L'homélie du dimanche (prochain)

16 juin 2024

Meunier, tu dors ?

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Meunier, tu dors ?

 

Homélie pour le 12° Dimanche du Temps ordinaire / Année B 

24/06/24

 

Cf. également :

Jesus, don’t you care ?

Passage obligé 

Le dedans vous attend dehors

Le pourquoi et le comment

Qui a piqué mon fromage ?
L’amour du prochain et le « care »
La croissance illucide


Meunier, tu dors ?

Les enfants d’aujourd’hui chantent-ils encore la comptine que des générations avant eux connaissaient par cœur ?

Meunier tu dorsR/ Meunier tu dors, ton moulin, ton moulin va trop vite

Meunier tu dors, ton moulin, ton moulin va trop fort

 

Meunier tu dors, et le vent souffle souffle

Meunier tu dors, et le vent souffle fort

Les nuages, les nuages viennent vite,

Et l’orage et l’orage gronde fort !

Les nuages, les nuages viennent vite,

Et l’orage et l’orage gronde fort !

Le vent du Nord a déchiré la toile

Meunier, tu dors, ton moulin est bien mort

Dans notre Évangile de ce dimanche (Mc 4,35-41), Jésus est un peu le meunier de la comptine.
Pourquoi dort-il alors que la barque menace de chavirer ?
Le reproche des disciples n’est-il pas également le nôtre : où es-tu pendant que nous sombrons ?


1. Erreur de casting

Meunier, tu dors ? dans Communauté spirituelle image%2F1484046%2F20210626%2Fob_9dadd0_jesus-apaise-la-tempete-1Un premier élément de réponse vient de la place occupée par Jésus dans la barque. On se serait attendu à ce que les disciples le mettent à l’avant, en figure de proue, pour les avertir des dangers lors de la traversée du lac en furie. Ou bien ils auraient pu lui confier le gouvernail : avec Jésus à la barre, rien à craindre ! Eh bien non : ils l’ont cantonné dans la cabine arrière, sous le gouvernail. On a retrouvé une grande barque de pêcheurs de Tibériade où effectivement il y a un espace protégé, comme une cabine arrière, ne gênant pas les manœuvres, sous la grande barre manœuvrant le gouvernail. Les disciples ont donc fait une erreur de casting : ils n’ont pas attribué à Jésus le rôle de vigie ou de pilote, mais de fret en soute…

L’erreur est manifeste lorsqu’ils l’appellent pour le réveiller : « Maître (cela ne te fait rien que nous périssions ?) ». « Maître », (διδσκαλος, didaskalos, qui a donné didascalie =  enseignement supérieur) c’est un titre de respect certes, mais à distance, qualifiant Jésus sous l’angle du savoir. Or le savoir ne suffit pas pour accéder à Jésus, comme l’avait montré l’épisode du possédé de Capharnaüm : « je sais qui tu es » (Mc 1,24). Les démons savent, mais ne sauvent pas. Les disciples se sont mis eux-mêmes dans la peau d’élèves studieux voulant appliquer les leçons de leur maître sans leur maître.

Au moins l’épisode de la tempête aura fait chavirer leur point de vue ! Car, à la fin, ils ne sont plus sûrs du tout de connaître la véritable identité de celui qu’ils appelaient Maître : « Qui est-il donc, celui-ci, pour que même le vent et la mer lui obéissent ? »

Cette erreur de casting des piètres marins de Tibériade, nous la faisons souvent ! Nous acceptons peut-être Jésus comme passager, mais plus comme un poids mort que comme vigie ou pilote, plus comme un colis à trimbaler qu’un compas à consulter régulièrement, plus comme une leçon apprise qu’un GPS ou un sonar…

À quelle place se trouve Jésus dans notre barque ?

Pour mieux apprécier le sommeil de Jésus, regardons maintenant de plus près le verbe employé par Marc : καθεδω (katheudō), dormir. Il a des harmoniques très signifiantes dans l’Ancien Testament. Examinons deux ou trois d’entre elles.

 

2. Chez les marins : le syndrome Jonas

Jonas dort dans la cale du bateau en pleine tempêteLe verbe καθεδω (dormir) est employé dans la LXX (traduction grecque de l’Ancien Testament) pour le prophète Jonas, lui aussi dans un bateau, lui aussi dans la tempête. Tiens, ce n’est sûrement pas un hasard !

« Les matelots prirent peur ; ils crièrent chacun vers son dieu et, pour s’alléger, lancèrent la cargaison à la mer. Or, Jonas était descendu dans la cale du navire, il s’était couché et dormait d’un sommeil mystérieux » (Jon 1,5).

L’histoire est connue, et rappelle furieusement notre épisode de Tibériade : une embarcation est chahutée par les flots ; l’équipage a peur. Ils se demandent pourquoi l’orage les malmène, et commencent à chercher un coupable. Le juif Jonas embarqué pour fuir Ninive la païenne leur apparaît comme un coupable tout désigné (par le truchement d’un tirage au sort). Désigner un juif coupable du malheur ambiant, c’est vieux comme les juifs eux-mêmes hélas…

Le reproche fait à Jonas rejoint celui fait à Jésus : ‘Pourquoi dors-tu ? C’est de ta faute si nous coulons’.

 

Faire des reproches au dieu absent est un marronnier de la littérature. L’homme ne voit en Dieu que l’aide qu’il peut lui apporter, comme un maquignon ne voit que le lait et la viande, pas la vache. Il nous faut inverser cette logique pour guérir du syndrome Jonas (la désignation d’un coupable) : c’est nous qui pouvons et devons aider Dieu, pas l’inverse ! La jeune juive hollandaise Etty Hillesum – si proche du christianisme – l’avait compris au milieu des jours sombres du ghetto de Varsovie :

une-vie-bouleversee-lettres-de-westerbork barque dans Communauté spirituelle« Je vais T’aider, mon Dieu, à ne pas T’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas Toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons T’aider – et, ce faisant, nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de Toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à Te mettre au jour dans les cœurs martyrisés des autres. 

