Construisons une chambre haute pour notre Élisée intérieur
Construisons une chambre haute pour notre Élisée intérieur
Homélie du 13° Dimanche du temps ordinaire / Année A
28/06/2020
Cf. également :
Dieu est le plus court chemin d’un homme à un autre
Le jeu du qui-perd-gagne
Honore ton père et ta mère
Aimer nos familles « à partir de la fin »
Prendre conscience de nos infécondités
« Bonjour, je suis présentement dans un moment de ma vie où j’ai tout arrêté : l’école, les plans futurs, les projets. Je ne fais que penser au fait que je suis inadéquate. J’aimerais recommencer l’action pour entraîner une meilleure estime personnelle mais je n’y arrive pas. J’ai l’impression d’être trop en retard sur l’humain que j’aimerais être et je ne suis même plus certaine de qui je désire être. […]
Même dans mes grands projets que je n’ose commencer, je manque de motivation du fait de savoir qu’à la fin, tout ça ne sert à rien. J’ai l’impression que tout est vain, je souffre du fait de savoir que ma personne est remplaçable, que mes amies continuent d’avancer alors que je suis stoppée derrière et que même ma détresse n’empêchera personne de vivre. Ma peine se perd dans la multitude et passera elle aussi. »
Au-delà de sa tonalité un peu dépressive, ce post sur un forum d’aide psychologique rejoint une interrogation qui traverse chacun de nous tôt ou tard : quelle est l’utilité réelle de mon existence ? Qu’est-ce que je vais laisser derrière moi ? La plupart d’entre nous évacuent vite cette question angoissante en s’arrimant à leurs enfants… jusqu’à ce que leur départ, leur indépendance vienne à nouveau faire résonner cette petite musique. Ou bien jusqu’à ce que la retraite repose la question de la fécondité de notre vie en dehors des enfants et en dehors du travail (heureusement, les petits-enfants sont d’excellents dérivatifs !).
Quelle est notre vraie fécondité ? Répondre trop rapidement et uniquement par la fécondité biologique sonne faux ; d’autant plus que nombre de Français sont et demeurent sans enfant, ou les voient si peu passé un certain âge. La fécondité professionnelle est également un peu courte, car votre entreprise se passera de vous avec une facilité déconcertante et saura vous remplacer, vous oublier, voire vous effacer de ses tablettes.
Peut-être un créateur ou un repreneur d’entreprise aura la fierté de dire : ‘c’est mon œuvre, grâce à elle des familles ont des salaires pour longtemps, des produits très utiles sont mis sur le marché’. Mais cette fierté est réservée à quelques happy few. L’immense majorité ne pourra pas en dire autant. Tout le monde ne peut pas être Ramsès II, Bille Gates ou Alexandre le Grand ! Alors on se tournera vers d’autres fécondités : associative, amicale, sportive etc. Le risque est grand cependant de boucher un trou, de s’agiter par angoisse du vide, de s’acheter une survie à laquelle on fera semblant de croire.
La Sunamite de notre première lecture (2R 4, 8-16) est taraudée elle aussi par cette question de la fécondité. « Elle n’a pas de fils et son mari est vieux ». N’avait-elle eu que des filles ? Était-elle stérile ? Ses enfants sont-ils tous morts en bas âge, ce qui n’était pas rare vu la mortalité infantile de l’époque ? Le prophète Élie ne s’attarde pas sur les causes (pas besoin de faire l’archéologie de l’échec ici) ; il lui ouvre l’avenir par cette promesse : « l’an prochain, tu tiendras un fils dans tes bras ».vers d’autres fécondités : associative, amicale, sportive etc. Le risque est grand cependant de boucher un trou, de s’agiter par angoisse du vide, de s’acheter une survie à laquelle on fera semblant de croire.
Taux de mortalité infantile selon les continents
La chambre haute
Elle est savoureuse notre première lecture, à plus d’un titre. On y voit le prophète Élisée avoir ses habitudes chez un couple aisé de la région de Sunam, près du Mont Carmel, aux confins de la Samarie et de la Galilée. La première fois qu’il est venu chez eux, c’est sur l’insistance de la femme, qui lui offrait l’hospitalité en sa qualité de « saint homme de Dieu ».
