La coutume sans la vérité est une vieille erreur
La coutume sans la vérité est une vieille erreur
Homélie pour le 22° dimanche du temps ordinaire / Année B
02/09/2018
Cf. également :
Quel type de pratiquant êtes-vous ?
L’événement sera notre maître intérieur
Si vous allez un jour à Jérusalem, ne manquez pas de passer par le quartier des hassidims. Ces juifs ultra-orthodoxes sont facilement reconnaissables : ils portent des toques de fourrure par 30° à l’ombre, les cheveux en papillotes, des châles de prière sous le pantalon dont le nombre de nœuds évoque le Nom de Dieu. Ils respectent le shabbat à la lettre, embrassent la mézouza sur le linteau de leur porte avant de rentrer chez eux etc. Quelques centaines de mètres plus loin, vous verrez les Arabes musulmans enlever leurs chaussures et faire leur ablutions rituelles pour entrer dans la mosquée. Et autour du tombeau du Christ, vous verrez toutes les confessions chrétiennes étaler leurs différences en rivalisant de dorures, d’habits somptueux, de signes de croix de gauche à droite ou de droite à gauche ou sans signe de croix etc.
DISTINGUER LA TRADITION DES TRADITIONS
De tous temps, les religions ont multiplié les coutumes à observer. Autour de leur noyau central, les siècles ont déposé mille et une habitudes pieuses comme la mer a déposé les sédiments sur fond de roche ou de sable. Beaucoup de ces coutumes sont belles et peuvent avoir un sens très profond. Elles ont aidé des générations en leur temps. Pourtant, le risque est grand qu’elles entourent le noyau central d’une telle gangue qu’il en devienne inatteignable.
C’est ce qui se passe avec les pharisiens et les scribes que Jésus connaît bien. Dans notre passage d’évangile (Marc 7, 1-23), ils se montrent tellement attachés aux ablutions rituelles en tout genre qu’ils sont choqués de la liberté des disciples ne se lavant pas les mains avant de passer à table. Jésus se met en colère contre eux, établissant une distinction fondatrice entre le commandement de Dieu et la tradition des hommes :
« Vous laissez de côté le commandement de Dieu, pour vous attacher à la tradition des hommes »,
faisant écho à l’ordre de Moïse dans notre première lecture (Dt 4, 1-2.6-8) :
« Vous n’ajouterez rien à ce que je vous ordonne, et vous n’y enlèverez rien ».
Au siècle dernier, le dominicain Yves-Marie Congar a étudié cette distinction essentielle entre la Tradition et les traditions [1]. Le Conseil Œcuménique des Églises reprend à son compte cette distinction :
« Par la Tradition nous entendons l’Évangile lui-même, transmis de génération en génération dans et par l’Église, Christ lui-même présent dans la vie de l’Église.
Par tradition nous désignons le processus de tradition.
Le terme traditions est utilisé dans deux sens : pour indiquer la diversité des formes d’expression et ce que nous appelons traditions confessionnelles (par exemple : la tradition luthérienne ou la tradition réformée). (…) Le mot apparaît aussi dans un autre sens, lorsque nous parlons de traditions culturelles. »
Conseil œcuménique des Églises, Commission Foi & constitution, 1963
La Tradition, c’est l’Esprit Saint lui-même révélant et transmettant à l’Église le cœur de la foi chrétienne : Jésus de Nazareth, prophète incomparable, mort par amour de tout homme, ressuscité par Dieu. Lui-même » transmet » à ses disciples la Révélation :
» Tout ce que J’ai entendu auprès de mon Père, Je vous l’ai fait connaître » (Jn 15,15).
Il ne parle pas de lui-même mais comme il l’a entendu, et l’Esprit Saint viendra confirmer la parole de Jésus ensemencée dans les cœurs.
Paul, qui n’a pas connu Jésus selon la chair, se réfère sans cesse à cet acte de transmission dont il a bénéficié :
» Pour moi, j’ai reçu du Seigneur ce que je vous ai transmis (paredôka) » (1 Cor 11,23).
» Je vous rappelle, frères, l’Évangile que je vous ai annoncé, que vous avez reçu … et par lequel vous êtes sauvés si vous le retenez tel que je vous l’ai annoncé. … Je vous ai transmis (paredôka) avant tout, comme je l’avais moi-même reçu (parelabon), que Christ est mort pour nos péchés…. » (1 Cor 15,1-3).