Oui, mon Dieu, Tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne T’en demande pas compte, c’est à Toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un Jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement, presque à chaque pulsation de mon cœur, que Tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de T’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui T’abrite en nous ».

Prière du Dimanche matin 12 juillet 1942 composée par Etty Hillesum (1914-1943), morte au camp de concentration d’Auschwitz le 30 novembre 1943.

 

Dieu serait peut-être en droit de nous faire des reproches : lui, pas nous. 

Dieu ne peut guère nous aider de manière magique, c’est à nous de l’aider, par notre foi, à apaiser la tempête qui nous déstabilise.

 

Le syndrome Jonas frappe les disciples de plein fouet. La ressemblance avec Jonas est accentuée par la destination de la traversée du lac : Gérasa (Mc 5,1), en plein territoire païen (Transjordanie actuelle), comme Ninive la grande ville païenne. On ne va pas chez les païens avec un maître d’université, fut-il prestigieux. On y va avec l’autorité du Christ sur les forces du mal. Le troupeau de porcs qui se précipitera du haut de la falaise dans le lac symbolisera cette libération du mal que le Christ apporte en plénitude à tous les peuples (Mc 5,13).

Et, comme pour Jésus, les marins du navire de Jonas s’interrogent alors sur sa véritable identité : « Quel est ton métier ? D’où viens-tu ? Quel est ton pays ? De quel peuple es-tu ? » (Jon 1,8).

 

Reconnaître ne pas connaître le Christ en vérité est le début du salut, notamment pour ceux qui sont « tombés dans la marmite quand ils étaient petits ». 

« Non sum » (je ne suis pas le Messie) avait humblement avoué Jean-Baptiste à ceux qui le prenaient pour le Christ. « Non cognosco » (je ne connais pas) est l’humble confession de non-savoir du vrai disciple qui refuse d’instrumentaliser le Christ comme maître, magicien, guérisseur etc.

 

3. Le coussin de Jésus

il_794xN.2579871073_lgft CantiqueLe texte grec dit que Jésus dormait, sur un coussin ou un oreiller : προσκεφλαιον (proskefalaion) ; littéralement : pour la tête. Ce terme est un hapax (usage unique) du Nouveau Testament. Il n’y a que deux autres usages dans la Bible, et c’est dans la traduction grecque du livre d’Ézéchiel. Le terme hébreu (mal) traduit par oreiller ou coussin est en réalité une amulette magique : סֶת (ke.set), faite de cordelettes autour du poignet : « Ainsi parle le Seigneur Dieu : Quel malheur pour celles qui cousent des cordelettes à tous les poignets, qui fabriquent des voiles pour les têtes de diverses tailles, afin de capturer des vies ! Vous capturez la vie des gens de mon peuple, et voulez conserver la vôtre ? » (Ez 13,18). Cela fait sans doute allusion à d’obscures pratiques magiques, où des ‘sorcières’ attachaient des cordelettes aux poignets pour prendre possession des âmes de certains : « Ainsi parle le Seigneur Dieu : Voici, je m’en prends à vos cordelettes, avec lesquelles vous capturez les vies comme des oiseaux. Je les déchirerai sur vos bras, et je libérerai les vies que vous avez capturées comme des oiseaux » (Ez 13,20.) Une sorte de filtre d’amour ou de haine, de possession…

 

Faire allusion à ce passage d’Ézéchiel avec notre mot grec προσκεφλαιον si rare n’est pas une coïncidence. On peut y lire la dénonciation de tout usage magique du nom de Jésus. En laissant Jésus reposer sur ce coussin / lié par ces cordelettes, les disciples retombaient en quelque sorte dans le péché d’idolâtrie. Ils faisaient de Jésus une chose pour conjurer la tempête, un savoir magistral pour dominer les païens, un talisman pour éviter les naufrages. La tête sur ce coussin, Jésus reste un point mort, une chose qu’on manipule, une religion qu’on instrumentalise pour le pouvoir. Libéré de cet oreiller / cordelette, réveillé / ressuscité, Jésus devient une interrogation plus qu’un maître à penser, un compagnon plus qu’un bagage, un libérateur plus qu’une doctrine.

 

Et nous : quand avons-nous la tentation d’instrumentaliser le nom de Jésus ? Ou de le faire fonctionner comme une amulette ?

 

4. Chez Jésus, le syndrome Samuel

Samuel était couché dans le temple du Seigneur, où se trouvait l’arche de Dieu.Le verbe καθεδω (être couché, dormir) est utilisé cinq fois pour Samuel dans le célèbre passage de sa vocation nocturne (1S 3,3-10). Trois fois, le jeune Samuel couché dans le Temple entend dans son sommeil une voix l’appeler. Trois fois il se lève pour aller demander à Eli si c’est lui qui a parlé, et trois fois Eli lui répond : « non sum », ce n’est pas moi. Si bien que la dernière fois sera la bonne : « Parle Seigneur, ton serviteur écoute ».

En reprenant ce verbe, Marc trace – consciemment ou non – un parallèle entre Jésus et Samuel. Tous deux dorment à un moment crucial de leur existence où il leur faudra prendre une décision : accepter d’être le prophète de YHWH et aller oindre David roi (pour Samuel) ; aller libérer les païens du mal (pour Jésus ; cf. le possédé de Gérasa) juste après son débarquement sur l’autre rive. Il est bien question de vocation, d’appel dans les deux  cas. Comment servir YHWH (Samuel) ? Comment servir la volonté du Père (Jésus) ?

