Le vertige identitaire
Le vertige identitaire
Homélie pour le 24° dimanche du temps ordinaire / Année B
16/09/2018
Cf. également :
Yardén : le descendeur
Prendre sa croix
Croire ou agir ? La foi ou les œuvres ?
Faire ou croire ?
Jésus évalué à 360°
De l’art du renoncement
C’est l’outrage et non pas la douleur
Prendre sa croix chaque jour
Qui suis-je ?
Le vertige de cette question ne vous a-t-il jamais effleuré ?
Le doute sur votre identité la plus personnelle ne vous a-t-il jamais troublé ? Sous un ciel de nuit constellée d’étoiles, la conscience de notre fragilité peut nous faire crier d’émerveillement : « qu’est-ce que l’homme, Seigneur, pour que tu penses à lui ? » (Ps 144,3) ou au contraire de désespoir : « l’homme n’est qu’une herbe changeante. Le matin elle fleurit ; le soir elle est fanée, desséchée » (Ps 90,5-6).
L’avis des autres
Tout Fils qu’il est, Jésus lui aussi a dû se battre avec cette question existentielle, d’autant plus lancinante pour lui qu’elle touchait à une double raison d’être : en Dieu, et parmi les hommes. Lorsqu’il demande à ses disciples : « pour vous, qui suis-je ? » à Césarée de Philippe, on peut y entendre l’écho de cette quête intérieure, et l’on devine que les trente années à Nazareth ont été largement habitées par cette interrogation.
Ce n’est pas un examen scolaire qu’il ferait passer à ses lieutenants : « qui a la bonne réponse ? » C’est vraiment l’aide qu’un ami demande ses amis : « pouvez-vous me dire ce que vous percevez de moi ? J’en ai besoin pour intégrer vos avis dans la conscience que j’ai de moi-même. »
Recueillir les opinions des autres sur moi, croiser leur regard sur ma personnalité : tout bon coach d’entreprise vous fera faire une tonne d’exercices là-dessus, et vous livrera des dizaines de recettes pour devenir plus performant au boulot grâce à ces techniques de développement personnel. Cela n’est peut-être pas inutile. Mais il est question de bien autre chose ici : Jésus, conscient que sa Passion approche, veut être ré-assuré sur ses appuis fondamentaux, sinon la violence, l’exclusion et la dérision le feront chanceler et trahir.
Ceux qui ne se posent jamais cette question deviennent froids et insensibles. Hitler y avait répondu trop vite en s’imaginant une fois pour toutes dans son délire être le Messie aryen d’un homme nouveau pour une Europe nouvelle. Staline a hésité, notamment les jours suivant l’invasion de la Russie par les troupes nazies où il pensait démissionner. Mais ses camarades du Politburo lui ont répondu : « tu es le seul chef du parti, le seul sauveur de la mère patrie ». La folie d’Hitler l’isolait de ses proches et l’empêchait d’écouter ce que ses généraux ou autres allemands réalistes voulaient lui transmettre. Le système communiste à l’inverse a statufié Staline dans son personnage historique et il a hélas endossé ce rôle à l’extrême.
« Qui suis-je pour ordonner la solution finale ? » « Qui suis-je pour déporter au goulag par millions ceux qui s’opposent à moi ? » S’ils s’étaient posé ce genre de questions, avec lucidité et conscience droite, aidés par de vrais amis leur apportant des éléments de réponse objective, ils n’auraient peut-être pas basculé dans leur folie destructrice…
Même les monarques absolus en France avaient leur bouffon, et le bouffon du roi avait toute liberté pour faire remonter au souverain ses travers, ses erreurs, ses défauts… « Pour qui te prends-tu ? Tu veux jouer à Dieu sur terre, alors que tu n’es qu’un Bourbon mal fini ! » « Qui es-tu pour te prendre pour le soleil en personne ? »
Un esclave accompagnait toujours l’empereur romain qui défilait triomphalement dans les rues de Rome après une victoire : « souviens-toi que tu es mortel », devait-il lui murmurer sans cesse à l’oreille derrière lui tout en tenant la couronne de lauriers, afin de lui éviter la démesure (hybris en grec) en se prenant pour un autre que lui-même.
