L'homélie du dimanche (prochain)

13 juillet 2016

Choisir la meilleure part

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Choisir la meilleure part 


Homélie du 16° dimanche du temps ordinaire / Année C
17/07/2016

Cf. également :

Le je de l’ouie

Bouge-toi : tu as de la visite !


Un marché de poisson à Seattle.
Apparemment semblable à tous les marchés de poisson à ciel ouvert. Mais écoutez les vendeurs crier. Notez les regards éberlués des clients.

Il règne ici un climat spécial. En fait, ce sont ces drôles poissons volants qui transforment le marché en aire de jeu, de surprise et de bonne humeur qui font la différence. Les employés vont au contact des passants, leur font toucher les poissons, leur racontent comment ils vivent. Ils jouent avec les enfants. Et quand un client commande une dorade, ils se la lancent d’étal en étal pour qu’elle arrive dans la balance devant la foule médusée. Ce marché périclitait autrefois. Il a failli fermer devant la concurrence. Mais sa philosophie du travail l’a sauvé ! La Fish philosophy du Pike Place Market de Seattle se résume en quatre propositions :

1. Choisir son attitude
Tous les jours, ces travailleurs se lèvent et choisissent de travailler avec le sourire. Le terme « choisir » est très important. Tous les matins, vous pouvez choisir si vous allez appréhender la journée avec une attitude positive. C’est le point qui demande le plus d’effort dans cette philosophie.

2. Être présent
Tous les jours, ils effectuent des routines mais sont présents. Quand les gens ont besoin d’eux, ils sont là, pas uniquement physiquement mais émotionnellement. Ils prêtent attention à leurs clients.

3. Jouer
Tous les jours, ils transforment les tâches les plus pénibles en jeu. Ils jouent, se lancent des poissons, crient, s’amusent.

4. Illuminer la journée de quelqu’un
Tous les jours, ces marchands de poisson illuminent la journée des personnes qu’ils croisent. Les gens rentrent chez eux, retournent travailler après la pause déjeuner et repensent à cette énergie positive avec le sourire, et partageront cette expérience le soir avec leur famille. 

Fish philosophie quatre règles

On est bien loin de l’évangile de Marthe et Marie, me direz-vous ! Pas si sûr… Il s’agit bien dans les deux cas de servir le passant (le Christ / le client). Et de servir sans dissocier le plaisir de la relation (Marie) d’avec le professionnalisme du métier (Marthe).

La philosophie de l’Évangile pour concilier les deux se résume dans cette phrase de Jésus :« Marie a choisi la meilleure part ». Et cette réponse contient elle-même trois composantes essentielles d’un service réussi : choisir / une part / la meilleure part.

 

Choisir

Reprenez cette maxime de Fish philosophy : « Choisir chaque jour son attitude au travail ».

Afficher l'image d'origineJe n’ai peut-être pas choisi mon métier, encore moins mon poste de travail, ma mission, mes collègues. Comme il faut bien travailler pour manger, je peux me résigner à une conception ‘alimentaire’ de mon boulot. Ou je peux, comme à Pike Place, choisir chaque jour l’attitude que je vais avoir au travail. L’employé chargé de la tâche la plus humble (nettoyage, entretien…) peut par son comportement rayonner quelque chose de plus fort, de plus humain que son patron irascible. Cela n’enlève en rien l’ardente obligation de rétablir l’équité dans les entreprises, de supprimer les privilèges, de diminuer la pénibilité et d’augmenter l’intérêt des tâches à accomplir. On a même inventé la cuisine à l’américaine, en bordure de la salle à manger, pour ne pas isoler les cuisiniers de leur public comme Marthe l’était de Jésus…

Choisir mon attitude du jour permet en même temps de ne pas se résigner et de ne jamais subir un travail par ailleurs imposé.