Nous devrions insister davantage et plus souvent pour retenir à notre table les prophètes d’aujourd’hui qui passent devant chez nous… car en les nourrissant, c’est nous qui pourrions boire leurs paroles.
Élisée finit par être comme chez lui dans cette maison, si bien que la femme a l’idée de lui construire une chambre permanente, spécialement pour lui, là-haut sur la terrasse qui forme le toit de la maison. Ce n’est pas rien ! Imaginez que vous alliez jusqu’à faire les plans d’une extension de votre maison, d’un réaménagement de votre appartement pour y créer une chambre uniquement réservée à un hôte de passage, quelques fois par an ! Il faudrait vraiment que cette personne soit importante pour vous.
Visiblement, pour la Sunamite, c’est sans arrière-pensée, sans calcul. Elle ne demande rien au prophète, sinon de pouvoir lui offrir l’hospitalité. Peut-être même pas sa compagnie, car le texte décrit une chambre qui permet à Élisée d’être indépendant : sur la terrasse, donc à l’écart du couple, avec une table (repas, lecture), un chandelier, un lit. Un petit logement privatif en somme, dirait-on aujourd’hui, qui laisse à Élisée la liberté d’être seul s’il le souhaite. C’est assez dire que l’accueil de la Sunamite est gratuit, de bon cœur, sans marchandage aucun. Elle s’est peut-être résignée à ne pas avoir d’enfants (ce que sa réponse à Élisée laissera entendre : « Non, mon seigneur, homme de Dieu, ne dis pas de mensonge à ta servante » ; et plus loin : « Ne me donne pas de faux espoir »). En tout cas, elle ne met pas la main sur Élisée pour obtenir de lui un miracle ; c’est lui qui prendra l’initiative. Le fait qu’Élisée n’ait pas remarqué la stérilité de la femme avant que son serviteur lui signale est un indice de cette distance qu’il devait garder, même chez eux. D’ailleurs, la femme se tient à la porte, mais n’entre pas dans la chambre d’Élisée qui veut lui annoncer la bonne nouvelle.
Construire une chambre haute, sur la terrasse, pour que le prophète qui passe puisse être chez lui chez nous, le temps d’un repas, d’un moment de repos…
La transposition est facile : et si nous apprenions à bâtir en nous-mêmes un lieu à part où laisser la parole de Dieu nous travailler de l’intérieur ? Et s’il fallait de temps à autre faire halte en nous-mêmes, pour ruminer ce que les événements, les rencontres, les lectures nous disent de la part de Dieu ? Pas n’importe quelle chambre : en hauteur, c’est-à-dire à notre plus haut niveau de conscience et d’intelligence (la terrasse), mobilisant notre énergie vitale pour déchiffrer le sens de ce qui nous arrive (le chandelier), nous restaurer de sa parole (la table), nous reposer en lui (le lit) ?
Et cette chambre est en dur. La Sunamite aurait pu faire dresser un abri de branchages sur la terrasse, cela aurait suffi dans un pays chaud comme la Palestine. Elle a voulu un signe permanent qui marquerait la trace du passage d’Élisée même quand il ne serait pas là. Elle garde vide cette chambre pour le seul usage du prophète. Nul doute que cette pièce vide creusait en elle l’attente du prochain passage, et la préparait ainsi inconsciemment à l’accueil de sa promesse.
Il nous faut donc garder en nous un haut-lieu, le plus souvent vide, entretenant par cette place vide notre soif de recevoir, ajustant ainsi notre capacité à donner la vie autour de nous. Car cette chambre haute nous sauve de nos stérilités, de nos projets avortés, de nos usures apparemment définitives.