Car le succès remporté en Galilée a littéralement vidé Jésus : il est crevé, au point que ses disciples l’emportent « tel qu’l est », en vrac, épuisé et au creux de la vague (!) : « Et maintenant, que vais-je faire ? Continuer à prêcher et guérir en territoire juif, ou me risquer à annoncer l’Évangile aux païens ? »

Le sommeil de Jésus est sa façon de se reconnecter à YHWH au-delà de la griserie des premiers succès, en laissant les forces de son inconscient spirituel recomposer en lui son désir le plus fort pendant son sommeil.

Souvenez-vous : « Dieu comble son bien-aimé quand il dort » (Ps 126,2)…

« Dans tes démarches, les préceptes de ton père te guideront, dans ton sommeil, ils te garderont, à ton réveil, ils te tiendront compagnie » (Pr 6,22).

 

Le syndrome Samuel est pour Jésus le retour à l‘écoute après la prédication, le laisser-faire au lieu du calcul, le choix de demeurer serviteur plus que Maître.

 

Que cet heureux syndrome de Samuel devienne nôtre, lorsque les succès nous auront tourné la tête, lorsque nous nous n’écouterons plus qu’une seule voix, la nôtre !

 

5. Je dors, mais mon cœur veille
Gustav Klimt : Le baiser 1907-1908Avec Jonas et Samuel, le verbe dormir fait encore irrésistiblement penser au Cantique des cantiques : « je dors, mais mon cœur veille » (Ct 5,2). La bien-aimée est assoiffée du désir du bien-aimé, et le sommeil est pour elle une autre façon de veiller : celle où, justement parce que les barrières de surmoi sont levées, le cœur peut discerner celui qui vient « de nuit ». Jésus dort comme la bien-aimée du Cantique des cantiques : il est en quête de son Père, il désire son désir, il se laisse façonner par l’accomplissement de ce désir, « sur l’autre rive ». Si la tempête ne le réveille pas, c’est que sa veille est d’un autre ordre : veiller à rester fidèle à l’ouverture universelle de sa mission (Gérasa), sans se laisser accaparer ni instrumentaliser par ses disciples.

Et ce n’est pas une tempête qui le distraira de cette veille-là ! Par pitié pour le manque de foi de son équipage, il consent à faire un geste pour les rassurer. Mais son but est ailleurs : à Gérasa, sur l’autre rive, où l’attend parmi les tombeaux une humanité enchaînée qui s’automutile…

 

Alors, ce coup de vent Force 4 ou 5 Beaufort, ce n’est pas ça qui va le détourner de son but dont il vient de renforcer la prise de conscience pendant son sommeil !

« Je dors, mais mon cœur veille… » : si nous ne faisions qu’un avec Jésus / la bien-aimée, nous resterions alignés sur le cap vrai de notre combat intérieur, sans laisser le bruit et la fureur du monde nous détourner de notre vocation.…

 

Il y a encore d’autres usages bibliques du verbe dormir de ce dimanche. Mais Jonas, Samuel et la Bien-aimée du Cantique des cantiques nous en disent assez pour pratiquer nous aussi ce sommeil réparateur, où la vision intérieure de notre mission se construit en nous, illucide, sans que nous sachions comment (Mc 4,27)…

Souvenez-vous : « Dieu comble son bien-aimé quand il dort » (Ps 126,2)…

 

LECTURES DE LA MESSE

 

PREMIÈRE LECTURE
« Ici s’arrêtera l’orgueil de tes flots ! » (Jb 38, 1.8-11)

 

Lecture du livre de Job

Le Seigneur s’adressa à Job du milieu de la tempête et dit : « Qui donc a retenu la mer avec des portes, quand elle jaillit du sein primordial ; quand je lui mis pour vêtement la nuée, en guise de langes le
nuage sombre ; quand je lui imposai ma limite, et que je disposai verrou et portes ? Et je dis : “Tu viendras jusqu’ici ! tu n’iras pas plus loin, ici s’arrêtera l’orgueil de tes flots !” »

 

PSAUME
(106 (107), 21a.22a.24, 25-26a.27b, 28-29, 30-31)
R/ Rendez grâce au Seigneur : Il est bon !Éternel est son amour !ou : Alléluia ! (106, 1)

 

Qu’ils rendent grâce au Seigneur de son amour,
qu’ils offrent des sacrifices d’action de grâce,
ceux qui ont vu les œuvres du Seigneur
et ses merveilles parmi les océans.

 

Il parle, et provoque la tempête,
un vent qui soulève les vagues :
portés jusqu’au ciel, retombant aux abîmes,
leur sagesse était engloutie.

 

Dans leur angoisse, ils ont crié vers le Seigneur,
et lui les a tirés de la détresse,
réduisant la tempête au silence,
faisant taire les vagues.

 

Ils se réjouissent de les voir s’apaiser,
d’être conduits au port qu’ils désiraient.
Qu’ils rendent grâce au Seigneur de son amour,
de ses merveilles pour les hommes.

 

DEUXIÈME LECTURE
« Un monde nouveau est déjà né » (2 Co 5, 14-17)

 

Lecture de la deuxième lettre de saint Paul apôtre aux Corinthiens

Frères, l’amour du Christ nous saisit quand nous pensons qu’un seul est mort pour tous, et qu’ainsi tous ont passé par la mort. Car le Christ est mort pour tous, afin que les vivants n’aient plus leur vie centrée sur eux-mêmes, mais sur lui, qui est mort et ressuscité pour eux. Désormais nous ne regardons plus personne d’une manière simplement humaine : si nous avons connu le Christ de cette manière, maintenant nous ne le connaissons plus ainsi. Si donc quelqu’un est dans le Christ, il est une créature nouvelle. Le monde ancien s’en est allé, un monde nouveau est déjà né.

