Laissez le présent ad-venir
Laissez le présent ad-venir
Homélie du 1° Dimanche de l’Avent / Année B
03/12/2017
Encore un Avent…
Bonne année !
Se laisser façonner
Gravity, la nouvelle arche de Noé ?
Sous le signe de la promesse
L’absence réelle
La limaille et l’aimant
La « réserve eschatologique »
Le syndrome du hamster
La météo du jour
- Savez-vous quel temps il fera demain ?
- Facile ! me direz-vous. Un clic sur le site de météo France et j’ai les prédictions : « pluies éparses ».
- N’y a-t-il pas une autre information à côté du nuage avec ses gouttes ?
- Si : un chiffre. 3.
- Et donc ?
- ? ? ?
- C’est ce qu’on appelle l’indice de confiance des prédictions météo. Il varie entre 0 (très peu sûr) à 5 (quasi certain). Car en réalité, il n’y a rien de plus difficile à prévoir que la météo, terrestre ou marine. La prédiction du lendemain est à peu près fiable (quoique localement cela puisse varier beaucoup !). Celle de la semaine est moyennement fiable. Celle à 15 jours n’est qu’une indication de tendance. Et on a pu démontrer qu’au-delà de 15 jours, il est strictement impossible (mathématiquement) de prédire quel temps il fera…
À l’improviste
Jésus ne pouvait connaître la théorie du chaos qui sous-tend cette imprévisibilité radicale de ce qui va arriver. Mais il en a l’intuition spirituelle. Pour lui visiblement, le présent de Dieu n’est pas la simple prolongation du passé humain. Il peut se produire du neuf à tout instant, déjouant les plans, les stratégies, les calculs. « Vous ne savez pas… » : ce constat d’inconnaissance revient très souvent dans les Évangiles. « Vous ne savez pas quand ce sera le moment. [...] Vous ne savez pas quand vient le maître de la maison…»
Ici, c’est l’ignorance de la date du cambriolage, du retour du maître parti en voyage, du royaume de Dieu lui-même. C’est « à l’improviste » que se manifeste l’arrivée du maître.
Le présent de Dieu ne peut donc pas se programmer, se planifier. Il n’est pas prédictible, plus encore que la météo à 15 jours. Surveiller ou contrôler ne sert à rien. C’est veiller qui est l’attitude juste, c’est-à-dire guetter les signes d’une ad-venue inattendue et imprévisible.
Le présent de la foi chrétienne est un événement, au sens littéral du terme : ex-venire = ce qui vient d’ailleurs. Il nous est donné par un Autre. Il échappe à toute mainmise.
Plus encore : ce présent nous vient du futur. Le Christ ressuscité venant à notre rencontre engendre dans notre vie ces événements par lesquels il nous invite à orienter notre existence vers la plénitude finale. « Deviens qui tu seras » : notre vocation en Christ reflue sur notre condition actuelle, tel le mascaret remontant de la mer au fleuve par l’embouchure en une étrange vague à contre-courant…
D’où le nom du temps liturgique qui commence : ad-ventus = Avent = ce qui vient vers nous.
De Laplace à Planck
Les conséquences spirituelles de cette conception adventiste du présent sont majeures. Prenons une comparaison avec les sciences physiques. La mécanique classique d’Isaac Newton et Johannes Kepler assignait une place et une vitesse à chaque chose, à chaque instant, de façon sûre et certaine. Le physicien Pierre-Simon de Laplace affirmait triomphalement que les lois de la nature avec les conditions initiales suffisaient à tout prévoir de l’évolution du monde [1] !
Puis est venu Henri Poincaré avec la démonstration qu’on ne sait mathématiquement pas résoudre les équations de l’attraction gravitationnelle de trois corps distincts. À trois c’est impossible, alors avec des myriades de planètes… !
Konrad Lorenz a enfoncé le clou avec son fameux effet papillon pour illustrer l’imprédictibilité de la météo : les battements d’ailes d’un papillon au Brésil peuvent provoquer de proche en proche un ouragan sur les côtes du Texas ! Les équations du temps sont trop sensibles aux infimes variations des conditions initiales pour qu’on sache réellement où elles conduisent. Elles se mettent à diverger très vite.
Benoît Mandelbrot a enchaîné avec sa théorie des fractales, où de surprenantes figures apparaissent d’elles-mêmes dans la nature comme dans les mathématiques.
Werner Heisenberg et Max Planck avec la mécanique quantique ont troublé encore davantage la vieille conception déterministe en démontrant que dans l’infiniment petit, on ne pouvait pas connaître à la fois la masse et la vitesse d’une particule, et qu’il fallait donc parler de probabilité de présence plutôt que de présence…
« Vous ne savez pas… » semble être le refrain de cette théorie du chaos, déterministe (Lorenz) ou indéterministe (Planck). Le fait d’accepter de ne pas savoir permet paradoxalement d’observer des phénomènes inaperçus autrement. C’est comme si le nuage d’inconnaissance (ouvrage anonyme du XIV° siècle) ou la docte ignorance (c’est le titre d’un ouvrage de Nicolas de Cues au XV° siècle) filtraient la lumière pour éclairer des événements surgissant à l’improviste. Dans cette nouvelle physique, le réel possède la capacité de s’auto-organiser, sans autre apport que lui-même. De nouvelles structures, de nouvelles organisations émergent sans que personne les aient prévues, sans qu’on ait pu les annoncer, les décrire ou même les imaginer auparavant.