Le passage d’Élisée prendra la forme d’un événement qui nous bouscule, d’une rencontre qui nous intrigue, d’une lecture qui demande une relecture, d’une extase artistique, d’un émerveillement devant la beauté du monde… Si nous savons inviter cet Élisée-là chez nous, le retenir pour un repas et une nuit, si nous lui réservons un haut-lieu en permanence où, allégé des autres préoccupations, il pourra nous travailler par sa seule présence, alors nous découvrirons avec étonnement les stérilités auxquelles nous étions résignés en même temps que le don de vie nouvelle que cette rumination fait jaillir en nous. Cette chambre haute peut se traduire par une retraite dans un monastère, une marche dans la nature, une étude biblique, une méditation, un ressourcement musical ou littéraire… peu importe : l’essentiel est de ne pas s’habituer à nos infécondités, et à agrandir le désir de continuer à donner la vie, à tout âge, grâce à cet accueil mystérieux de la Parole qui passe devant chez nous.
Bien sûr, cette chambre haute sur la terrasse de la Sunamite nous fait penser au Cénacle, haut lieu de la Cène et de la Pentecôte…
Une fécondité fragile
La Sunamite a bien tenu un fils entre ses bras un an après la promesse d’Élisée. Si son accueil n’avait été qu’intéressé, elle aurait pu alors se consacrer à son fils et laisser tomber son hospitalité pour Élisée. Mais non, visiblement le prophète continue de s’arrêter chez elle sur sa route vers le Mont Carmel. Toutefois, le fils de la promesse semble fragile. Comme les autres bébés avant lui peut-être, la Sunamite voit ce fils inespéré tomber gravement malade quelques années après, jusqu’à sembler mort (2R 4, 18-37). Elle va en toute hâte vers Élisée au Mont Carmel pour le prévenir. Il viendra, et réanimera l’enfant de la promesse (// Isaac ?) en s’allongeant sur lui (comme Élie l’avait fait pour le fils de la veuve de Sarepta).
Cette maladie est pour nous l’indice de la fragilité de nos fécondités retrouvées. Lorsque nous sommes dans une bonne période, nous croyons que tout est en ordre et qu’il n’y a plus de questions à se poser. Nous abaissons notre niveau de vigilance. Nous ne voyons pas dépérir peu à peu le fruit de notre activité. Nous ne pensons pas que pourrait nous être repris ce qui nous a été accordé il y a peu. Et pourtant, le risque est réel de voir à nouveau l’effet de la promesse annulé. Notre fécondité n’est jamais acquise une fois pour toutes. Elle est fragile, provisoire, exposée au danger. Elle peut être submergée par des maladies spirituelles inconnues (quand l’enfant éternue 7 fois après avoir été guéri par Élisée, c’est le signe qu’une difficulté respiratoire – mucoviscidose ? – vient d’être évacuée).
Élisée est fidèle à sa promesse : répondant à l’appel de la Sunamite, il se déplace en personne pour sauver l’enfant à qui il avait déjà ouvert la voie en elle.
Pour nous aussi, Dieu se déplacera en personne, à notre appel, lorsque nous lui crierons notre détresse de voir s’envoler l’œuvre de nos mains, le sens de notre vie, le fruit de notre labeur.
Le haut-lieu demeuré vide en nous est la trace du passage de Dieu dans nos vies. Nous pouvons l’actualiser à tout moment, le remettre en service mieux qu’un ordinateur sorti de sa veille.
Le secours de la parole prophétique (événements, rencontres, lectures…) ne nous manquera jamais pour faire fructifier le don reçu et l’empêcher de mourir ! Celui qui s’installe dans une fécondité évidente et rassurante aura tôt fait de tout perdre, comme Job a perdu maison, bétail, richesses et enfants. Celui qui sait ses fécondités fragiles et provisoires comptera sur Dieu plus que sur ses propres forces. Il abandonnera à Dieu toute satisfaction d’avoir rempli les greniers de son existence (cf. la parabole du riche insensé remplissant sans cesse des greniers toujours plus grands Lc 12, 16-21).
Élisée était célibataire (comme Élie, comme Jésus) et savait le prix d’une fécondité autre que biologique.
