La pureté ne sert à rien
La pureté ne sert à rien
Homélie du 2° Dimanche du temps ordinaire / Année C
16/01/2022
Cf. également :
Notre angoisse de Cana
Intercéder comme Marie
La hiérarchie des charismes
Jésus que leur joie demeure
Le mariage et l’enfant : recevoir de se recevoir
Toc, toc…
« Pour moi, tout ce qui a pu être en contact avec l’extérieur est contaminé. Je peux me laver les mains plus de 60 fois par jours par peur de tomber malade. Même mes propres affaires comme mon portable ou mes clés sont à risque. Je suis obligé de les nettoyer et de me laver les mains pour enlever les microbes. C’est devenu un vrai cauchemar. Même lorsque les personnes de ma famille touchent à des objets comme la télécommande de la télé, je me sens obligé de les nettoyer avec une lingette antibactérienne pour les désinfecter. En fait, que ce soit les clefs, les sacs, etc., tout objet doit être désinfecté. Cette situation est source d’une grande anxiété et me fait perdre des heures chaque jour » [1].
Des témoignages comme celui-ci, il en existe malheureusement des milliers. Ce genre de rituels de propreté, répétitifs, épuisants et disproportionnés, est connu sous l’appellation bien choisie de « trouble obsessionnel compulsif » (‘toc’). Le ‘toc’ porte souvent sur le lavage des mains, le ménage, le nettoyage des objets touchés etc. C’est une vraie maladie, dont il est difficile de guérir totalement. Médicaments et psychothérapies sont des remèdes, mais le chemin est long pour ceux qui veulent s’affranchir de leur toc.
À y regarder de près, beaucoup de religions semblent souffrir de ‘toc’ de pureté. Les hindous se baignent dans le Gange dès qu’ils le peuvent, les juifs font ablution sur ablution, les musulmans également se nettoient symboliquement avant la mosquée et à maintes autres occasions. Même les chrétiens ont gardé un vague souvenir de ces anciennes obsessions, avec par exemple au cours des offices les multiples prières pour demander pardon, l’aspersion de l’assemblée au début de la messe ou le lavabo du prêtre avant l’offertoire [2]. Ce qui était une mesure d’hygiène devient vite un toc religieux légèrement malsain…
L’obsession de la pureté rituelle est quasi maladive dans les grandes religions. Sauf normalement en christianisme. Car s’il en est un qui a contesté la primauté de cette obsession, c’est bien Jésus de Nazareth ! Il fréquente les impurs (lépreux, collecteurs d’impôts, prostituées etc.), il guérit les impurs (par exemple la femme hémorroïsse), il est lui-même impur au plus haut point sur le bois de la croix où la malédiction de ce châtiment l’assimile à un maudit de Dieu : « maudit soit qui pend au bois du gibet » (Dt 21,23 ; Ga 3,13). Il se permet des libertés choquantes avec les rituels juifs de purification. Ainsi il ne se lave pas forcément les mains avant de passer à table, ce qui lui vaut une polémique célèbre où il développe ce qu’est la vraie pureté pour lui : la pureté du cœur, intérieure, et non la soi-disant pureté du corps, extérieure. « Il y eut une dispute entre les disciples de Jean et un Juif au sujet des bains de purification » (Jn 3,25). « Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous purifiez l’extérieur de la coupe et de l’assiette, mais l’intérieur est rempli de cupidité et d’intempérance ! » (Mt 23, 25). On le soupçonne même d’être un ivrogne et un glouton (Mt 11,19), puisqu’il n’est pas ascétique comme son cousin Jean-Baptiste !
Les 6 jarres de Cana
Au premier regard, l’Évangile des noces de Cana de ce dimanche (Jn 2, 1-11) ne paraît pas aborder ce sujet. On entend bien qu’il s’agit de mariage, de festin, de vin, de fête, de noce ratée ou réussie. C’est visiblement la nouvelle Alliance conclue dans le sang de Jésus – que le vin annonce – qui constitue la trame principale de ce récit si bien construit. On entend ensuite que Marie a un rôle bien précis dans l’avènement de « l’heure » de son fils (sa Passion) : « faites tout ce qu’il vous dira ». Et là, les commentaires mariaux sont innombrables.