 

ÉVANGILE
« Qui est-il donc, celui-ci, pour que même le vent et la mer lui obéissent ? » (Mc 4, 35-41)
Alléluia. Alléluia. Un grand prophète s’est levé parmi nous, et Dieu a visité son peuple. Alléluia. (Lc 7, 16)

 

Évangile de Jésus Christ selon saint Marc

Toute la journée, Jésus avait parlé à la foule. Le soir venu, Jésus dit à ses disciples : « Passons sur l’autre rive. » Quittant la foule, ils emmenèrent Jésus, comme il était, dans la barque, et d’autres barques l’accompagnaient. Survient une violente tempête. Les vagues se jetaient sur la barque, si bien que déjà elle se remplissait. Lui dormait sur le coussin à l’arrière. Les disciples le réveillent et lui disent : « Maître, nous sommes perdus ; cela ne te fait rien ? » Réveillé, il menaça le vent et dit à la mer : « Silence, tais-toi ! » Le vent tomba, et il se fit un grand calme. Jésus leur dit : « Pourquoi êtes-vous si craintifs ? N’avez-vous pas encore la foi ? » Saisis d’une grande crainte, ils se disaient entre eux : « Qui est-il donc, celui-ci, pour que même le vent et la mer lui obéissent ? »
.Patrick Braud

 

 

 

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6 août 2023

Passage obligé

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Passage obligé

Homélie pour le 19° Dimanche du Temps Ordinaire / Année A
13/08/2023

Cf. également :
Péripatéticiens avec le Christ
Le doux zéphyr du mont Horeb
Le dedans vous attend dehors
Le pur amour : pour qui êtes-vous prêts à aller en enfer ?
Justice et Paix s’embrassent
Le festin obligé

Un seul commandement
Dans les siècles passés, les Églises chrétiennes – qu’elles soient catholiques, protestantes ou orthodoxes)   ont tellement corseté leurs fidèles dans des filets d’obligations innombrables qu’on a du mal aujourd’hui en France à imaginer le manque de liberté des chrétiens autrefois. Ils devaient observer des listes invraisemblables d’interdits cultuels, vestimentaires, alimentaires, sexuels, sociaux, financiers etc. Voilà ce qui arrive quand on s’éloigne de l’Écriture, ou quand on en fait une lecture partielle, tronquée, littérale, partiale, intéressée…

Pourtant, Jésus avait ouvert la voie à une simplification royale de toutes les obligations juives de son époque. Elles étaient si nombreuses que les croyants, emberlificotée dans les 613 commandements et autres prescriptions, ne s’y retrouvaient plus ! Aussi, quand on lui demande lequel de ces commandements est le plus important à respecter, Jésus réduit drastiquement le nombre : de 613 à … un seul (Mt 22,36-38) !
Il n’y a finalement en christianisme qu’une seule obligation : « tu aimeras », qui se décline en 3 amours équivalents [1] : Dieu / le prochain / toi-même.

Dans les Évangiles, lorsque le Christ adresse un impératif, c’est un appel – voire un ordre - et non une contrainte : viens, suis-moi, vent, lève-toi, passe derrière moi etc.
Pourtant, dans le texte de la tempête apaisée de ce dimanche (Mt 14,22-33), Jésus utilise - et c’est la seule fois chez Mathieu - le verbe obliger (en grec : ἀναγκάζω = anagkazo) :
Aussitôt Jésus obligea (anagkazo) les disciples à monter dans la barque et à le précéder sur l’autre rive, pendant qu’il renverrait les foules » (Mt 14,22)

 

Le festin obligé
Passage obligé dans Communauté spirituelle noces
Pour mieux comprendre, examinons l’autre emploi de la contrainte par Jésus.
Il n’y a que deux occurrences du verbe obliger dans le Nouveau Testament. Le second usage du verbe obliger se trouve chez Luc, dans la parabole des invités au festin de la noce (Lc 14,7-14) : « Le maître dit au serviteur : Va dans les chemins et le long des haies, et ceux que tu trouveras, contrains-les (anagkazo) d’entrer, afin que ma maison soit remplie » (Lc 14,23). Ce maître oblige tous ceux qui sont rencontrés à remplir la salle des noces. Le terme obliger est fort. Un peu comme un père oblige son enfant à goûter tel plat, tel sport inconnu pour lui faire découvrir ce qu’il ne découvrirait jamais autrement. Il y a des circonstances dans une vie ou Dieu – heureusement ! – nous oblige à recevoir de Lui. C’est la grâce d’un éblouissement spirituel, une rencontre bouleversante, une révélation décisive… Cette invitation est gratuite. C’est-à-dire qu’elle ne dépend pas de ce que nous avons fait. D’ailleurs le roi prend soin de préciser qu’il souhaite voir les bons comme les mauvais entrer dans la salle des noces. Les mauvais eux aussi vont se régaler et se réjouir aux noces divines ! Décidément, la foi chrétienne n’est pas d’abord une morale. Être chrétien c’est accepter d’être invité gracieusement à entrer dans la communion au Fils unique de Dieu qui nous unit à son Père (ce qui fait de l’éthique une réponse, et non un préalable).

Notre misère nous aveugle parfois au point de ne pas vouloir être invité, ni festoyer. Les coachs appellent cela « le syndrome de l’imposteur » : je crois que c’est trop beau pour moi, que je ne le vaux vraiment pas, et qu’on a du se tromper en m’invitant. Il faut alors me laisser contraindre par l’invitation divine ! Et me dire que malgré tous mes péchés – mes nombreux péchés - je peux être aimé gratuitement, sans conditions.