Un présent adventiste
Toutes proportions gardées, le présent du royaume évoqué par Jésus ressemble à l’émergence des physiques du chaos. Les psychanalystes et les tenants du développement personnel vous répètent à l’envie que c’est notre passé qui vous détermine. Avec une approche très mécaniste, ils croient que c’est en plongeant dans la préhistoire de la souffrance qu’on peut s’en libérer, par la parole, la reconnaissance de victimes et de coupables. Symétriquement, les idéologies politiques du XX° siècle nous ont vendu une autre approche elle aussi très mécaniste : faire table rase du passé et fabriquer le surhomme (communiste ou nazi) à la force du poignet.
Le présent évoqué par Jésus ne relève ni de Freud, ni de Marx ou Nietzsche. C’est un présent émergeant, événementiel, où la confession de non-savoir entraîne la vigilance, qui permet de discerner les signes d’une émergence inouïe, d’une advenue étonnante. C’est un présent qui nous vient de notre avenir en Christ et non de notre passé humain.
C’est par exemple Jacques Fesch devenant saint en allant vers l’échafaud.
C’est Paul Claudel surpris et bouleversé par un Magnificat à Notre-Dame de Paris.
C’est Thérèse de Lisieux entendant son père soupirer après la ‘comédie’ de Noël faite pour elle.
C’est l’Abbé Pierre laissant éclater sa colère devant un bébé mort de froid en l’hiver 1954.
C’est la facture de la jambe d’Ignace de Loyola qui l’immobilise et lui fait lire la vie des saints.
C’est Bernadette Soubirous attentive à l’inhabituel dans la tutte aux cochons (grotte de Massabielle) lorsqu’elle va ramasser du bois mort pour sa famille.
C’est Augustin le manichéen qui dans sa quête intérieure entend le fameux : ‘tolle et lege’ (‘prends et lis ’) pour découvrir la Bible.
C’est…
Le Christ vient aujourd’hui dans nos vies, comme un voleur, « à l’improviste ». Il y a des surgissements qui ne s’expliquent qu’ainsi, des événements qui en sont la trace, des émergences spirituelles qui en prennent des formes surprenantes. Le tout est d’être assez éveillés pour ne pas les manquer, assez vigilants pour en accueillir l’imprévu.
L’Avent est le temps de cette radicale disponibilité au présent de Dieu, capable de faire surgir ce qui n’aurait pas dû ou pas pu arriver, capable de créer du si neuf qu’il en est inimaginable ou impossible auparavant.
Du management à l’effectuation
Un petit clin d’œil pour terminer. Ce débat entre déterminisme et imprédictibilité qui agite les scientifiques rebondit de façon intéressante dans un autre domaine. Il oppose en management les tenants d’une conception classique à ceux qui essaient de penser le chaos et l’auto-organisation en entreprise. Les tenants du management classique sont connus : Ford et le taylorisme, Toyota et le lean management, les psys ou les coaches individuels et le développement personnel, les entraîneurs sportifs et le coaching d’équipe etc. Les offres pullulent sur le marché des cabinets conseils ! Chacun essaie de bâtir son concept-clé (organisation scientifique du travail, lean, coaching, équipe performante etc.), écrit des livres dessus, et trouve ainsi des clients pour tester leurs théories.
Un autre courant (avec le même risque) essaie depuis peu de s’inspirer de la théorie du chaos pour mieux libérer l’énergie des travailleurs. Plutôt que de contrôler, de prévoir et d’organiser, les managers et dirigeants auraient peut-être intérêt à accompagner, laisser s’auto-organiser, favoriser l’émergence [2] de ce qu’on n’a pas prévu. La co-construction, l’itération, la centration sur les moyens disponibles plus que sur des objectifs irréalistes, la confiance dans l’initiative sont quelques-unes des valeurs clés de ces nouveaux leaders. Cela relève de la maïeutique (accompagner le réel pour qu’il accouche de lui-même) et non du calcul prévisionnel. Ce management par effectuation se caractérise par le discernement des effets possibles, des efforts produits par les libres interactions entre les collaborateurs, et avec le marché [3]. Il cherche à profiter des opportunités qui surgissent et non à les provoquer, à laisser le chaos proliférer au lieu de tout contrôler en mode directif descendant, confiant dans la capacité d’auto-organisation et d’émergence qui fera surgir de ce chaos de nouvelles initiatives. Bref : en management également, laisser advenir le présent est peut-être plus humanisant, plus fécond, que de diriger les hommes et finalement de les manipuler (c’est la même racine que le mot management).
Que ce temps de l’Avent nous convertisse à l’ouverture du cœur : laissons le présent advenir en nous.
[1]. C’est le fameux « démon de Laplace » : « Une intelligence qui, à un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était suffisamment vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. », Essai philosophique sur les probabilités, 1814.