C’est le principe de la transmission de la foi. Paul n’a rien inventé, il a tout reçu du Seigneur et des Apôtres et à son tour il le transmet. C’est le début de la transmission de génération en génération de l’Évangile, donc de la Tradition ecclésiale.
LE TRADITIONALISME, PÉCHÉ CONTRE L’ESPRIT
Par nature, cette Tradition est vivante. Car l’Esprit ne cesse d’inspirer l’Église quelle que soit la période de son histoire. Vouloir la figer dans des coutumes immuables devenant plus importantes que tout, c’est cela le traditionalisme : une forêt d’arbres pétrifiés, un péché contre l’Esprit en refusant le renouvellement et l’actualisation qu’il suscite à chaque période. Le traditionalisme, c’est la vérité immobile. La Tradition, c’est l’Esprit à l’œuvre dans l’histoire.
Au III° siècle, dans sa querelle avec le pape Étienne, saint Cyprien de Carthage soulignait déjà que « la coutume sans la vérité est une vieille erreur » (Lettre 74,9).
Les traditions prennent le pas sur la Tradition quand les coutumes deviennent plus importantes que le cœur de la foi. Certains s’agenouillent pendant la prière eucharistique et vous foudroient du regard si vous osez rester debout. Ils ne savent pas que les premiers conciles interdisaient justement de s’agenouiller à ce moment-là, car c’est un geste de soumission que d’être à genoux alors qu’être debout est le geste de la résurrection, ce que produit justement la prière eucharistique en nous [2]… Il en est ainsi de beaucoup de coutumes inventées par les hommes, non dénuées de valeur tant qu’elles ne portent pas ombrage à l’essentiel de la foi : le chapelet (catholique), la vénération des icônes, la philocalie (orthodoxes), la communion sur la langue ou dans la main, au pain seulement ou sous les deux espèces, le célibat des prêtres, la langue liturgique (latin, grec, syriaque…), les habits des prêtres et des pasteurs, les pèlerinages, les processions, le calendrier liturgique… Toutes ces coutumes sont apparues pour répondre à des besoins précis, situés dans la géographie et le temps. Elles sont utiles et peuvent servir de portes d’entrée dans le mystère. Mais Jésus sait d’expérience qu’elles peuvent souvent prendre la place de l’essentiel.
Dans notre passage, le Christ fait d’ailleurs sauter la barrière entre le pur et l’impur qui tient encore aujourd’hui une place si importante dans le judaïsme et dans l’islam (obligation de manger kasher ou halal). Ne pas manger de porc ou de poisson sans écailles par exemple a pu être utile dans l’éducation du peuple, mais c’est désormais inutile. Les ablutions rituelles à la mosquée où avant de manger ne servent à rien, car « c’est du dedans (et non de l’extérieur), du cœur de l’homme, que sortent les pensées perverses ».
Jésus abolissait ainsi les coutumes alimentaires qui avaient aidé son peuple pendant des siècles.
C’étaient des traditions, au demeurant fort honorables, mais des traditions humaines qui s’effacent devant le Christ et son exigence d’authenticité intérieure. Il sait bien que les pharisiens et les scribes vont devenir ses ennemis à cause de cela. Car au passage il conteste leur pouvoir, celui de contrôler à leur avantage l’accomplissement de ces traditions purement humaines.
ÉCRITURE ET TRADITION
Les protestants disaient autrefois : « sola scriptura », et revendiquaient une Réforme où seul ce qui serait dans les Écritures devrait être reçu, à l’exception du reste (indulgences, purgatoire, papauté etc.). Depuis le XVI° siècle, elles ont fait un travail sur elles-mêmes et reconnaissent aujourd’hui qu’il y a une tradition réformée, comme il y a une tradition baptiste, évangélique, pentecôtiste etc.
Bien plus, l’Écriture elle-même est tradition, car c’est Israël et l’Église et non Dieu qui ont écrit ces textes, porteurs d’un mélange entre cultures et révélation, entre coutumes culturelles et foi monothéiste, entre traditions humaines et commandements de Dieu.
La question du Canon des Écritures le montre avec évidence : puisque la Bible ne dit pas quels sont les livres bibliques, c’est bien la tradition qui a retenu certains écrits comme canoniques et rejetés d’autres comme apocryphes ou hérétiques. Et du coup, la liste des livres de la Bible n’est pas la même d’une Église à l’autre ! La Tradition a fait la Bible comme la Bible continue à former la Tradition.
