Dans l’événement, l’avènement
Dans l’événement, l’avènement
Homélie pour le premier Dimanche de l’Avent / Année B
29/11/2020
Cf. également :
L’événement sera notre maître intérieur
Se laisser façonner
L’Apocalypse, version écolo, façon Greta
Quand le cœur s’alourdit
Laissez le présent ad-venir
Encore un Avent…
L’absence réelle
Le syndrome du hamster
Le cygne noir
Avant la découverte de l’Australie au XVIIe siècle, les Européens étaient persuadés que tous les cygnes étaient blancs sans exception. Ils procédaient par induction, c’est-à-dire en généralisant ce que leur expérience empirique leur fournissait comme renseignements : ‘nous n’avons vu que des cygnes blancs jusqu’à présent, et des milliers. C’est donc qu’ils doivent être tous blancs’. Quel choc lorsque les explorateurs témoignèrent avoir vu des cygnes noirs sur la terre australe ! L’événement fit sensation. Il suffit d’un seul volatile sombre pour ruiner une croyance de plusieurs générations…
Depuis, l’expression « cygne noir » est devenue le symbole de ces événements surprenants qui viennent casser la trajectoire établie des idées et des croyances. C’est un ancien trader américain, statisticien de formation, qui en a popularisé l’usage en 2007 avec son best-seller : « Le cygne noir. La puissance de l’imprévisible » (Éditions Belles-Lettres). Nassim Taleb discernait ainsi quelques événements, inattendus et puissants, qui ont occasionné autant de bifurcations dans l’histoire contemporaine : les attentats du 11 septembre 2001, la guerre civile libanaise, le krach boursier de 1987 ou encore l’ouragan Katrina.
Pour Taleb, le « cygne noir » a trois caractéristiques : son « aberration » (il sort totalement du cadre ordinaire), son impact extrêmement fort, et sa prévisibilité rétrospective (on élabore après coup des théories explicatives).
Il se montrait même prophétique en envisageant un jour qu’un virus profitant de la mondialisation pourrait remettre en cause bien des croyances en économie et en politique : « Plus l’on voyagera sur cette planète, plus graves seront les épidémies. (…) Je pressens le risque qu’un grave virus, très étrange, se répande à travers la planète. » (p. 1093 dans l’édition française). La mondialisation, à travers la complexification des échanges et l’ultra-connexion démultiplient l’impact des « cygnes noirs » : nous vivons selon le mot de Taleb en « Extremistan », là où les risques systémiques extrêmes sont accrus.
Les quatre Avents
Par bien des aspects, l’Évangile de ce premier dimanche de l’Avent (Mc 13, 33-37) rejoint l’avertissement de Nassim Taleb sur les cygnes noirs qui surgissent autour de nous : « Veillez ! ». « Veillez donc, car vous ne savez pas quand vient le maître de la maison, le soir ou à minuit, au chant du coq ou le matin ; s’il arrive à l’improviste, il ne faudrait pas qu’il vous trouve endormis ».
C’est comme si Jésus nous prévenait : il y aura des cygnes noirs que vous devrez discerner pour repérer la venue du maître de maison, à l’improviste. Discerner les cygnes des temps, en quelque sorte, en attendant la venue du Christ. C’est bien le sens profond de cette période de l’Avent qui commence : mettre tous nos sens en éveil afin de repérer ce qui pourrait révéler la venue du Fils de l’Homme. Les Pères de l’Église distinguaient deux avènements du Christ : dans l’histoire (à Bethléem), et à la plénitude de l’histoire (le retour du Christ, sa Parousie). Ainsi saint Jean Chrysostome (IV° siècle) : « Nous annonçons l’avènement du Christ : non pas un avènement seulement, mais aussi un second, qui est beaucoup plus beau que le premier. Celui-ci, en effet, comportait une signification de souffrance, et celui-là porte le diadème de la royauté divine ».
Plus tard, la Parousie tardant (c’est le moins que l’on puisse dire !), les chrétiens, fatigués d’attendre l’étape ultime de l’humanité, se sont concentrés sur leur fin individuelle : la mort omniprésente depuis la grande peste et les guerres qui déchiraient l’Occident. Heureusement, en même temps, s’est développé un courant mystique d’intériorisation de la venue du Verbe en nous : aujourd’hui Christ prend naissance en nous. Chaque instant présent peut avoir une intensité eschatologique.
Nous avons donc quatre interprétations de l’Avent (= ad-ventus = venue) du Christ : Noël, la Parousie, la mort individuelle, le présent mystique.
Explorons davantage ce dernier sens de l’Avent, à l’aide de l’événement-cygne-noir qui nous prévient de la venue du maître de maison.
Deux mots du texte de Marc peuvent nous aider à repérer les caractéristiques de cette venue intérieure : moment de grâce / καιρὸς (kairos) et soudain /ἐξαίφνης (exaiphnes).