Le silence et la solitude, à l’écart
Jésus n’avait pas que l’enquête auprès de ses disciples pour mieux cerner son identité personnelle. Les évangélistes le mentionnent souvent aller à l’écart, rester seul une partie de la nuit, prier sur la montagne ou au désert. Nul doute que ces moments de silence et de solitude ont été déterminants pour sa réponse.
N’espérons pas nous non plus savoir qui nous sommes sans prendre ce temps du retrait, silencieux et solitaire. C’est la distance nécessaire à prendre pour décoller de nos œuvres, pour ne pas nous identifier à nos actes, pourrait trouver en nous le souffle si subtil de l’Esprit de Dieu, notre intime.
Celui qui ne fait qu’agir ressemblera très vite à l’un de ces canards à qui on a coupé le cou et qui continue à courir en tous sens. Le véritable homme d’action sait ne rien faire, a appris à banaliser des plages de son agenda pour n’avoir rendez-vous qu’avec lui-même. Il sait que lire, marcher, philosopher, méditer seul face à la nature ou la table de son écritoire est indispensable pour ne pas se dessécher et se vider jusqu’à devenir creux.
Les Écritures
L’avis des autres, la solitude et la prière… : Jésus a également appris qui il était en scrutant les Écritures comme les juifs le font depuis des millénaires. Il a chanté les cris des psaumes ; il s’est reconnu dans le Serviteur souffrant d’Isaïe dont notre première lecture (Is 50, 5-9) nous donne un portrait de résistant non-violent que Jésus fera sien (« je ne me suis pas révolté, je ne me suis pas dérobé. J’ai présenté mon dos à ceux qui me frappaient, et mes joues à ceux qui m’arrachaient la barbe. Je n’ai pas caché ma face devant les outrages et les crachats… »). Il a découvert l’attente messianique d’Israël et chaque fibre de son être a vibré au portrait des prophètes, jusqu’au grand prophète espéré depuis Moïse.
N’espérons pas savoir qui nous sommes en réalité, devant Dieu, sans scruter les Écritures avec le Christ. Certains textes nous bouleverseront tant que rien ne sera plus comme avant. Certains passages nous brûleront au fer rouge, et leur marque nous accompagnera dans nos choix de vie mieux qu’un tatouage ou un matricule. La petite musique biblique deviendra notre toile de fond sur laquelle nous peindrons nos paysages. La Bible est un révélateur de l’identité de chacun. Elle nous dit qui nous sommes. Elle me renvoie mon image, contrastée et multiple.
Nos compagnons de route, le silence dans la solitude, la Bible scrutée avec passion : voilà au moins trois pistes pour creuser cette question à laquelle nous n’avons jamais répondu définitivement : « qui suis-je ? » Comme l’écrivait Rilke à un jeune poète, le plus important n’est peut-être pas la réponse, mais le fait même de se laisser habiter et transformer par cette question mystérieuse.
Efforcez-vous d’aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui vous serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. Ne cherchez pas pour le moment des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne sauriez pas les mettre en pratique, les « vivre ». Et il s’agit précisément de tout vivre.
Ne vivez pour l’instant que vos questions.
Peut-être, simplement en les vivant, finirez-vous par entrer insensiblement, un jour, dans les réponses.
Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, Lettre n° 4 du 16/07/1903.
D’ailleurs, lorsque Dieu lui-même doit parler suite à la question de Moïse sur son identité : « qui es-tu ? », sa réponse n’en est pas vraiment une. YHWH : je serai qui je serai… Autrement dit : ne cherche pas à m’enfermer dans un nom, une identité close. Ne crois pas me connaître en m’appelant Adonaï, El Shaddaï, Seigneur ou Allah (d’ailleurs, le Tétragramme YHWH ne se prononce pas, car nul n’a prise sur l’identité divine). Marche humblement avec moi et tu verras en cours de route qui je suis.