On peut entendre également, comme une harmonique trois octaves au-dessus, la critique sévère des rites de purification que le signe de Cana opère.
Comment ! ? Il y a là 6 jarres de 100 litres, et personne ne s’étonnerait qu’elles soient vides, ni qu’elles se remplissent d’autre chose ? Personne ne relèverait le contraste entre l’austère neutralité de l’eau et la chaleur enivrante du meilleur vin pour la noce ? entre la dureté du grès des jarres et la douceur de vivre du vin versé pour la noce ?
Car ces jarres ne sont pas là pour la décoration, ni pour boire. Ce sont des jarres de purification (καθαρισμός = katharismos en grec) où les invités vont puiser de l’eau pour faire leurs ablutions rituelles avant de passer à table. C’est pour cela qu’on appelait les albigeois du nom grec « cathares », les « purs », car ils se voulaient les seuls vrais chrétiens en méprisant la chair, en étant végétaliens, et en vivant à part, séparés des impurs. Mais 600 litres, c’est énorme ! Même s’il y a foule au mariage, elle a dû exagérer sur la propreté pour épuiser une telle réserve d’eau ! D’ailleurs, si Jean précise qu’elles sont 6, c’est sans doute parce que 6 est le chiffre de l’imperfection (la semaine sans le shabbat), le chiffre qui désignera Néron faisant mourir les baptisés (666 cf. Ap 13,18). Dire qu’il y avait 6 jarres à Cana sous-entend que le vieux système de purification rituelle est imparfait, voire meurtrier…
Le geste de Jésus renverse donc les mentalités religieuses de toute époque.
En remplaçant l’eau par le vin, il conteste l’ascèse comme clé d’entrée à la table de l’Alliance.
En demandant de servir le vin aux convives et non plus de prendre de l’eau pour se laver, il indique que recevoir est plus important que prendre, que la joie des noces est un don gratuit et non le fruit d’un effort.
La dure pierre opaque des jarres d’eau – dure loi des purifications innombrables et obsessionnelles – est remplacée par le fin cristal des verres à vin, doux et transparent comme la grâce…
Recevoir d’abord, donner ensuite
Comment mieux dire que la joie de l’amour ne se mérite pas, mais s’accueille ? Elle ne vient pas suite à nos efforts, à notre ascèse, à la force du poignet. Elle est versée gratuitement, par surprise, indépendamment de nos tentatives d’y arriver par nous-mêmes.
L’obsession de la pureté n’est pas chrétienne. Elle est centrée sur le mérite à acquérir, au lieu de préparer à recevoir la grâce. Elle nous enferme dans des répétitions rituelles maladives, au lieu de goûter la joie qui coule à flots.
Jésus ne méprise pas le souci de purification. Ainsi il demande au lépreux guéri d’aller au Temple offrir le sacrifice d’action de grâces. Mais il inverse le cours des choses : d’abord la grâce (la guérison, le vin nouveau, le salut), puis la purification. Recevoir d’abord, donner ensuite. Jésus formule clairement ce qui est finalement la loi anthropologique la plus fondamentale : « Vous avez reçu gratuitement : donnez gratuitement » (Mt 10,8). La vie est d’abord un passif, puis ce passif devient actif. Personne ne se fait naître lui-même, il se reçoit de l’union de deux êtres. Personne ne sait aimer en premier : il a d’abord été aimé, désiré, choyé. Alors il peut aimer à son tour.
Cana nous place sous le signe du don et non du mérite. L’ancienne obsession de la pureté à obtenir par soi-même fait place à la joie d’être avec l’époux, sans conditions.
Certes il y a des conséquences à une telle expérience. ! On ne vit plus après comme avant. La morale, l’ascèse, la pureté du cœur viennent comme des conséquences et non plus des préalables : la grâce accueillie avec reconnaissance produit des fruits de conversion, de droiture, de générosité. Mais l’accumulation de rituels ne fait qu’assécher la source de la joie avec l’eau des jarres de purification.
