pas l’absurde ni l’incompréhensible qui caractérise Dieu, mais l’excès de signification, la plénitude de sens qui déborde toute théorie humaine sans pour autant la condamner.

 

La polysémie de l’Écriture
Prenons un exemple de cet excès de sens : la polysémie (pluralité de sens) de l’Écriture.
La parabole des ouvriers de la 11° heure peut donner lieu à une multitude d’interprétations. Si vous la lisez avec les lunettes de l’historien, vous y devinerez entre les lignes la situation au I° siècle des païens fraîchement convertis au Christ par rapport aux juifs devenus chrétiens : Mathieu demande qu’on les traite à égalité, alors que les juifs pourraient se targuer d’observer l’Alliance bien avant eux. Si vous chaussez les lunettes du psychologue, vous y lirez la chance de se convertir à tout âge de la vie. Qu’on soit baptisé à 20 ans ou à 70 ans ne confère aucun privilège ! On n’est jamais trop vieux pour rejoindre les ouvriers envoyés à la vigne. Si vous êtes moralistes, vous entendrez l’appel à résister à la jalousie, à la concupiscence qui est le vice faisant chuter les premiers en derniers. Au lieu de se réjouir du salaire des derniers, ils se comparent, ils veulent avoir plus, et cela les ferme à l’accueil du don qui leur est fait à eux aussi (la pièce d’argent). Si vous êtes économistes, vous serez sensibles à l’importance qu’a le travail ici pour humaniser le monde : le chômage est dégradant, et le maître de la vigne ne cesse de sortir de lui-même pour embaucher, ce qui est bien la responsabilité économique première. D’ailleurs, si vous êtes bibliste, ce verbe sortir résonnera en vous comme l’indice d’un Exode divin, d’un Exil où Dieu visite l’homme pour son salut, comme Moïse est sorti de son palais pour voir la misère de son peuple. Si vous êtes juriste, vous vous passionnez pour la dialectique du contrat et du don qui est à l’œuvre dans la parabole. Si vous êtes théologien, c’est la primauté de la grâce sur le droit qui nourrira votre méditation. Si vous êtes un peu tout cela et plus encore, alors vous n’en finirez pas d’explorer les harmoniques de ces quelques lignes vous ouvrant des perspectives de plus en plus vertigineuses.

Lire aux éclats par OuakninLes rabbins parlent d’une lecture infinie de la Torah parce qu’aucune interprétation ne peut prétendre enclore l’intégralité de sa richesse, et parce que plusieurs interprétations apparemment contradictoires peuvent coexister. L’évêque Grégoire de Nysse (IV° siècle) prolongeait cette intuition de la nécessaire polysémie de l’Écriture en la comparant à une source inépuisable :

Celui qui obtient en partage une de ces richesses ne doit pas croire qu’il y a seulement, dans la parole de Dieu, ce qu’il y trouve. Il doit comprendre au contraire qu’il a été capable d’y découvrir une seule chose parmi bien d’autres. Enrichi par la parole, il ne doit pas croire que celle-ci est appauvrie ; incapable de l’épuiser, qu’il rende grâce pour sa richesse. Réjouis-toi parce que tu es rassasié, mais ne t’attriste pas de ce qui te dépasse. Celui qui a soif se réjouit de boire, mais il ne s’attriste pas de ne pouvoir épuiser la source. Que la source apaise ta soif, sans que ta soif épuise la source. Si ta soif est étanchée sans que la source soit tarie, tu pourras y boire à nouveau, chaque fois que tu auras soif. Si au contraire, en te rassasiant, tu épuisais la source, ta victoire deviendrait ton malheur.

Rends grâce pour ce que tu as reçu et ne regrette pas ce qui demeure inutilisé. Ce que tu as pris et emporté est ta part ; mais ce qui reste est aussi ton héritage. Ce que tu n’as pas pu recevoir aussitôt, à cause de ta faiblesse, tu le recevras une autre fois, si tu persévères. N’aie donc pas la mauvaise pensée de vouloir prendre d’un seul trait ce qui ne peut être pris en une seule fois ; et ne renonce pas, par négligence, à ce que tu es capable d’absorber peu à peu. » Grégoire de Nysse (Homélie sur le Cantique des Cantiques)

Dieu trop-compréhensible est à l’image de cette source : plus on vient y boire, plus elle étanche notre soif, et plus elle suscite en nous d’autres soifs, d’autres désirs, et ceci à l’infini… Ainsi, « de commencements en commencements, par d’éternels commencements qui n’auront jamais de fin » (Grégoire de Nysse), nous pourrons sans cesse entrer dans le mystère de Dieu qui se révèle toujours plus grand que ce que nous aurons commencé à comprendre de lui.