Au bord du lac, Jésus oblige ses disciples à embarquer.
On devine bien qu’ils n’ont aucune envie de prendre la mer, et que Jésus les force, les contraint – peut-être manu militari ! - à embarquer contre leur volonté.
Attardons-nous sur cette obligation étrange singulière : pourquoi et pour quoi ? à cause de quelles réticences ? et dans quel but ?

 

La triple peur des disciples, et la nôtre

- la peur du mauvais temps
Tempete-en-mer_full_image barque dans Communauté spirituelle
Première cause évidente qui fait renâcler les disciples : la météo marine du soir. Les Douze étaient de piètres marins. Rien à voir avec les fiers capitaines de chalutiers qui allaient pêcher la morue à Terre-Neuve pendant des campagnes pouvant durer plusieurs mois ! Pierre et ses associés de la petite entreprise familiale de pêche avaient une ou deux barques, avec quelques rames et sans doute un mât de fortune mal gréé, supportant à peine  une voile de beau temps. Dès que le vent dépassait 4 à 5 Beaufort, les pseudos marins qui évoluaient à la journée sur la flaque d’eau du lac de Tibériade paniquaient, rangeaient la voile avant que le souffle la démâte. Ils ramaient pour rejoindre au plus vite le rivage du lac dont ils ne s’éloignaient jamais qu’à quelques encablures, 5 à 6 milles nautiques au maximum. Toujours à une heure ou deux de navigation de la côte.

Piètres marins, ils observaient néanmoins le ciel, et savaient voir les orages à venir. « Quand vient le soir, vous dites : ‘Voici le beau temps, car le ciel est rouge.’ Et le matin, vous dites : ‘Aujourd’hui, il fera mauvais, car le ciel est d’un rouge menaçant.’ Ainsi l’aspect du ciel, vous savez en juger… » (Mt 16,2-3) De bons experts de la météo marine à 24 heures en somme. Et là, ils sont inquiets. Visiblement, ils prévoient un gros grain pour la nuit, et la traversée que leur demande Jésus va les plonger inévitablement au cœur de l’orage. Il faudrait être fou pour prendre autant de risques en embarquant avec une météo pareille !

C’est bien l’une de nos peurs, qui revient souvent : nous nous faisons tout un film à l’avance des difficultés que nous allons rencontrer, et cela nous décourage. Parce que nous avons dans le passé souffert des conditions semblables, nous pensons logiquement que cela se reproduira. Nous avons du mal à croire que demain est peut-être différent d’hier, qu’il peut y avoir du neuf, que nous ne sommes pas condamnés à répéter ce qui est déjà arrivé…

- la peur d’une longue traversée nocturne
Tibériade
Alors que Jésus les force à embarquer, les disciples savent bien que ce n’est pas pour une petite balade en mer. La traversée risque de durer, à cause des conditions de navigation difficiles. Ces moussaillons de cabotinage n’auraient pas eu peur d’une petite bourrasque d’une demi-heure sur une navigation de deux ou trois heures. Mais là, c’est autre chose : la traversée du lac d’une extrémité à l’autre est d’environ 20 km. Si l’on considère que « l’endroit désert à l’écart » (Mt 14,13.24) où Jésus a multiplié les pains juste avant est proche de Bethsaïde, la traversée sur l’autre rive vers Génésareth (Mt 14,34) représente une dizaine de kilomètres, soit 5 à 6 milles nautiques. Par beau temps, c’est l’affaire d’une ou deux heures. Mais si les vents sont contraires et les vagues fortes (Mt 14,24), on fait presque du sur place à la rame, et la traversée peut durer toute la nuit… De quoi angoisser nos marins d’eau douce !

La nuit sur une mer déchaînée est une perspective effrayante, à juste titre, car l’obscurité redouble le danger (il n’y a pas de phare ni de balises ni de bouées éclairées à l’époque sur le lac !)
Une longue traversée, de nuit : voilà une perspective qui nous effraie également ! Comment durer dans l’épreuve, ballotté par les vagues, face au vent ? Et en plus, c’est de nuit, comme l’écrivait Saint Jean de la Croix. Notre nuit à nous peut être celle du doute, de l’absence de toute émotion religieuse, de l’isolement amical ou spirituel, de la persécution pension etc. Mère Teresa a écrit dans son testament spirituel que cette nuit de la foi a duré des décennies pour elle !

Apprendre à durer dans l’adversité, apprendre à se passer de tout repère visible en gardant le cap intérieur : la deuxième peur des disciples nous invite à conjurer l’usure du temps, en suivant fidèlement notre boussole intérieure en pleine nuit, en plein tumulte…

- la peur de l’absence
Cette dangereuse navigation nocturne n’aurait pas effrayé les disciples si Jésus était resté avec eux ! Mais là, de façon incompréhensible pour eux, il s’absente. Il les oblige à partir sans lui. Il les expose au risque de la tempête sans être avec eux dans la barque.
Les Douze se sentent abandonnés en voyant Jésus gravir la montagne sans eux, comme les fils d’Israël se sont crus abandonnés de Dieu lorsqu’ils ont vu que Moïse gravissait la montagne du Sinaï… (Ex 32,1)

71JopNzT1LL passageNous aussi, nous en voulons au Christ lorsqu’il nous envoie au casse-pipe sans être à nos côtés pour nous protéger !
Où était-il à Auschwitz lorsqu’on gazait ses frères juifs ?
Où est-il aujourd’hui alors que sa barque-Église est ballottée par les scandales, les abus, les infidélités en tous genres, et par l’opposition ouverte des puissants qui la persécutent ?
Où est-il alors que moi-même je perds pied au milieu de mes épreuves ?

