Le sperme et la zizanie
Le sperme et la zizanie
Homélie pour le 16° Dimanche du Temps Ordinaire / Année A
23/07/2023
Cf. également :
Accepter l’ivraie en chacun
Le levain dans la pâte : interprétations symboliques
Ecclésia permixta
La patience serait-elle l’arme des forts ?
Foi de moutarde !
Quelle est votre écharde dans la chair ?
Le pur et l’impur en christianisme
Semer la zizanie
Les fans d’Astérix et Obélix se souviennent du 15° album d’Uderzo et Goscinny : « La zizanie » (1970). On y voyait un petit personnage romain envoyé par César dans l’irréductible village gaulois pour y répandre la discorde afin de l’affaiblir et de l’envahir. Tullius Detritus – le bien nommé – distillait ses petites phrases acides, pleines de sous-entendus, et suscitait ainsi jalousies et disputes. On le recommande à César en ces termes : « vous verrez, JC, c’est un être immonde, mais très efficace. L’horrible visage vert de la discorde apparaît sur son passage ; ça tient du prodige ». Et de fait, la couleur vert pâle puis vert foncé remplit les bulles des dialogues dès que Detritus est dans la pièce…
L’expression semer la zizanie - qui a bien failli vaincre Astérix et les siens en les divisant ! – vient de la parabole de ce dimanche (Mt 13,24-43). Ce que la traduction appelle ivraie est le nom grec ζιζάνιον (zizanion), qui a donné zizanie. Au temps de Jésus, zizanion était une céréale, ressemblant beaucoup au blé au début de sa croissance, mais se révélant ensuite être une graminée plutôt nuisible, car étouffant le blé et de mauvais goût. Elle avait même la réputation de rendre ivre. Une espèce de mauvais seigle en somme, qui compromet la qualité de la moisson. Ses racines s’enchevêtrent avec celles du blé, si bien qu’il est impossible d’arracher l’un sans l’autre.
Le mal semé en nos cœurs est à l’image de ce zizanion : indissociablement mêlé au bien, difficile à reconnaître au début, au goût amer, enivrant, capable de compromettre toute une vie…
C’est en référence à notre parabole que le mot latin puis français zizanie a été forgé. Il en est venu à désigner ce qui divise, ce qui compromet la cohésion de la récolte, l’élément étranger qui dresse les uns contre les autres. On a déjà dit que le diable est justement le diviseur (dia-bolos) par opposition au symbole (syn-bolon) qui unit et rassemble. Semer la zizanie est bien œuvre ‘dia-bolique’, au sens où elle veut défaire les liens de communion (koïnonia) et d’amour qui sont les caractéristiques du royaume de Dieu que Jésus veut nous faire imaginer par cette parabole.
Où sont les Tullius Detritus d’aujourd’hui ?
- Dans nos familles, lorsque nous laissons le soupçon, le doute, les non-dits, les sous-entendus miner l’entente fraternelle.
- Dans nos entreprises, lorsque la rivalité entre égos ou l’appât du gain, d’une promotion, d’une reconnaissance etc. sapent peu à peu l’ambiance de travail dans une équipe. Il suffit de peu pour que la couleur verte de la zizanie fasse tache d’huile entre collègues !
- Dans une Église également, Tullius Detritus est à l’œuvre ! Les rumeurs, les jalousies, les silences accumulent les rancœurs et donnent envie de s’éloigner sur la pointe des pieds ou de claquer la porte avec fracas.
Quand sommes-nous complices de ces semeurs de zizanie qui lentement défont les liens entre nous ?
La croissance du sperme
Heureusement, il y a d’abord la force intrinsèque du blé semé. Le grec emploie le mot σπέρμα (sperma) = sperme, qui désigne la semence végétale (Gn 1,11–12). Par extension, σπέρμα désigne aussi la semence humaine, la fécondité, la postérité accordée à Abraham et ses descendants comme une bénédiction divine. Les Pères de l’Église parlaient du « Logos spermatikos » pour désigner les « semences du Verbe », ces préparations évangéliques répandues dans toutes les cultures bien avant le Christ, comme des pierres d’attente de la révélation pour croître et porter du fruit.
La parabole nous invite à faire confiance à la puissance intrinsèque de ce sperme, de ces germes de vie, ces commencements à la fois si petits et si pleins de promesses. Certes, ces semences sont menacées de toutes parts. Mais elles croissent, elles se renforcent, elles poussent vers le ciel et engendrent de lourds épis qui apportent l’abondance. « Qu’il dorme ou qu’il se lève, le grain pousse tout seul, et il ne sait comment » (Mc 4,26-29).