L’aigreur de Marthe envers sa soeur vient sans doute du fait qu’elle subit ce rôle de femme à la cuisine que la société de l’époque lui impose. Au lieu de vivre joyeusement la préparation des plats – et les cuisiniers savent combien ces gestes peuvent être chargés d’amour – pour leur invité, Marthe peste en son fort intérieur. Elle râle, elle trouve injuste d’être privée de la conversation avec ce Jésus qu’on aimerait écouter des heures durant. Du coup elle en devient jalouse, et voudrait tant qu’à faire que sa soeur Marie soit rabaissée elle aussi à ce rang de servante, à l’écart.

Ne pas choisir son travail, ne pas choisir de faire avec amour ce qui est à faire produit le plus souvent aigreur et jalousie. La même mission, quelque soit sa nature, peut devenir aliénante ou épanouissante selon la densité de présence que l’on y accorde.

Dans une équipe professionnelle, sur un open space ou sur un chantier, il y a toujours une ou deux de ces personnes qui catalysent par leur manière d’être le plaisir de travailler ensemble, la cohésion, l’entraide, la bonne humeur qui rend tout plus facile…

Chacun peut/doit choisir comment il va vivre sa journée. Ne pas choisir, c’est subir, se résigner, s’aigrir.

 

Choisir une part

« Je choisis tout » écrivait Thérèse de Lisieux… On peut légitimement critiquer cette envie un peu folle d’être tout ! La sagesse commande au contraire d’accomplir d’accepter ses limites, de réguler cette volonté de toute-puissance, et d’apprendre joyeusement à mourir à cette folie adolescente qui veut tout embrasser. Nous ne sommes pas Dieu ! Et Dieu lui-même, en Jésus-Christ, a accepté de se limiter en s’incarnant dans une portion du temps, dans un petit peuple insignifiant… Le Verbe de Dieu a choisi une part d’humanité en ce juif de 30 ans : il n’a pas rêvé d’être de toutes les cultures à la fois ni de tous les temps.

Choisir une part d’humanité est notre façon de jeter l’ancre dans l’existence. Pour avoir une identité singulière il faut bien un jour accepter d’être de tel pays, de telle langue, de tel milieu  professionnel (sans les idolâtrer pour autant). On ne peut pas être tout à la fois. Qui trop embrasse mal étreint, constate fort justement la sagesse populaire.

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Plus j’habite ma particularité, plus je peux entrer en contact, en relation, en écoute avec ceux qui ont choisi une autre part. Plus je réalise la part est la mienne et mieux je peux laisser les autres accomplir la leur.

Le patron qui veut tout faire devient un tyran. L’évêque qui décide de tout s’isole de tous. Les parents qui veulent être à la fois le copain, l’éducateur, le professeur, l’animateur, le confident de leurs enfants seront rejetés comme étouffants et finalement incompétents.

Choisir sa part est donc un enjeu d’humanité pour trouver sa place, être reconnu dans la société. Le plus difficile est évidemment de discerner quelle est ma part, celle où je vais donner le meilleur de moi-même, celle où le fait d’être moi-même aidera les autres à devenir eux-mêmes, sans jalousie.

Ce choix est à réactualiser sans cesse ! Charles de Foucauld a d’abord choisi d’être un étudiant fêtard et bling bling. Puis il a voulu partir au Maroc comme explorateur au service de l’armée française. Puis il a ressenti l’appel à s’enfouir à Nazareth, incognito, comme jardinier anonyme d’une communauté de religieuses. Et finalement il a discerné que sa part à lui était à l’Assekrem, en plein désert du Hoggar, au milieu des touarègues et de l’umma musulmane. À chaque étape son choix était limité, voire étroit. C’est pourtant ainsi qu’il est devenu le « frère universel » dont la trajectoire peut parler à des chercheurs de Dieu de tous bords.

Choisir une part d’humanité et l’habiter intensément est le deuxième palier que Marie a franchi pour réussir l’accueil de Jésus dans sa maison. Je ne peux pas être à la fois à la cuisine, sur la route avec les apôtres, dans la foule des suiveurs, et au pied du Christ : alors je ne choisis qu’une part, celle de l’écoute par exemple, et je vais pleinement assumer cette part de l’accueil qui ainsi va devenir la meilleure part pour moi.