Construisons donc une chambre haute pour notre Élisée intérieur…
LECTURES DE LA MESSE
PREMIÈRE LECTURE
« Celui qui s’arrête chez nous est un saint homme de Dieu » (2 R 4, 8-11.14-16a)
Lecture du deuxième livre des Rois
Un jour, le prophète Élisée passait à Sunam ; une femme riche de ce pays insista pour qu’il vienne manger chez elle. Depuis, chaque fois qu’il passait par là, il allait manger chez elle. Elle dit à son mari : « Écoute, je sais que celui qui s’arrête toujours chez nous est un saint homme de Dieu. Faisons-lui une petite chambre sur la terrasse ; nous y mettrons un lit, une table, un siège et une lampe, et quand il viendra chez nous, il pourra s’y retirer. »
Le jour où il revint, il se retira dans cette chambre pour y coucher. Puis il dit à son serviteur : « Que peut-on faire pour cette femme ? » Le serviteur répondit : « Hélas, elle n’a pas de fils, et son mari est âgé. » Élisée lui dit : « Appelle-la. » Le serviteur l’appela et elle se présenta à la porte. Élisée lui dit : « À cette même époque, au temps fixé pour la naissance, tu tiendras un fils dans tes bras. »
PSAUME
(Ps 88 (89), 2-3, 16-17, 18-19)
R/ Ton amour, Seigneur, sans fin je le chante ! (Ps 88, 2a)
L’amour du Seigneur, sans fin je le chante ;
ta fidélité, je l’annonce d’âge en âge.
Je le dis : C’est un amour bâti pour toujours ;
ta fidélité est plus stable que les cieux.
Heureux le peuple qui connaît l’ovation !
Seigneur, il marche à la lumière de ta face ;
tout le jour, à ton nom il danse de joie,
fier de ton juste pouvoir.
Tu es sa force éclatante ;
ta grâce accroît notre vigueur.
Oui, notre roi est au Seigneur ;
notre bouclier, au Dieu saint d’Israël.
DEUXIÈME LECTURE
Unis, par le baptême, à la mort et à la résurrection du Christ (Rm 6, 3-4.8-11)
Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Romains
Frères, ne le savez-vous pas ? Nous tous qui par le baptême avons été unis au Christ Jésus, c’est à sa mort que nous avons été unis par le baptême. Si donc, par le baptême qui nous unit à sa mort, nous avons été mis au tombeau avec lui, c’est pour que nous menions une vie nouvelle, nous aussi, comme le Christ qui, par la toute-puissance du Père, est ressuscité d’entre les morts.
Et si nous sommes passés par la mort avec le Christ, nous croyons que nous vivrons aussi avec lui. Nous le savons en effet : ressuscité d’entre les morts, le Christ ne meurt plus ; la mort n’a plus de pouvoir sur lui. Car lui qui est mort, c’est au péché qu’il est mort une fois pour toutes ; lui qui est vivant, c’est pour Dieu qu’il est vivant. De même, vous aussi, pensez que vous êtes morts au péché, mais vivants pour Dieu en Jésus Christ.
ÉVANGILE
« Celui qui ne prend pas sa croix n’est pas digne de moi. Qui vous accueille m’accueille » (Mt 10, 37-42)
Alléluia. Alléluia.Descendance choisie, sacerdoce royal, nation sainte, annoncez les merveilles de Celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière. Alléluia. (cf. 1 P 2, 9)
Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
En ce temps-là, Jésus disait à ses Apôtres : « Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi ; celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi. Qui a trouvé sa vie la perdra ; qui a perdu sa vie à cause de moi la gardera. Qui vous accueille m’accueille ; et qui m’accueille accueille Celui qui m’a envoyé. Qui accueille un prophète en sa qualité de prophète recevra une récompense de prophète ; qui accueille un homme juste en sa qualité de juste recevra une récompense de juste. Et celui qui donnera à boire, même un simple verre d’eau fraîche, à l’un de ces petits en sa qualité de disciple, amen, je vous le dis : non, il ne perdra pas sa récompense. »
Patrick BRAUD