Lutter contre le mal n’est donc pas s’opposer frontalement à lui, au risque de lui devenir semblable, mais cultiver le bien tout autour, jusqu’à ce que la croissance du blé submerge l’ivraie invasive.
Sur le champ, mais quel champ ?
Matthieu met sur les lèvres de Jésus un commentaire allégorique de sa parabole. Gageons que c’est pour Matthieu un moyen d’asseoir sa propre explication telle qu’il l’a entendue dans sa communauté judéo-chrétienne. Nous savons qu’il y en a d’autres !
Attardons-nous sur le champ dans lequel sont semés le sperme et la zizanie. Que peut-il désigner ?
* Le champ, c’est le monde
Voilà la première interprétation proposée par Matthieu. Et c’est vrai que le monde n’est ni blanc ni noir, ni bon ni mauvais totalement. Les utopies politiques qui ont rêvé d’éradiquer le mal du monde pour faire le bonheur des peuples (malgré eux !) se sont révélées catastrophiques et inhumaines. Les socialismes révolutionnaires ont conduit à des dictatures sanglantes, sous prétexte d’imposer à tous la bonne direction de l’Histoire. Cette naïveté vaguement rousseauiste a le sang de millions de morts sur les mains. Montaigne écrivait déjà : « là où il y a l’homme, il y a de l’hommerie ». Et Blaise Pascal insistait : « qui veut faire l’ange fait la bête ». Croire qu’on peut éradiquer le mal ici-bas est une illusion dangereuse et meurtrière.
À l’inverse, ne rien faire en laissant l’ivraie proliférer n’est pas conseillé ! Le semeur de la parabole fait son travail en semant au mieux, le plus serré possible. Ainsi l’ennemi aura moins de latitude pour répandre son venin.
La droite politique française croit que le marché est autorégulateur, elle ne veut pas combattre le mal au nom du respect des supposées ‘lois’ de l’économie. La gauche quant à elle croit que la morale prime sur tout, et que l’indignation suffit à instaurer le royaume de Dieu sur la terre. En réalité, la gauche croit pouvoir séparer le bon grain de l’ivraie dès aujourd’hui, alors que la droite se résigne et compose avec. En d’autres termes, la gauche ne croit pas au péché originel (on pourrait éradiquer le mal) alors que la droite ne croit pas en la rédemption (il n’y aurait rien à faire contre le mal). On devine ce que le courant de la démocratie chrétienne pourrait puiser comme inspiration politique dans notre parabole pour se tenir à distance de ces deux excès…
* Le champ, c’est l’Église
Il se peut que Jésus ait pensé avec notre parabole aux Esséniens, aux Pharisiens, aux Samaritains, aux Sadducéens et autres groupes sectaires qui pullulaient en Israël. Matthieu l’a ensuite appliquée aux lapsi pendant les persécutions : à ceux qui voulaient les exclure une fois pour toutes, même s’ils se repentaient, Matthieu répond que Dieu seul est juge pour trier les bons et les mauvais chrétiens, et que cela n’appartient à personne, pas même à l’Église. ‘Soyez patients et espérez la conversion du pécheur sans vouloir l’exclure définitivement de la communauté’, semble-t-il dire avec cette parabole aux purs et durs qui maniaient l’excommunication un peu trop facilement.
Par la suite, les innombrables hérésies des six premiers siècles au moins ont sans cesse fait resurgir ce dilemme face aux déviants : l’exclusion ou le pardon ? la sanction ou la patience ? l’idéal d’une pureté rêvée ou l’humble acceptation du réel mélangé ?
À l’heure où notre Église est déstabilisée par tant de scandales, d’abus et de procès en tous genres, la tentation refait surface : donnons un grand coup de balai pour repartir à zéro ! Éradiquons tous ceux et celles qui sont compromis, et nous redeviendrons la sainte Église…
Quelle illusion, quel orgueil de vouloir ainsi tout maîtriser ! Et où est passée la miséricorde que Jésus a offerte au criminel à sa droite ? Ou la patience qui nous demande d’attendre le jugement dernier avant la moisson finale ?
Nous ne sommes pas les cathares (‘parfaits’) du XXI° siècle, et notre Église est ce champ mélangé où la croissance est plus importante que l’arrachage. Le Catéchisme de l’Église catholique l’avoue humblement en s’appuyant notamment sur notre parabole du bon grain et de l’ivraie :
« Tandis que le Christ saint, innocent, sans tache, venu uniquement pour expier les péchés du peuple, n’a pas connu le péché, l’Église, elle, qui renferme des pécheurs dans son propre sein, est donc à la fois sainte et appelée à se purifier, et poursuit constamment son effort de pénitence et de renouvellement » (LG 8 cf. UR 3;6). Tous les membres de l’Église, ses ministres y compris, doivent se reconnaître pécheurs (cf. 1Jn 1,8-10). En tous, l’ivraie du péché se trouve encore mêlée au bon grain de l’Évangile jusqu’à la fin des temps (cf. Mt 13,24-30). L’Église rassemble donc des pécheurs saisis par le salut du Christ mais toujours en voie de sanctification (n° 827) ».