 

Les noms divins
Un autre indice de l’excès du compréhensible en Dieu est la multitude des noms divins dans la Bible : « Adonaï » ; « Elohim » ; El Shaddai ; ‘El ‘Elyôn. Il est également « Sabaoth », « le Saint », « le Rocher », « l’Éternel », Berger, Justice, Amour, Père…

Pourtant, Moïse nous a appris à ne pas prononcer le Nom de Dieu, le Tétragramme : YHWH. Pour justement préserver sa transcendance, son altérité radicale. C’est donc qu’il nous faut à la fois accueillir Dieu comme le Tout-Autre et décliner son infinie différence en des termes familiers. Le Coran a précieusement recueilli cette tradition juive en égrenant le chapelet des 99 noms d’Allah tout en proclamant qu’il est l’Unique, au-dessus de tout. Quant aux chrétiens, ils reconnaissent en Jésus ce Dieu caché ; ils contemplent dans le crucifié le Père invisible ; ils croient que cet homme est le médiateur par qui nous pouvons communier avec Dieu en plénitude.

Dire que Dieu est trop-compréhensible n’est pas le rabaisser à ce que l’homme pourrait connaître de lui, ni lui enlever son caractère caché et ineffable. Car son incompréhensibilité réside justement dans le fait qu’il suscite une infinité de compréhensions possibles tout en les excédant toutes. Il est bien « l’Au-delà de tout » (Grégoire de Naziance), mais tout nous parle de lui.

Dieu est dans l’excès, toujours offert, jamais atteint ; toujours désiré, jamais possédé ; incompréhensible et compréhensible à la fois.

St Anselme plaidait pour que l’intelligence puisse rendre raison de la foi : « fides quaerens intellectum », et St Augustin pour que les deux quêtes humaines fassent système : « croire pour comprendre et comprendre pour croire ».

Loin d’éteindre l’intelligence humaine, le mystère qu’est Dieu la stimule et lui ouvre des horizons reculant sans cesse.

 

La quête inachevée de la science (et de l’amour)
Karl Popper: La quete inacheveeUne autre piste pour évoquer l’excès du compréhensible en Dieu est le mouvement même de la science moderne. Karl Popper (1902-1994) a bien montré que la recherche scientifique est par nature inachevée, car le réel excède toujours les représentations scientifiques. Les plus belles théories seront tôt ou tard contestées et remplacées par d’autres, plus puissantes. Une fois un problème résolu, éventuellement par une théorie, « nous nous efforçons aussi de prévoir les nouveaux problèmes que soulève notre théorie ». Et, ajoute-t-il, « la tâche est infinie et ne peut jamais être achevée ». Les théories progressent grâce à un jeu de tests sévères qui éliminent les fausses théories. La nouvelle théorie est celle qui résiste le mieux, provisoirement, à ces tests expérimentaux. Elle a un pouvoir explicatif plus grand que l’ancienne, qu’elle inclut d’ailleurs en temps qu’approximation (ex : Einstein incluant Newton). La science ne peut atteindre la vérité. Toute théorie est provisoire : c’est une quête inachevée de la vérité. La science vise certes la réalité des choses, mais elle ne peut donner qu’une approximation de la réalité. Elle indique avec certitude ce qui est faux, mais non ce qui est vrai.
Thomas Kühn (1922-1996) a mis en évidence les changements de paradigmes qui permettent d’élargir ou de changer radicalement notre vision du monde, de Newton à Einstein, de Maxwell à Planck…
Nul scientifique n’oserait plus affirmer aujourd’hui ce que le chimiste Berthelot fanfaronnait au XIX° siècle :« le monde est désormais sans mystère ». Au contraire, la science se fait humble, sachant qu’elle ne sait pas grand-chose, et que toute découverte soulève cent questions encore plus passionnantes !

La quête inachevée qu’est la science par nature nous donne alors une idée de ce qu’est la vie en Dieu : de trouvailles en découvertes, d’inventions géniales en progrès fulgurants, le mouvement de la quête scientifique vers le réel ressemble étrangement au mouvement de ceux qui cherchent Dieu de l’intérieur, le comprenant toujours plus tout en voyant leur ignorance s’accroître sans cesse…

C’est également le mouvement de la bien-aimée en quête de son bien-aimé dans le Cantique des cantiques… 

« Mes pensées ne sont pas vos pensées, mes chemins ne sont pas vos chemins » : que l’Esprit du Christ mette nos pas sur les chemins de Dieu, et nous deviendrons des pèlerins du trop-compréhensible

 


[1]coincidentia oppositorum (Nicolas de Cues ; 1401 – 1464). Selon lui, en passant à la limite, la raison est obligée de changer de régime, en passant du principe de non-contradiction à celui de la « coïncidence des opposés ». Un polygone inscrit dans un cercle finit par exemple par devenir le cercle lui-même, et donc une figure sans côté (un non-polygone), à mesure que le nombre de côtés augmente (quadrature du cercle). Dieu se conçoit comme fin infinie, limite illimitée, distinction indistincte, la coincidentia oppositorum ouvrant, seule, la voie d’accès à l’infini.