L’événement Kairos
La distinction entre Kronos et Kairos est bien connu : le premier est un sens linéaire, mesurable (chronométrable) qui s’écoule selon des lois numériques précises ; il est donc prédictible. Le second est davantage de l’ordre de la disruption, d’une fracture qui rompt la continuité et la linéarité de l’histoire ; il est imprédictible. Le Kairos est l’événement de grâce en qui se manifeste et se récapitule l’amour de Dieu pour tous et pour chacun. Chez Marc, c’est le temps du royaume de Dieu (Mc 1,5 : « Le temps (kairos) est accompli, et le royaume de Dieu est proche »), le temps de récolter les figues sur l’arbre (Mc 11, 13 : « en s’approchant, il ne trouva que des feuilles, car ce n’était pas la saison (kairos) des figues. »), le temps de vendanger la vigne dont Dieu désire les fruits (Mc 12, 2 : « Le moment (kairos) venu, il envoya un serviteur auprès des vignerons pour se faire remettre par eux ce qui lui revenait des fruits de la vigne. »), le temps où l’on criera : ‘voilà le Messie !’ (Mc 13,33). Matthieu précise : « mon temps (kairos) est proche » (Mt 26,18) et l’on devine que ce Kairos est lié à l’heure de Jésus selon saint Jean, dont l’événement de la Croix constitue l’accomplissement paradoxal et étonnant.
Retrouver la capacité de discerner l’événement-Kairos dans l’instant présent de notre Kronos est un enjeu spirituel de ce temps de l’Avent.
Cela demande d’être présent à soi-même, de guetter les bifurcations, les ruptures, les disruptions qui viennent soudain percuter notre trajectoire personnelle. Veiller ainsi, c’est reconnaître le passage de Dieu dans le présent, ce que l’engourdissement de la routine habituelle risque de nous faire manquer. Ce Kairos peut advenir lors d’une lecture intense, une musique bouleversante, un croisement de regards, un visage, un silence contemplatif, tout ce qui dilate le cœur à l’infini… Dieu se faufile dans nos vies mieux que les fragrances à travers les pores d’un diffuseur de parfum !
La soudaineté de l’événement
Une deuxième caractéristique de la venue du maître de maison dans notre Évangile est sa soudaineté, à l’improviste (Mc 13,36). Le terme ἐξαίφνης (exaiphnes) est utilisé cinq fois dans le nouveau Testament :
- dans notre évangile : « s’il arrive à l’improviste, il ne faudrait pas qu’il vous trouve endormis. » (Mc 13, 36)
- à Bethléem : « Et soudain, il y eut avec l’ange une troupe céleste innombrable, qui louait Dieu en disant : » (Lc 2, 13)
- lors de la libération subite d’un épileptique de sa maladie : « et il arrive qu’un esprit s’empare de lui, pousse tout à coup des cris, le secoue de convulsions et le fait écumer ; il ne s’éloigne de lui qu’à grand-peine en le laissant tout brisé. » (Lc 9, 39)
- sur la route de Damas, quand Saül est soudain enveloppé de lumière : « Comme il était en route et approchait de Damas, soudain une lumière venant du ciel l’enveloppa de sa clarté » (Ac 9, 3). « Donc, comme j’étais en route et que j’approchais de Damas, soudain vers midi, une grande lumière venant du ciel m’enveloppa de sa clarté » (Ac 22, 6).
Veiller nous invite alors être attentifs à tous ces éclairs qui zèbrent nos ciels d’orage : lorsque soudain quelque chose ou quelqu’un traverse notre espace intérieur et y laisse une trace éblouissante, inoubliable. La surprise et l’événement sont liés : se laisser étonner par ce qui arrive est sans doute une condition pour rester vigilant comme le Christ nous y appelle. Ce qui nous arrive soudainement, à l’improviste, de façon imprévue et imprévisible a de fortes chances de pouvoir être interprété comme un des signes (des cygnes) avant-coureurs d’une venue divine en nous. Rien d’automatique à cela : à nous de discerner, d’éprouver la fécondité de ces éclaire de foudre, de les connecter à notre travail ordinaire de serviteurs.
Kairos et soudaineté : ces deux caractéristiques de l’événement de grâce nous permettent de discerner l’avènement du Christ dans le présent de nos vies.
L’Avent, c’est maintenant : c’est aujourd’hui le jour du salut (2 Co 6,2).
On peut d’ailleurs sans peine relier ces caractéristiques à celles que décrivait Taleb pour le cygne noir : leur étrangeté, leur fort impact, l’éclairage qu’ils projettent après coup sur notre histoire.