* Le champ, c’est le royaume des cieux
Le début de notre évangile nous met sur la piste : « le royaume des cieux est comparable à … ». Ce dont parle Jésus est une réalité eschatologique, qui appartient à l’accomplissement de l’histoire (nous ne savons ni quand ni comment). Ce n’est que dans le royaume, « à la fin », que la séparation du bon grain et de l’ivraie aura lieu. D’ici là, impossible de trancher à la place de Dieu.
Une raison de plus d’être contre la peine de mort : Dieu seul est le juge ultime ! Aucune institution ecclésiale ni judiciaire ne peut prétendre incarner cette réalité ultime qu’est la séparation entre le blé et l’ivraie.
De quoi relativiser toute absolutisation de la loi, de la morale, de l’identité communautaire etc…
* Le champ, c’est moi
Soyons lucides sur nous-même : « Je ne fais pas le bien que je voudrais, mais je commets le mal que je ne voudrais pas » (Rm 7,19). Il y a en chacun de nous des contradictions internes, indépassables, jusqu’à notre mort. Cette inclination au mal ne vient pas seulement de l’éducation, ou de la société, ou de notre histoire personnelle. Elle est inscrite en nous dès notre naissance « comme une écharde dans notre chair » (2Co 12,7), comme pour nous rappeler à l’humilité, à nous aimer nous-même avec miséricorde.
Chacun a sa part d’ombre. Chacun ses zizanies.
Dieu ne nous promet pas de nous l’enlever, mais de faire grandir en nous la moisson à tel point que la présence de l’ivraie y sera anecdotique.
Pourquoi m’étonner du mal en moi ? Pourquoi m’y résigner ?
Le Christ nous invite à combattre par le bien, le parasite par la surabondance, l’écharde par la marche en avant.
* Le champ, c’est l’autre
Du coup, comment ne pas accorder à autrui la même complexité intérieure que celle que je découvre en moi ? Ceux qui sont durs envers les autres le sont d’abord envers eux-mêmes. L’autre est mélangé, comme moi : comment lui en vouloir ? Vouloir le changer – ou l’éliminer – par la force, c’est se condamner soi-même. D’où la stratégie spirituelle de Jésus : « Souhaitez du bien à ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient » (Lc 6,28), que Paul reprendra fidèlement :
« Bénissez ceux qui vous persécutent ; souhaitez-leur du bien, et non pas du mal. (…) Ne rendez à personne le mal pour le mal, appliquez-vous à bien agir aux yeux de tous les hommes. (…) Bien-aimés, ne vous faites pas justice vous-mêmes, mais laissez agir la colère de Dieu. Car l’Écriture dit : C’est à moi de faire justice, c’est moi qui rendrai à chacun ce qui lui revient, dit le Seigneur. Mais si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s’il a soif, donne-lui à boire : en agissant ainsi, tu entasseras sur sa tête des charbons ardents. Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais sois vainqueur du mal par le bien » (Rm 12,14-21).
Trier les uns et les autres, les bons et les mauvais, trancher, classer, ranger, étiqueter, évaluer, départager, condamner, c’est cela juger : prononcer une parole dernière et définitive sur quelqu’un. C’est un désir spontané, quasiment naturel, mais qui est aussi enseigné aux humains que nous sommes, dès l’enfance. C’est toute une façon de regarder, de penser, d’agir, qui trouve hélas tant de défenseurs !
Mieux vaut parier sur le désir-du-bien caché en l’autre que de vouloir éliminer le mal en lui…
Que ce soit dans le monde, dans l’Église, dans le Royaume des cieux, en moi ou en l’autre, parions donc sur la croissance du bien plutôt que de vouloir éradiquer le mal !
LECTURES DE LA MESSE
PREMIÈRE LECTURE
« Après la faute tu accordes la conversion » (Sg 12, 13.16-19)
Lecture du livre de la Sagesse
Il n’y a pas d’autre dieu que toi, qui prenne soin de toute chose : tu montres ainsi que tes jugements ne sont pas injustes. Ta force est à l’origine de ta justice, et ta domination sur toute chose te permet d’épargner toute chose. Tu montres ta force si l’on ne croit pas à la plénitude de ta puissance, et ceux qui la bravent sciemment, tu les réprimes. Mais toi qui disposes de la force, tu juges avec indulgence, tu nous gouvernes avec beaucoup de ménagement, car tu n’as qu’à vouloir pour exercer ta puissance. Par ton exemple tu as enseigné à ton peuple que le juste doit être humain ; à tes fils tu as donné une belle espérance : après la faute tu accordes la conversion.