DE JÉSUS À THÉOPHILE : LE QUADRIPTYQUE
Le prologue de Luc explique très clairement comment Écritures et tradition sont indissolublement liées :
« Plusieurs ont entrepris de composer un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous, tels que nous les ont transmis ceux qui, dès le début, furent les témoins oculaires et sont devenus les serviteurs de la Parole.
C’est pourquoi j’ai décidé, moi aussi, après m’être informé soigneusement de tout depuis les origines, d’en écrire pour toi, cher Théophile, un exposé suivi, afin que tu te rendes bien compte de la solidité des enseignements que tu as reçus. » (Lc 1,1)
On distingue quatre moments successifs, de Jésus à Théophile, qui forment le quadriptyque suivant :
C’est donc que les événements autour de la personne de Jésus ont suivi ce cheminement de pensée, de parole, d’écriture, avant de pouvoir émouvoir le lecteur en bout de chaîne.
On le voit facilement : il n’y a pas d’événements bruts ou « objectifs ».
Il y a d’abord ce qui vient d’ailleurs : le mot événement (ex-venire en latin = venir d’ailleurs) suggère d’ailleurs une certaine transcendance, une altérité radicale, imprévue, imprévisible, non maîtrisable.
Il y a ensuite des témoins, et il en faut plusieurs parce qu’un seul ne peut tout dire, et parce que l’événement échappe toujours à ses interprétations ultérieures.
Ces témoins ruminent ce qui s’est passé (à l’image de Marie, « qui conservait toutes ces choses en son cœur ») et à partir de cette méditation inspirée « composent un récit ».
Ce récit circule par oral dans les communautés chrétiennes, et ces communautés en retour modifient, peaufinent, affinent le récit.
Vient alors à un rédacteur (ici Luc) qui, lui aussi « inspiré » par une force d’écriture et de discernement, va mettre des mots et risquer un texte sur l’événement.
La chaîne interprétative de l’événement ne s’arrête pas là : car le lecteur (ici Théophile) a lui aussi le pouvoir de faire vivre le texte reçu, pour qu’il devienne à nouveau une parole vivante pour lui et la communauté (c’est le rôle de l’homélie par exemple !).
À CHACUN DE JOUER !
Ne pas confondre la Tradition et les traditions demeurent un enjeu spirituel pour chacun de nous. Nous trouvons dans cette distinction assez de liberté pour respirer au large dans l’Église ainsi purifiée, et assez d’humilité pour ne pas prétendre vivre sa foi sans coutumes. Dès lors que nos traditions (locales, ecclésiales, familiales) sont ainsi relativisées, elles deviennent fort précieuses pour incarner notre foi dans notre histoire et notre corps.
À nous d’apprendre à distinguer le fruit de son écorce…
[1]. Y.M.J. CONGAR : La Tradition et les traditions. I. Essai historique. II. Essai théologique, Paris, Fayard, 1960 & 1963.
[2]. Cf. le canon n° 20 du 1° Concile de Nicée (325) : « Qu’il ne faut pas plier le genou aux jours de dimanche et au temps de la Pentecôte.
Comme quelques-uns plient le genou le dimanche et aux jours du temps de la Pentecôte, le saint concile a décidé que, pour observer une règle uniforme dans tous les diocèses, tous adresseront leur prières à Dieu en restant debout. »
Ainsi Tertullien: « Nous considérons comme une faute de jeûner ou de prier à genoux le Dimanche. Nous jouissons de ce même privilège depuis le jour de Pâque durant toute la Pentécostè » (De corona, 3). « Quant à nous, conformément à la tradition, nous devons nous abstenir, au jour de la Résurrection du Seigneur, non seulement de nous mettre à genoux, mais de toute attitude ou de tout geste qui traduirait le chagrin (…) Il en va de même pour le temps de la Pentécostè, qui est vécu dans la même joie festive » (De oratione, 23). De même, Irénée de Lyon estime que, pendant la Pentécostè, « nous ne nous mettons pas à genoux parce que cette fête a la même portée que le Jour du Seigneur », où cette interdiction est explicitement rappelée par Irénée.