« Les événements ont cessé de faire grève », écrivait le sociologue Jean Baudrillard quelques jours après le 11 Septembre 2001 : les avions se fracassant sur les tours jumelles venaient mettre un point final à une décennie d’apparente « fin de l’histoire ». Imprévisible, inattendu, aux conséquences inouïes, le 11 Septembre avait tout de ce que Nassim Taleb appelle un « cygne noir ». La pandémie du Coronavirus prend le relais, ainsi que – hélas ! – les attentats en France en Octobre.
Et chacun connait de tels cygnes noirs, petits ou grands, dans sa vie personnelle.
Réapprenons pendant ces cinq semaines d’avant à repérer les moments privilégiés (Kairos) et soudains où le Christ vient au-devant de nous, à l’improviste, comme par effraction.
LECTURES DE LA MESSE
PREMIÈRE LECTURE
« Ah ! Si tu déchirais les cieux, si tu descendais ! » (Is 63, 16b-17.19b ; 64, 2b-7)
Lecture du livre du prophète Isaïe
C’est toi, Seigneur, notre père ; « Notre-rédempteur-depuis-toujours », tel est ton nom. Pourquoi, Seigneur, nous laisses-tu errer hors de tes chemins ? Pourquoi laisser nos cœurs s’endurcir et ne plus te craindre ? Reviens, à cause de tes serviteurs, des tribus de ton héritage. Ah ! Si tu déchirais les cieux, si tu descendais, les montagnes seraient ébranlées devant ta face.
Voici que tu es descendu : les montagnes furent ébranlées devant ta face. Jamais on n’a entendu, jamais on n’a ouï dire, nul œil n’a jamais vu un autre dieu que toi agir ainsi pour celui qui l’attend. Tu viens rencontrer celui qui pratique avec joie la justice, qui se souvient de toi en suivant tes chemins. Tu étais irrité, mais nous avons encore péché, et nous nous sommes égarés. Tous, nous étions comme des gens impurs, et tous nos actes justes n’étaient que linges souillés. Tous, nous étions desséchés comme des feuilles, et nos fautes, comme le vent, nous emportaient. Personne n’invoque plus ton nom, nul ne se réveille pour prendre appui sur toi. Car tu nous as caché ton visage, tu nous as livrés au pouvoir de nos fautes. Mais maintenant, Seigneur, c’est toi notre père. Nous sommes l’argile, c’est toi qui nous façonnes : nous sommes tous l’ouvrage de ta main.
PSAUME
(79 (80), 2ac.3bc, 15-16a, 18-19)
R/ Dieu, fais-nous revenir ;que ton visage s’éclaire,et nous serons sauvés ! (79, 4)
Berger d’Israël, écoute,
resplendis au-dessus des Kéroubim !
Réveille ta vaillance
et viens nous sauver.
Dieu de l’univers, reviens !
Du haut des cieux, regarde et vois :
visite cette vigne, protège-la,
celle qu’a plantée ta main puissante.
Que ta main soutienne ton protégé,
le fils de l’homme qui te doit sa force.
Jamais plus nous n’irons loin de toi :
fais-nous vivre et invoquer ton nom !
DEUXIÈME LECTURE
Nous attendons de voir se révéler notre Seigneur Jésus Christ (1 Co 1, 3-9)
Lecture de la première lettre de saint Paul apôtre aux Corinthiens
Frères, à vous, la grâce et la paix, de la part de Dieu notre Père et du Seigneur Jésus Christ. Je ne cesse de rendre grâce à Dieu à votre sujet, pour la grâce qu’il vous a donnée dans le Christ Jésus ; en lui vous avez reçu toutes les richesses, toutes celles de la parole et de la connaissance de Dieu. Car le témoignage rendu au Christ s’est établi fermement parmi vous. Ainsi, aucun don de grâce ne vous manque, à vous qui attendez de voir se révéler notre Seigneur Jésus Christ. C’est lui qui vous fera tenir fermement jusqu’au bout, et vous serez sans reproche au jour de notre Seigneur Jésus Christ. Car Dieu est fidèle, lui qui vous a appelés à vivre en communion avec son Fils, Jésus Christ notre Seigneur.
ÉVANGILE
« Veillez, car vous ne savez pas quand vient le maître de la maison » (Mc 13, 33-37)
Alléluia. Alléluia.Fais-nous voir, Seigneur, ton amour, et donne-nous ton salut. Alléluia. (Ps 84, 8)
Évangile de Jésus Christ selon saint Marc
En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples : « Prenez garde, restez éveillés : car vous ne savez pas quand ce sera le moment. C’est comme un homme parti en voyage : en quittant sa maison, il a donné tout pouvoir à ses serviteurs, fixé à chacun son travail, et demandé au portier de veiller. Veillez donc, car vous ne savez pas quand vient le maître de la maison, le soir ou à minuit, au chant du coq ou le matin ; s’il arrive à l’improviste, il ne faudrait pas qu’il vous trouve endormis. Ce que je vous dis là, je le dis à tous : Veillez ! »
Patrick BRAUD