PSAUME
(Ps 85 (86), 5-6, 9ab.10, 15-16ab)
R/ Toi qui es bon et qui pardonnes, écoute ma prière, Seigneur. (cf. Ps 85, 5a.6a)
Toi qui es bon et qui pardonnes,
plein d’amour pour tous ceux qui t’appellent,
écoute ma prière, Seigneur,
entends ma voix qui te supplie.
Toutes les nations, que tu as faites,
viendront se prosterner devant toi,
car tu es grand et tu fais des merveilles,
toi, Dieu, le seul.
Toi, Seigneur, Dieu de tendresse et de pitié,
lent à la colère, plein d’amour et de vérité !
Regarde vers moi,
prends pitié de moi.
DEUXIÈME LECTURE
« L’Esprit lui-même intercède par des gémissements inexprimables » (Rm 8, 26-27)
Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Romains
Frères, l’Esprit Saint vient au secours de notre faiblesse, car nous ne savons pas prier comme il faut. L’Esprit lui-même intercède pour nous par des gémissements inexprimables. Et Dieu, qui scrute les cœurs, connaît les intentions de l’Esprit puisque c’est selon Dieu que l’Esprit intercède pour les fidèles.
ÉVANGILE
« Laissez-les pousser ensemble jusqu’à la moisson » (Mt 13, 24-43)
Alléluia. Alléluia. Tu es béni, Père, Seigneur du ciel et de la terre, tu as révélé aux tout-petits les mystères du Royaume ! Alléluia. (cf. Mt 11, 25)
Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
En ce temps-là, Jésus proposa cette parabole à la foule : « Le royaume des Cieux est comparable à un homme qui a semé du bon grain dans son champ. Or, pendant que les gens dormaient, son ennemi survint ; il sema de l’ivraie au milieu du blé et s’en alla. Quand la tige poussa et produisit l’épi, alors l’ivraie apparut aussi. Les serviteurs du maître vinrent lui dire : ‘Seigneur, n’est-ce pas du bon grain que tu as semé dans ton champ ? D’où vient donc qu’il y a de l’ivraie ?’ Il leur dit : ‘C’est un ennemi qui a fait cela.’ Les serviteurs lui disent : ‘Veux-tu donc que nous allions l’enlever ?’ Il répond : ‘Non, en enlevant l’ivraie, vous risquez d’arracher le blé en même temps. Laissez-les pousser ensemble jusqu’à la moisson ; et, au temps de la moisson, je dirai aux moissonneurs : Enlevez d’abord l’ivraie, liez-la en bottes pour la brûler ; quant au blé, ramassez-le pour le rentrer dans mon grenier.’ »
Il leur proposa une autre parabole : « Le royaume des Cieux est comparable à une graine de moutarde qu’un homme a prise et qu’il a semée dans son champ. C’est la plus petite de toutes les semences, mais, quand elle a poussé, elle dépasse les autres plantes potagères et devient un arbre, si bien que les oiseaux du ciel viennent et font leurs nids dans ses branches. » Il leur dit une autre parabole : « Le royaume des Cieux est comparable au levain qu’une femme a pris et qu’elle a enfoui dans trois mesures de farine, jusqu’à ce que toute la pâte ait levé. »
Et cela, Jésus le dit aux foules en paraboles, et il ne leur disait rien sans parabole, accomplissant ainsi la parole du prophète : J’ouvrirai la bouche pour des paraboles, je publierai ce qui fut caché depuis la fondation du monde. Alors, laissant les foules, il vint à la maison. Ses disciples s’approchèrent et lui dirent : « Explique-nous clairement la parabole de l’ivraie dans le champ. » Il leur répondit : « Celui qui sème le bon grain, c’est le Fils de l’homme ; le champ, c’est le monde ; le bon grain, ce sont les fils du Royaume ; l’ivraie, ce sont les fils du Mauvais. L’ennemi qui l’a semée, c’est le diable ; la moisson, c’est la fin du monde ; les moissonneurs, ce sont les anges. De même que l’on enlève l’ivraie pour la jeter au feu, ainsi en sera-t-il à la fin du monde. Le Fils de l’homme enverra ses anges, et ils enlèveront de son Royaume toutes les causes de chute et ceux qui font le mal ; ils les jetteront dans la fournaise : là, il y aura des pleurs et des grincements de dents. Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père.
Celui qui a des oreilles, qu’il entende ! »
Patrick BRAUD