 

Choisir la meilleure part

« La meilleure » : on peut bien sûr interpréter cet adjectif de Jésus comme une supériorité de la contemplation sur l’action, de l’écoute sur le faire.

On pourrait également penser que cette  part est devenue la meilleure pour Marie à partir du moment où elle l’a choisie et l’habite intensément. Car au lieu de « s’agiter pour beaucoup de choses », si Marthe avait exercé son art de la cuisine pour quelqu’un, et dans la paix intérieure de celle qui sait pour qui elle accomplit tout cela, alors Marthe aurait découvert que cette part est également la meilleure pour elle.

La cohérence et l’unité intérieure de celui qui accomplit une action fait de ce moment le meilleur moment au monde. Que ce soit écouter de la musique, chanter des psaumes, jongler avec un tableau Excel ou négocier un contrat pour son équipe, toute tâche si elle est accomplie avec amour devient réellement la meilleure que nous pouvons vivre à l’instant t.

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Examinons les choix que nous pouvons faire, la manière dont nous les habitons, et nous entendrons au plus intime de nous-mêmes l’Esprit du Christ nous encourager : « tu as choisi la meilleure part, va jusqu’au bout ! »

 

1ère lecture : « Mon seigneur, ne passe pas sans t’arrêter près de ton serviteur » (Gn 18, 1-10a)
Lecture du livre de la Genèse

En ces jours-là, aux chênes de Mambré, le Seigneur apparut à Abraham, qui était assis à l’entrée de la tente. C’était l’heure la plus chaude du jour. Abraham leva les yeux, et il vit trois hommes qui se tenaient debout près de lui. Dès qu’il les vit, il courut à leur rencontre depuis l’entrée de la tente et se prosterna jusqu’à terre. Il dit : « Mon seigneur, si j’ai pu trouver grâce à tes yeux, ne passe pas sans t’arrêter près de ton serviteur. Permettez que l’on vous apporte un peu d’eau, vous vous laverez les pieds, et vous vous étendrez sous cet arbre. Je vais chercher de quoi manger, et vous reprendrez des forces avant d’aller plus loin, puisque vous êtes passés près de votre serviteur ! » Ils répondirent : « Fais comme tu l’as dit. » Abraham se hâta d’aller trouver Sara dans sa tente, et il dit : « Prends vite trois grandes mesures de fleur de farine, pétris la pâte et fais des galettes. » Puis Abraham courut au troupeau, il prit un veau gras et tendre, et le donna à un serviteur, qui se hâta de le préparer. Il prit du fromage blanc, du lait, le veau que l’on avait apprêté, et les déposa devant eux ; il se tenait debout près d’eux, sous l’arbre, pendant qu’ils mangeaient. Ils lui demandèrent : « Où est Sara, ta femme ? » Il répondit : « Elle est à l’intérieur de la tente. » Le voyageur reprit : « Je reviendrai chez toi au temps fixé pour la naissance, et à ce moment-là, Sara, ta femme, aura un fils. »

Psaume : Ps 14 (15), 2-3a, 3bc-4ab, 4d-5

R/ Seigneur, qui séjournera sous ta tente ? (Ps 14, 1a)

Celui qui se conduit parfaitement,
qui agit avec justice
et dit la vérité selon son cœur.
Il met un frein à sa langue.

Il ne fait pas de tort à son frère
et n’outrage pas son prochain.
À ses yeux, le réprouvé est méprisable
mais il honore les fidèles du Seigneur.

Il ne reprend pas sa parole.
Il prête son argent sans intérêt,
n’accepte rien qui nuise à l’innocent.
Qui fait ainsi demeure inébranlable.