Ce n’est que plus tard que les disciples comprendront : Jésus avait besoin de se ressourcer, à l’écart, sur la montagne, afin de recevoir de son Père la force d’affronter le mal pour marcher sur l’eau et vaincre la tempête. S’il s’absentait, c’était pour faire le plein de puissance, lui que la multiplication des pains avait littéralement « vidé » auparavant, le laissant épuisé, ayant besoin de se recueillir, seul.

« Courage, moi je suis, ne craignez pas » (Mt 14,27) : la formule par laquelle Jésus calme la peur des disciples est celle par laquelle Dieu se désigne lui-même dans l’Ancien Testament. Il dit exactement Egô eimi, « moi je suis » – or cette formule n’est autre que le Nom divin révélé à Moïse au buisson ardent (Ex 3,14). Jésus ne fait qu’un avec son Père ; c’est pourquoi il doit régulièrement ‘réactiver’ cette communion lorsqu’elle a été mise à contribution.

D’où l’importance de ces moments de re-cueillement, de ré-collection, où nous aussi nous faisons le plein d’amour paternel avant d’aller affronter le mal…

Reste que l’angoisse de l’absence – et l’absence de l’être aimé par-dessus tout – nous paralyse à l’avance.
Heureusement que Dieu nous oblige à marcher sur cette troisième peur !

 

Pour quoi le Christ nous oblige-t-il à embarquer ?
Ces 3 peurs auraient clouer sur place les Douze. Alors Jésus les oblige, les contraint, les force malgré eux à prendre le risque de la traversée. Quel est l’enjeu ? Pourquoi en venir à cette extrémité ?

Vue sur le lac de TibériadeC’est que le but fixé par Jésus est énorme : « passer sur l’autre rive » (Mt 14,22). Et là, notre battement de cœur s’accélère : l’autre rive, c’est bien sûr l’au-delà de la mort… Qui voudrait aller voir de l’autre côté ?
Et si ce n’est pas la mort physique, « l’autre rive » peut être encore l’au-delà d’une séparation, d’une maladie, d’un exil, d’une épreuve redoutable etc.
Nous avons tant de passages obligés dans nos parcours de vie !

« La croix est le passage obligé, mais il n’est pas un but, c’est un passage : le but c’est la gloire, comme nous le montre Pâques » [2].
De Bethsaïde à Génésareth, d’une rive à l’autre du lac, la barque-Église n’en finit pas de nous conduire là où nous n’aurions jamais pensé aller. Pierre se l’entendre dire par le Ressuscité : « Amen, amen, je te le dis : quand tu étais jeune, tu mettais ta ceinture toi-même pour aller là où tu voulais ; quand tu seras vieux, tu étendras les mains, et c’est un autre qui te mettra ta ceinture, pour t’emmener là où tu ne voudrais pas aller » (Jn 21,18).
Et Pierre ira d’une rive à l’autre, de Bethsaïde à Génésareth, puis de Jérusalem à Rome, des coutumes juives à l’universel romain… Sa traversée nocturne fut celle des oppositions, des dénonciations, de la prison, puis du martyre.

Si nous gardons les yeux fixés sur le but à atteindre, notre course prendra sens et nous l’endurerons jusqu’au bout. Si nous ne perdons pas de vue l’éclat intermittent du phare dans la nuit, même la pire des tempêtes ne pourra nous faire sombrer ni revenir en arrière.

 


[1]. au sens mathématique du terme : chaque amour implique les 2 autres et est impliqué par eux.

[2]. Audience générale du pape François, 12 avril 2017.

LECTURES DE LA MESSE

PREMIÈRE LECTURE
« Tiens-toi sur la montagne devant le Seigneur » (1 R 19, 9a.11-13a)

Lecture du premier livre des Rois
En ces jours-là, lorsque le prophète Élie fut arrivé à l’Horeb, la montagne de Dieu, il entra dans une caverne et y passa la nuit. Le Seigneur dit : « Sors et tiens-toi sur la montagne devant le Seigneur, car il va passer. » À l’approche du Seigneur, il y eut un ouragan, si fort et si violent qu’il fendait les montagnes et brisait les rochers, mais le Seigneur n’était pas dans l’ouragan ; et après l’ouragan, il y eut un tremblement de terre, mais le Seigneur n’était pas dans le tremblement de terre ; et après ce tremblement de terre, un feu, mais le Seigneur n’était pas dans ce feu ; et après ce feu, le murmure d’une brise légère. Aussitôt qu’il l’entendit, Élie se couvrit le visage avec son manteau, il sortit et se tint à l’entrée de la caverne.

PSAUME
(Ps 84 (85), 9ab-10, 11-12, 13-14)
R/ Fais-nous voir, Seigneur, ton amour, et donne-nous ton salut. (Ps 84, 8)

J’écoute : Que dira le Seigneur Dieu ?
Ce qu’il dit, c’est la paix pour son peuple et ses fidèles.
Son salut est proche de ceux qui le craignent,
et la gloire habitera notre terre.

Amour et vérité se rencontrent,
justice et paix s’embrassent ;
la vérité germera de la terre
et du ciel se penchera la justice.

Le Seigneur donnera ses bienfaits,
et notre terre donnera son fruit.
La justice marchera devant lui,
et ses pas traceront le chemin.