Tout est pur pour les purs (Ti 1,15)
Un juif aussi intègre que Pierre a eu du mal à accepter cette libération de l’obsession de pureté rituelle. Hélas, les juifs, musulmans ou hindous n’ont toujours pas franchi ce seuil aujourd’hui ! Le chapitre 10 des Actes des apôtres montre Pierre très hésitant après un songe où Dieu lui demande de manger des animaux impurs selon la loi juive. Pourtant, il écoutera l’Esprit l’autorisant à consommer l’impur ! Mieux : il fera le lien entre l’abolition de l’impureté rituelle et l’abolition des barrières entre les peuples. Car, lorsqu’il est appelé à entrer dans la maison du centurion romain Corneille à Jaffa, il se souvient qu’en tant que juif il ne devrait pas entrer. Mais rien n’est impur aux yeux de Dieu, sinon le mal qui sort du cœur de l’homme. « Saisi par la faim, il voulut prendre quelque chose. Pendant qu’on lui préparait à manger, il tomba en extase. Il contemplait le ciel ouvert et un objet qui descendait : on aurait dit une grande toile tenue aux quatre coins, et qui se posait sur la terre. Il y avait dedans tous les quadrupèdes, tous les reptiles de la terre et tous les oiseaux du ciel. Et une voix s’adressa à lui : ‘Debout, Pierre, offre-les en sacrifice, et mange !’ Pierre dit : ‘Certainement pas, Seigneur ! Je n’ai jamais pris d’aliment interdit et impur !’ À nouveau, pour la deuxième fois, la voix s’adressa à lui : ‘Ce que Dieu a déclaré pur, toi, ne le déclare pas interdit.’ » (Ac 10, 10 15). Pierre s’est peut-être souvenu alors de l’épisode où Jésus « déclarait purs tous les aliments » (Mc 7,19).
Chez Corneille, il découvre le lien si fort entre l’abolition de la pureté rituelle et la communion avec les païens, les étrangers, les autres. « Vous savez qu’un Juif n’est pas autorisé à fréquenter un étranger ni à entrer en contact avec lui. Mais à moi, Dieu a montré qu’il ne fallait déclarer interdit ou impur aucun être humain » (Ac 10, 28).
L’antidote au séparatisme pourrait-on dire ! Car croire qu’on devient impur en faisant ceci ou cela interdit de fréquenter ceux qui le font… Le véritable universalisme chrétien naît à Cana et s’épanouit à Jaffa ! Sans ce chamboulement religieux, le rite étouffe la grâce, et l’obsession de la pureté empêche la fraternité avec tous.
Personne n’est assez pur pour prétendre mériter paraître face à Dieu ! Abandonner ce toc de la pureté nous libère de nous-mêmes, et nous ouvre à la joie promise. Le vin coule à flots là où l’eau stagnait, le cristal remplace le grès, la joie de la communion efface l’austérité de l’ascèse, le don reçu prime sur le mérite acquis, la surprise sur l’attendu…
Cana relègue les immenses jarres de purification au rang de collections de musée : utiles en leur temps où l’homme tâtonnait vers Dieu, obsolètes en ce temps où Dieu vient à l’homme.
Serons-nous en tirer toutes les conséquences pour les impurs d’aujourd’hui ?
[2]. « Lavabo » est un mot latin signifiant « Je laverai ». Il est tiré du psaume : « Je laverai mes mains en signe d’innocence pour approcher de ton autel, Seigneur » (Psaume 25,6).