 

LECTURES DE LA MESSE

PREMIÈRE LECTURE
« Mes pensées ne sont pas vos pensées » (Is 55, 6-9)

Lecture du livre du prophète Isaïe

Cherchez le Seigneur tant qu’il se laisse trouver ;invoquez-le tant qu’il est proche.Que le méchant abandonne son chemin,et l’homme perfide, ses pensées !Qu’il revienne vers le Seigneurqui lui montrera sa miséricorde,vers notre Dieuqui est riche en pardon.Car mes pensées ne sont pas vos pensées,et vos chemins ne sont pas mes chemins,oracle du Seigneur.Autant le ciel est élevé au-dessus de la terre,autant mes chemins sont élevés au-dessus de vos chemins,et mes pensées, au-dessus de vos pensées.

 

PSAUME
(Ps 144 (145), 2-3, 8-9, 17-18)
R/ Proche est le Seigneur de ceux qui l’invoquent. (cf. Ps 144, 18a)

Chaque jour je te bénirai,
je louerai ton nom toujours et à jamais.
Il est grand, le Seigneur, hautement loué ;
à sa grandeur, il n’est pas de limite.

Le Seigneur est tendresse et pitié,
lent à la colère et plein d’amour ;
la bonté du Seigneur est pour tous,
sa tendresse, pour toutes ses œuvres.

Le Seigneur est juste en toutes ses voies,
fidèle en tout ce qu’il fait.
Il est proche de tous ceux qui l’invoquent,
de tous ceux qui l’invoquent en vérité.

DEUXIÈME LECTURE
« Pour moi, vivre c’est le Christ » (Ph 1, 20c-24.27a)

Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Philippiens

Frères,soit que je vive, soit que je meure,le Christ sera glorifié dans mon corps.En effet, pour moi, vivre c’est le Christ,et mourir est un avantage.Mais si, en vivant en ce monde,j’arrive à faire un travail utile,je ne sais plus comment choisir.Je me sens pris entre les deux :je désire partirpour être avec le Christ,car c’est bien préférable ;mais, à cause de vous, demeurer en ce mondeest encore plus nécessaire.
Quant à vous,ayez un comportement digne de l’Évangile du Christ.

ÉVANGILE
« Ton regard est-il mauvais parce que moi, je suis bon ? » (Mt 20, 1-16)
Alléluia. Alléluia.La bonté du Seigneur est pour tous,sa tendresse, pour toutes ses œuvres :tous acclameront sa justice.Alléluia. (cf. Ps 144, 9.7b)

Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
En ce temps-là,Jésus disait cette parabole à ses disciples :« Le royaume des Cieux est comparableau maître d’un domaine qui sortit dès le matinafin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne.Il se mit d’accord avec eux sur le salaire de la journée :un denier, c’est-à-dire une pièce d’argent,et il les envoya à sa vigne.Sorti vers neuf heures,il en vit d’autres qui étaient là, sur la place, sans rien faire.Et à ceux-là, il dit :Allez à ma vigne, vous aussi,et je vous donnerai ce qui est juste.’Ils y allèrent.Il sortit de nouveau vers midi, puis vers trois heures,et fit de même.Vers cinq heures, il sortit encore,en trouva d’autres qui étaient là et leur dit :Pourquoi êtes-vous restés là,toute la journée, sans rien faire ?’Ils lui répondirent :Parce que personne ne nous a embauchés.’Il leur dit :Allez à ma vigne, vous aussi.’
Le soir venu,le maître de la vigne dit à son intendant :Appelle les ouvriers et distribue le salaire,en commençant par les dernierspour finir par les premiers.’Ceux qui avaient commencé à cinq heures s’avancèrentet reçurent chacun une pièce d’un denier.Quand vint le tour des premiers,ils pensaient recevoir davantage,mais ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce d’un denier.En la recevant,ils récriminaient contre le maître du domaine :Ceux-là, les derniers venus, n’ont fait qu’une heure,et tu les traites à l’égal de nous,qui avons enduré le poids du jour et la chaleur !’Mais le maître répondit à l’un d’entre eux :Mon ami, je ne suis pas injuste envers toi.N’as-tu pas été d’accord avec moi pour un denier ?Prends ce qui te revient, et va-t’en.Je veux donner au dernier venu autant qu’à toi :n’ai-je pas le droit de faire ce que je veux de mes biens ?Ou alors ton regard est-il mauvaisparce que moi, je suis bon ?’
C’est ainsi que les derniers seront premiers,et les premiers seront derniers. »
 Patrick BRAUD

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