DEUXIÈME LECTURE
« Pour les Juifs, mes frères, je souhaiterais être anathème » (Rm 9, 1-5)

Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Romains
Frères, c’est la vérité que je dis dans le Christ, je ne mens pas, ma conscience m’en rend témoignage dans l’Esprit Saint : j’ai dans le cœur une grande tristesse, une douleur incessante. Moi-même, pour les Juifs, mes frères de race, je souhaiterais être anathème, séparé du Christ : ils sont en effet Israélites, ils ont l’adoption, la gloire, les alliances, la législation, le culte, les promesses de Dieu ; ils ont les patriarches, et c’est de leur race que le Christ est né, lui qui est au-dessus de tout, Dieu béni pour les siècles. Amen.

ÉVANGILE
« Ordonne-moi de venir vers toi sur les eaux » (Mt 14, 22-33)
Alléluia. Alléluia. J’espère le Seigneur, et j’attends sa parole. Alléluia. (cf. Ps 129, 5)

Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
Aussitôt après avoir nourri la foule dans le désert, Jésus obligea les disciples à monter dans la barque et à le précéder sur l’autre rive, pendant qu’il renverrait les foules. Quand il les eut renvoyées, il gravit la montagne, à l’écart, pour prier. Le soir venu, il était là, seul. La barque était déjà à une bonne distance de la terre, elle était battue par les vagues, car le vent était contraire.
Vers la fin de la nuit, Jésus vint vers eux en marchant sur la mer. En le voyant marcher sur la mer, les disciples furent bouleversés. Ils dirent : « C’est un fantôme. » Pris de peur, ils se mirent à crier. Mais aussitôt Jésus leur parla : « Confiance ! c’est moi ; n’ayez plus peur ! » Pierre prit alors la parole : « Seigneur, si c’est bien toi, ordonne-moi de venir vers toi sur les eaux. » Jésus lui dit : « Viens ! » Pierre descendit de la barque et marcha sur les eaux pour aller vers Jésus. Mais, voyant la force du vent, il eut peur et, comme il commençait à enfoncer, il cria : « Seigneur, sauve-moi ! » Aussitôt, Jésus étendit la main, le saisit et lui dit : « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? » Et quand ils furent montés dans la barque, le vent tomba. Alors ceux qui étaient dans la barque se prosternèrent devant lui, et ils lui dirent : « Vraiment, tu es le Fils de Dieu ! »
Patrick BRAUD

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17 juin 2015

Qui a piqué mon fromage ?

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 0 h 01 min

Qui a piqué mon fromage ?

Homélie du 12° dimanche du temps ordinaire / Année B
21/06/2015

« Qui a piqué mon fromage ? »

C’est le cri étonné et amer de Polochon, petit personnage d’une fable célèbre. Dans ce best-seller de développement personnel, Spencer Johnson raconte une parabole moderne sur ce que provoque le changement en nous.

Quatre personnages vont chaque jour se régaler d’un tas de fromage délicieux : les deux souris Flair et Flèche, les deux ‘minigus’ (= petits humains de la taille des souris) Polochon et Baluchon, tous bien nommés. Un jour, plus rien à se mettre sous la dent ! D’où les cris de rage de Polochon : qui a piqué mon fromage ?

À partir de là, les différents stratégies de conduite du changement vont s’incarner dans nos quatre amis : Flair ne se perd pas en conjectures, il lève le nez, renifle d’autres odeurs, et indique à son compagnon Flèche la direction vers laquelle celui-ci fonce explorer de nouvelles possibilités de fromage.

Polochon lui se lamente. Il cherche à comprendre pourquoi il n’y a plus de fromage. Il vérifie partout que c’est bien le cas. Il revient sans cesse sur le lieu désormais vide de leur ancienne abondance. Il se recroqueville sur un passé évanoui.

Baluchon voudrait bien ne pas en rester là. Il sent un appel à prendre la route pour chercher ailleurs. Mais il est ami avec Polochon et ne veut pas le laisser seul. Pourtant, au bout d’une longue période de disette, il se rend à l’évidence : il faut partir ailleurs. Il va alors de découverte en découverte, et à chaque étape écrit sur les murs explorés la maxime qui l’a aidé à avancer (en espérant que Polochon les lira plus tard) :

« Plus tu t’attaches au fromage et plus tu cherches à le retenir ».
« Le fromage change sans cesse de place ».
Etc.

Cette fable a déjà aidé des dizaines de milliers de gens à s’adapter au changement : au travail, en famille, en amour… Nous avons tous en nous des éléments de nos quatre héros. Lorsque quelque chose disparaît de nos vies (le fromage peut être le succès, l’argent, l’amour, la santé…), nous réagissons trop souvent comme Polochon se recroquevillant sur lui-même, quelquefois comme Baluchon qui se remet en route et ose s’autoriser de nouveaux possibles, rarement comme Flair et Flèche qui écoutent leur instinct et leur expérience pour croire en leur avenir, devant.

« Qui a piqué mon fromage ? » est presque une version sécularisée de notre évangile ! Regardez Jésus qui oblige ses disciple à changer de ‘fromage’ : « passons sur l’autre rive ». Alors que le succès auprès des foules de Galilée était bien là, ils n’avaient qu’une envie : profiter de cette notoriété, savourer la reconnaissance des gens, s’installer dans le confort que leur procure le statut de confidents du prophète bien-aimé. Eh bien non ! « Passons sur l’autre rive » résonne comme l’annonce d’un changement, désagréable puisqu’il s’agit de quitter la douce béatitude du succès, et même inquiétant puisqu’il s’agit de traverser le lac de Tibériade, un épouvantail pour les piètres marins pêcheurs qu’étaient les Douze.