Prenons le temps cette semaine de poser cette question de confiance à un proche, un collègue : « pour toi, qui suis-je ? »
Lectures de la messe
Première lecture
« J’ai présenté mon dos à ceux qui me frappaient » (Is 50, 5-9a)
Lecture du livre du prophète Isaïe
Le Seigneur mon Dieu m’a ouvert l’oreille, et moi, je ne me suis pas révolté, je ne me suis pas dérobé. J’ai présenté mon dos à ceux qui me frappaient, et mes joues à ceux qui m’arrachaient la barbe. Je n’ai pas caché ma face devant les outrages et les crachats. Le Seigneur mon Dieu vient à mon secours ; c’est pourquoi je ne suis pas atteint par les outrages, c’est pourquoi j’ai rendu ma face dure comme pierre : je sais que je ne serai pas confondu. Il est proche, Celui qui me justifie. Quelqu’un veut-il plaider contre moi ? Comparaissons ensemble ! Quelqu’un veut-il m’attaquer en justice ? Qu’il s’avance vers moi ! Voilà le Seigneur mon Dieu, il prend ma défense ; qui donc me condamnera ?
Psaume
(Ps 114 (116 A), 1-2, 3-4, 5-6, 8-9)
R/ Je marcherai en présence du Seigneur sur la terre des vivants. ou : Alléluia ! (Ps 114, 9)
J’aime le Seigneur :
il entend le cri de ma prière ;
il incline vers moi son oreille :
toute ma vie, je l’invoquerai.
J’étais pris dans les filets de la mort,
retenu dans les liens de l’abîme,
j’éprouvais la tristesse et l’angoisse ;
j’ai invoqué le nom du Seigneur :
« Seigneur, je t’en prie, délivre-moi ! »
Le Seigneur est justice et pitié,
notre Dieu est tendresse.
Le Seigneur défend les petits :
j’étais faible, il m’a sauvé.
Il a sauvé mon âme de la mort,
gardé mes yeux des larmes
et mes pieds du faux pas.
Je marcherai en présence du Seigneur
sur la terre des vivants.
Deuxième lecture
« La foi, si elle n’est pas mise en œuvre, est bel et bien morte » (Jc 2, 14-18)
Lecture de la lettre de saint Jacques
Mes frères, si quelqu’un prétend avoir la foi, sans la mettre en œuvre, à quoi cela sert-il ? Sa foi peut-elle le sauver ? Supposons qu’un frère ou une sœur n’ait pas de quoi s’habiller, ni de quoi manger tous les jours ; si l’un de vous leur dit : « Allez en paix ! Mettez-vous au chaud, et mangez à votre faim ! » sans leur donner le nécessaire pour vivre, à quoi cela sert-il ? Ainsi donc, la foi, si elle n’est pas mise en œuvre, est bel et bien morte. En revanche, on va dire : « Toi, tu as la foi ; moi, j’ai les œuvres. Montre-moi donc ta foi sans les œuvres ; moi, c’est par mes œuvres que je te montrerai la foi. »
Évangile
« Tu es le Christ… Il fallait que le Fils de l’homme souffre beaucoup » (Mc 8, 27-35) Alléluia. Alléluia.
Que la croix du Seigneur soit ma seule fierté ! Par elle, le monde est crucifié pour moi, et moi pour le monde. Alléluia. (Ga 6,14)
Évangile de Jésus Christ selon saint Marc
En ce temps-là, Jésus s’en alla, ainsi que ses disciples, vers les villages situés aux environs de Césarée-de-Philippe. Chemin faisant, il interrogeait ses disciples : « Au dire des gens, qui suis-je ? » Ils lui répondirent : « Jean le Baptiste ; pour d’autres, Élie ; pour d’autres, un des prophètes. » Et lui les interrogeait : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » Pierre, prenant la parole, lui dit : « Tu es le Christ. » Alors, il leur défendit vivement de parler de lui à personne. Il commença à leur enseigner qu’il fallait que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit tué, et que, trois jours après, il ressuscite. Jésus disait cette parole ouvertement. Pierre, le prenant à part, se mit à lui faire de vifs reproches. Mais Jésus se retourna et, voyant ses disciples, il interpella vivement Pierre : « Passe derrière moi, Satan ! Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » Appelant la foule avec ses disciples, il leur dit : « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera. »
Patrick BRAUD