Lectures de la messe
Première lecture
« Comme la jeune mariée fait la joie de son mari » (Is 62, 1-5)
Lecture du livre du prophète Isaïe
Pour la cause de Sion, je ne me tairai pas, et pour Jérusalem, je n’aurai de cesse que sa justice ne paraisse dans la clarté, et son salut comme une torche qui brûle. Et les nations verront ta justice ; tous les rois verront ta gloire. On te nommera d’un nom nouveau que la bouche du Seigneur dictera. Tu seras une couronne brillante dans la main du Seigneur, un diadème royal entre les doigts de ton Dieu. On ne te dira plus : « Délaissée ! » À ton pays, nul ne dira : « Désolation ! » Toi, tu seras appelée « Ma Préférence », cette terre se nommera « L’Épousée ». Car le Seigneur t’a préférée, et cette terre deviendra « L’Épousée ». Comme un jeune homme épouse une vierge, ton Bâtisseur t’épousera. Comme la jeune mariée fait la joie de son mari, tu seras la joie de ton Dieu.
Psaume
(Ps 95 (96), 1-2a, 2b-3, 7-8a, 9a.10ac)
R/ Racontez à tous les peuples les merveilles du Seigneur ! (Ps 95, 3)
Chantez au Seigneur un chant nouveau,
chantez au Seigneur, terre entière,
chantez au Seigneur et bénissez son nom !
De jour en jour, proclamez son salut,
racontez à tous les peuples sa gloire,
à toutes les nations ses merveilles !
Rendez au Seigneur, familles des peuples,
rendez au Seigneur, la gloire et la puissance,
rendez au Seigneur la gloire de son nom.
Adorez le Seigneur, éblouissant de sainteté.
Allez dire aux nations : Le Seigneur est roi !
Il gouverne les peuples avec droiture.
Deuxième lecture
« L’unique et même Esprit distribue ses dons, comme il le veut, à chacun en particulier » (1 Co 12, 4-11)
Lecture de la première lettre de saint Paul Apôtre aux Corinthiens
Frères, les dons de la grâce sont variés, mais c’est le même Esprit. Les services sont variés, mais c’est le même Seigneur. Les activités sont variées, mais c’est le même Dieu qui agit en tout et en tous. À chacun est donnée la manifestation de l’Esprit en vue du bien. À celui-ci est donnée, par l’Esprit, une parole de sagesse ; à un autre, une parole de connaissance, selon le même Esprit ; un autre reçoit, dans le même Esprit, un don de foi ; un autre encore, dans l’unique Esprit, des dons de guérison ; à un autre est donné d’opérer des miracles, à un autre de prophétiser, à un autre de discerner les inspirations ; à l’un, de parler diverses langues mystérieuses ; à l’autre, de les interpréter. Mais celui qui agit en tout cela, c’est l’unique et même Esprit : il distribue ses dons, comme il le veut, à chacun en particulier.
Évangile
« Tel fut le commencement des signes que Jésus accomplit. C’était à Cana de Galilée » (Jn 2, 1-11)
Alléluia. Alléluia. Dieu nous a appelés par l’Évangile à entrer en possession de la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Alléluia. (cf. 2 Th 2, 14)
Évangile de Jésus Christ selon saint Jean
En ce temps-là, il y eut un mariage à Cana de Galilée. La mère de Jésus était là. Jésus aussi avait été invité au mariage avec ses disciples. Or, on manqua de vin. La mère de Jésus lui dit : « Ils n’ont pas de vin. » Jésus lui répond : « Femme, que me veux-tu ? Mon heure n’est pas encore venue. » Sa mère dit à ceux qui servaient : « Tout ce qu’il vous dira, faites-le. » Or, il y avait là six jarres de pierre pour les purifications rituelles des Juifs ; chacune contenait deux à trois mesures, (c’est-à-dire environ cent litres). Jésus dit à ceux qui servaient : « Remplissez d’eau les jarres. » Et ils les remplirent jusqu’au bord. Il leur dit : « Maintenant, puisez, et portez-en au maître du repas. » Ils lui en portèrent. Et celui-ci goûta l’eau changée en vin. Il ne savait pas d’où venait ce vin, mais ceux qui servaient le savaient bien, eux qui avaient puisé l’eau. Alors le maître du repas appelle le marié et lui dit : « Tout le monde sert le bon vin en premier et, lorsque les gens ont bien bu, on apporte le moins bon. Mais toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à maintenant. » Tel fut le commencement des signes que Jésus accomplit. C’était à Cana de Galilée. Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui.
Patrick BRAUD