Qui a piqué mon fromage ? dans Communauté spirituelle

Toujours partir ailleurs : c’est fatigant à la longue de te suivre Jésus ! Ne pourrait-on pas jeter l’ancre quelque part une bonne fois pour toutes ! ?
Bergson répondait : « le seul élément stable du christianisme est l’ordre de ne s’arrêter jamais »…
Comme dirait Spencer Johnson : le fromage change toujours de place ! Et d’ailleurs, le vieux fromage sent de plus en plus mauvais, avant de disparaître totalement. Dans notre 2° lecture, saint Paul écrivait aux corinthiens, pour les aider à quitter leurs anciennes habitudes : « le monde ancien s’en est allé, un monde nouveau est déjà né ».

 

La peur de changer

Dans sa quête de sa nouvelle nourriture, Baluchon va devoir comme chacun de nous s’affronter à ses peurs. Peur du changement, peur de ce qu’il y a derrière, peur de perdre le peu qui lui reste aujourd’hui.
Pour se libérer de l’inhibition liée à la crainte, il écrit sur les murs :

« Que ferais-tu si tu n’avais pas peur ? »
Et un peu plus loin :
« Quand tu parviens à surmonter la peur, tu te sens libre ».

Là encore, on entend comme un écho de l’évangile : « pourquoi êtes-vous si craintifs ? » Le Christ sait bien que la peur nous fige sur place, et nous empêche de passer sur l’autre rive. Le fameux « n’ayez pas peur ! » de Jean Paul II était cet appel du Christ à laisser le changement nous conduire là où nous n’aurions pas pensé aller. Et un peuple uni qui n’a pas peur (des chars, de la police secrète, de l’emprisonnement…) est quasiment invincible.

Apprivoiser ses peurs et les dépasser est évidemment une condition indispensable pour bien vivre le changement de notre existence. Peur de quitter une entreprise pour une autre, peur de se retrouver seul alors que le couple a explosé, peur d’affronter les vagues contraires alors qu’il faut faire des choix courageux, peur du grand âge et de la dégradation physique… L’autorité du Christ sur la mer déchaînée et la tempête violente nous aide à nommer nos peurs, à les identifier, et à nous concentrer grâce au Christ sur l’autre rive vers laquelle naviguer et naviguer encore.

Comme dirait Spencer Johnson : bougez avec le Fromage !

 

1ère lecture : « Ici s’arrêtera l’orgueil de tes flots ! » (Jb 38, 1.8-11)
Lecture du livre de Job

Le Seigneur s’adressa à Job du milieu de la tempête et dit : « Qui donc a retenu la mer avec des portes, quand elle jaillit du sein primordial ; quand je lui mis pour vêtement la nuée, en guise de langes le nuage sombre ; quand je lui imposai ma limite, et que je disposai verrou et portes ? Et je dis : “Tu viendras jusqu’ici ! tu n’iras pas plus loin, ici s’arrêtera l’orgueil de tes flots !” »

Psaume : 106 (107), 21a.22a.24, 25-26a.27b, 28-29, 30-31

R/ Rendez grâce au Seigneur : Il est bon ! Éternel est son amour !
ou : Alléluia !
(106, 1)

Qu’ils rendent grâce au Seigneur de son amour,
qu’ils offrent des sacrifices d’action de grâce,
ceux qui ont vu les œuvres du Seigneur
et ses merveilles parmi les océans.

Il parle, et provoque la tempête,
un vent qui soulève les vagues :
portés jusqu’au ciel, retombant aux abîmes,
leur sagesse était engloutie.

Dans leur angoisse, ils ont crié vers le Seigneur,
et lui les a tirés de la détresse,
réduisant la tempête au silence,
faisant taire les vagues.

Ils se réjouissent de les voir s’apaiser,
d’être conduits au port qu’ils désiraient.
Qu’ils rendent grâce au Seigneur de son amour,
de ses merveilles pour les hommes.

2ème lecture : « Un monde nouveau est déjà né » (2 Co 5, 14-17)
Lecture de la deuxième lettre de saint Paul apôtre aux Corinthiens

Frères, l’amour du Christ nous saisit quand nous pensons qu’un seul est mort pour tous, et qu’ainsi tous ont passé par la mort. Car le Christ est mort pour tous, afin que les vivants n’aient plus leur vie centrée sur eux-mêmes, mais sur lui, qui est mort et ressuscité pour eux. Désormais nous ne regardons plus personne d’une manière simplement humaine : si nous avons connu le Christ de cette manière, maintenant nous ne le connaissons plus ainsi. Si donc quelqu’un est dans le Christ, il est une créature nouvelle. Le monde ancien s’en est allé, un monde nouveau est déjà né.

Evangile : « Qui est-il donc, celui-ci, pour que même le vent et la mer lui obéissent ? » (Mc 4, 35-41)

Acclamation : Alléluia. Alléluia.
Un grand prophète s’est levé parmi nous, et Dieu a visité son peuple.
Alléluia. (Lc 7, 16)

Évangile de Jésus Christ selon saint Marc

Toute la journée, Jésus avait parlé à la foule. Le soir venu, Jésus dit à ses disciples : « Passons sur l’autre rive. » Quittant la foule, ils emmenèrent Jésus, comme il était, dans la barque, et d’autres barques l’accompagnaient. Survient une violente tempête. Les vagues se jetaient sur la barque, si bien que déjà elle se remplissait. Lui dormait sur le coussin à l’arrière. Les disciples le réveillent et lui disent : « Maître, nous sommes perdus ; cela ne te fait rien ? » Réveillé, il menaça le vent et dit à la mer : « Silence, tais-toi ! » Le vent tomba, et il se fit un grand calme. Jésus leur dit : « Pourquoi êtes-vous si craintifs ? N’avez-vous pas encore la foi ? » Saisis d’une grande crainte, ils se disaient entre eux : « Qui est-il donc, celui-ci, pour que même le vent et la mer lui obéissent ? »
Patrick BRAUD

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