Lectures de la messe
Première lecture
« Vous n’ajouterez rien à ce que je vous ordonne… vous garderez les commandements du Seigneur » (Dt 4, 1-2.6-8)
Lecture du livre du Deutéronome
Moïse disait au peuple : « Maintenant, Israël, écoute les décrets et les ordonnances que je vous enseigne pour que vous les mettiez en pratique. Ainsi vous vivrez, vous entrerez, pour en prendre possession, dans le pays que vous donne le Seigneur, le Dieu de vos pères. Vous n’ajouterez rien à ce que je vous ordonne, et vous n’y enlèverez rien, mais vous garderez les commandements du Seigneur votre Dieu tels que je vous les prescris. Vous les garderez, vous les mettrez en pratique ; ils seront votre sagesse et votre intelligence aux yeux de tous les peuples. Quand ceux-ci entendront parler de tous ces décrets, ils s’écrieront : ‘Il n’y a pas un peuple sage et intelligent comme cette grande nation !’ Quelle est en effet la grande nation dont les dieux soient aussi proches que le Seigneur notre Dieu est proche de nous chaque fois que nous l’invoquons ? Et quelle est la grande nation dont les décrets et les ordonnances soient aussi justes que toute cette Loi que je vous donne aujourd’hui ? »
Psaume
(Ps 14 (15), 2-3a, 3bc-4ab, 4d-5)
R/ Seigneur, qui séjournera sous ta tente ? (Ps 14, 1a)
Celui qui se conduit parfaitement,
qui agit avec justice
et dit la vérité selon son cœur.
Il met un frein à sa langue.
Il ne fait pas de tort à son frère
et n’outrage pas son prochain.
À ses yeux, le réprouvé est méprisable
mais il honore les fidèles du Seigneur.
Il ne reprend pas sa parole.
Il prête son argent sans intérêt,
n’accepte rien qui nuise à l’innocent.
Qui fait ainsi demeure inébranlable.
Deuxième lecture
« Mettez la Parole en pratique » (Jc 1, 17-18.21b-22.27)
Lecture de la lettre de saint Jacques
Mes frères bien-aimés, les présents les meilleurs, les dons parfaits, proviennent tous d’en haut, ils descendent d’auprès du Père des lumières, lui qui n’est pas, comme les astres, sujet au mouvement périodique ni aux éclipses. Il a voulu nous engendrer par sa parole de vérité, pour faire de nous comme les prémices de toutes ses créatures. Accueillez dans la douceur la Parole semée en vous ; c’est elle qui peut sauver vos âmes. Mettez la Parole en pratique, ne vous contentez pas de l’écouter : ce serait vous faire illusion. Devant Dieu notre Père, un comportement religieux pur et sans souillure, c’est de visiter les orphelins et les veuves dans leur détresse, et de se garder sans tache au milieu du monde.
Évangile
« Vous laissez de côté le commandement de Dieu, pour vous attacher à la tradition des hommes » (Mc 7, 1-8.14-15.21-23) Alléluia. Alléluia.
Le Père a voulu nous engendrer par sa parole de vérité, pour faire de nous comme les prémices de toutes ses créatures. Alléluia. (Jc 1, 18)
Évangile de Jésus Christ selon saint Marc
En ce temps-là, les pharisiens et quelques scribes, venus de Jérusalem, se réunissent auprès de Jésus, et voient quelques-uns de ses disciples prendre leur repas avec des mains impures, c’est-à-dire non lavées. – Les pharisiens en effet, comme tous les Juifs, se lavent toujours soigneusement les mains avant de manger, par attachement à la tradition des anciens ; et au retour du marché, ils ne mangent pas avant de s’être aspergés d’eau, et ils sont attachés encore par tradition à beaucoup d’autres pratiques : lavage de coupes, de carafes et de plats. Alors les pharisiens et les scribes demandèrent à Jésus : « Pourquoi tes disciples ne suivent-ils pas la tradition des anciens ? Ils prennent leurs repas avec des mains impures. » Jésus leur répondit : « Isaïe a bien prophétisé à votre sujet, hypocrites, ainsi qu’il est écrit : Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi. C’est en vain qu’ils me rendent un culte ; les doctrines qu’ils enseignent ne sont que des préceptes humains. Vous aussi, vous laissez de côté le commandement de Dieu, pour vous attacher à la tradition des hommes. »
Appelant de nouveau la foule, il lui disait : « Écoutez-moi tous, et comprenez bien. Rien de ce qui est extérieur à l’homme et qui entre en lui ne peut le rendre impur. Mais ce qui sort de l’homme, voilà ce qui rend l’homme impur. »
Il disait encore à ses disciples, à l’écart de la foule : « C’est du dedans, du cœur de l’homme, que sortent les pensées perverses : inconduites, vols, meurtres, adultères, cupidités, méchancetés, fraude, débauche, envie, diffamation, orgueil et démesure. Tout ce mal vient du dedans, et rend l’homme impur. »
Patrick BRAUD