[2]. Une structure est dite émergente si elle apparaît brutalement et est issue de la dynamique, c’est-à-dire que ses propriétés n’existaient pas préalablement dans les éléments qui l’ont composée. On appelle « émergence » une combinaison préexistante d’éléments préexistants produisant quelque chose de totalement inattendu. Un exemple classique de ce type de phénomène est celui de l’eau, dont les caractéristiques les plus remarquables sont totalement imprévisibles au vu de celles de ses deux composants, l’hydrogène et l’oxygène ; pourtant la combinaison des deux ingrédients donne naissance à quelque chose d’entièrement neuf.
[3]. Cf. par exemple https://philippesilberzahn.com/2011/02/28/comment-entrepreneurs-pensent-agissent-principes-effectuation/
LECTURES DE LA MESSE
PREMIÈRE LECTURE
« Ah ! Si tu déchirais les cieux, si tu descendais ! » (Is 63, 16b-17.19b ; 64, 2b-7)
Lecture du livre du prophète Isaïe
C’est toi, Seigneur, notre père ; « Notre-rédempteur-depuis-toujours », tel est ton nom. Pourquoi, Seigneur, nous laisses-tu errer hors de tes chemins ? Pourquoi laisser nos cœurs s’endurcir et ne plus te craindre ? Reviens, à cause de tes serviteurs, des tribus de ton héritage. Ah ! Si tu déchirais les cieux, si tu descendais, les montagnes seraient ébranlées devant ta face.
Voici que tu es descendu : les montagnes furent ébranlées devant ta face. Jamais on n’a entendu, jamais on n’a ouï dire, nul œil n’a jamais vu un autre dieu que toi agir ainsi pour celui qui l’attend. Tu viens rencontrer celui qui pratique avec joie la justice, qui se souvient de toi en suivant tes chemins. Tu étais irrité, mais nous avons encore péché, et nous nous sommes égarés. Tous, nous étions comme des gens impurs, et tous nos actes justes n’étaient que linges souillés. Tous, nous étions desséchés comme des feuilles, et nos fautes, comme le vent, nous emportaient. Personne n’invoque plus ton nom, nul ne se réveille pour prendre appui sur toi. Car tu nous as caché ton visage, tu nous as livrés au pouvoir de nos fautes. Mais maintenant, Seigneur, c’est toi notre père. Nous sommes l’argile, c’est toi qui nous façonnes : nous sommes tous l’ouvrage de ta main.
PSAUME
(79 (80), 2ac.3bc, 15-16a, 18-19)
R/ Dieu, fais-nous revenir ; que ton visage s’éclaire, et nous serons sauvés ! 79, 4
Berger d’Israël, écoute,
resplendis au-dessus des Kéroubim !
Réveille ta vaillance
et viens nous sauver.
Dieu de l’univers, reviens !
Du haut des cieux, regarde et vois :
visite cette vigne, protège-la,
celle qu’a plantée ta main puissante.
Que ta main soutienne ton protégé,
le fils de l’homme qui te doit sa force.
Jamais plus nous n’irons loin de toi :
fais-nous vivre et invoquer ton nom !
DEUXIÈME LECTURE
Nous attendons de voir se révéler notre Seigneur Jésus Christ (1 Co 1, 3-9)
Lecture de la première lettre de saint Paul apôtre aux Corinthiens
Frères, à vous, la grâce et la paix, de la part de Dieu notre Père et du Seigneur Jésus Christ. Je ne cesse de rendre grâce à Dieu à votre sujet, pour la grâce qu’il vous a donnée dans le Christ Jésus ; en lui vous avez reçu toutes les richesses, toutes celles de la parole et de la connaissance de Dieu. Car le témoignage rendu au Christ s’est établi fermement parmi vous. Ainsi, aucun don de grâce ne vous manque, à vous qui attendez de voir se révéler notre Seigneur Jésus Christ. C’est lui qui vous fera tenir fermement jusqu’au bout, et vous serez sans reproche au jour de notre Seigneur Jésus Christ. Car Dieu est fidèle, lui qui vous a appelés à vivre en communion avec son Fils, Jésus Christ notre Seigneur.
ÉVANGILE
« Veillez, car vous ne savez pas quand vient le maître de la maison » (Mc 13, 33-37) Alléluia. Alléluia.
Fais-nous voir, Seigneur, ton amour, et donne-nous ton salut. Alléluia. (Ps 84, 8)
Évangile de Jésus Christ selon saint Marc
En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples : « Prenez garde, restez éveillés : car vous ne savez pas quand ce sera le moment. C’est comme un homme parti en voyage : en quittant sa maison, il a donné tout pouvoir à ses serviteurs, fixé à chacun son travail, et demandé au portier de veiller. Veillez donc, car vous ne savez pas quand vient le maître de la maison, le soir ou à minuit, au chant du coq ou le matin ; s’il arrive à l’improviste, il ne faudrait pas qu’il vous trouve endormis. Ce que je vous dis là, je le dis à tous : Veillez ! »
Patrick BRAUD