2ème lecture : « Le mystère qui était caché depuis toujours mais qui maintenant a été manifesté » (Col 1, 24-28)
Lecture de la lettre de saint Paul apôtre aux Colossiens

Frères, maintenant je trouve la joie dans les souffrances que je supporte pour vous ; ce qui reste à souffrir des épreuves du Christ dans ma propre chair, je l’accomplis pour son corps qui est l’Église. De cette Église, je suis devenu ministre, et la mission que Dieu m’a confiée, c’est de mener à bien pour vous l’annonce de sa parole, le mystère qui était caché depuis toujours à toutes les générations, mais qui maintenant a été manifesté à ceux qu’il a sanctifiés. Car Dieu a bien voulu leur faire connaître en quoi consiste la gloire sans prix de ce mystère parmi toutes les nations : le Christ est parmi vous, lui, l’espérance de la gloire !
 Ce Christ, nous l’annonçons : nous avertissons tout homme, nous instruisons chacun en toute sagesse, afin de l’amener à sa perfection dans le Christ.

Evangile : « Marthe le reçut. Marie a choisi la meilleure part »(Lc 10, 38-42)

Acclamation : Alléluia. Alléluia. 
Heureux ceux qui ont entendu la Parole dans un cœur bon et généreux, qui la retiennent et portent du fruit par leur persévérance.
Alléluia. (cf. Lc 8, 15)

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc

En ce temps-là, Jésus entra dans un village. Une femme nommée Marthe le reçut. Elle avait une sœur appelée Marie qui, s’étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole. Quant à Marthe, elle était accaparée par les multiples occupations du service. Elle intervint et dit : « Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur m’ait laissé faire seule le service ? Dis-lui donc de m’aider. » Le Seigneur lui répondit : « Marthe, Marthe, tu te donnes du souci et tu t’agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée. »
Patrick BRAUD

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1 février 2015

“Charlie Hebdo”: la revue de presse des prises de position philosophiques

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 00 min
“Charlie Hebdo”: la revue de presse des prises de position philosophiques

Cédric Enjalbert, sur le site de Philosophie Magazine, avait réalisé à chaud une petite revue de presse des différentes relectures philosophiques qui ont été faites de l’événement des attentats contre Charlie Hebdo :

http://www.philomag.com/lepoque/breves/charlie-hebdo-la-revue-de-presse-des-prises-de-position-philosophiques-11011

Intéressant à relire après coup, et pertinent, comme toujours avec cette revue.

 

Le 13/01/2015

Mahomet en une du Charlie Hebdo du mercredi 14 janvier 2015

L’attentat qui a visé la rédaction de “Charlie Hebdo” mercredi 7 janvier 2015 n’a pas seulement suscité un émoi sans précédent dans le pays. Cette atteinte à l’un des fondements de la République et à un pan de l’esprit français des Lumières – l’impertinence de la satire – a immédiatement alimenté une masse d’interprétations philosophiques dans les médias. Tour d’horizon de ces prises de positions.

 

Liberté contre sécurité

« Un attentat abominable » qui doit « nous ouvrir les yeux ».C’est ainsi que s’exprime Pascal Bruckner dans Le Figaro, le soir de l’attentat qui a fait douze morts à la rédaction de Charlie Hebdo. Ouvrir les yeux, soit. Sur quoi? Sur la « complaisance coupable » que la société aurait à l’égard de l’islam radical selon l’essayiste, pour lequel « le seul moyen de combattre ce genre de menace est d’étendre le pouvoir de la police »

Contre ces mesures d’exception nullement souhaitables et contre tout risque de dérive sécuritaire, Robert Badinter réitère la mise en garde« Les terroristes nous tendent un piège politique ». Car « ce n’est pas par des lois et des juridictions d’exception qu’on défend la liberté contre ses ennemis. Ce serait là un piège que l’histoire à déjà tendu aux démocraties. »

Dont acte. À l’unisson de l’ancien Garde des sceaux, Bernard-Henri Lévy reprend avec emphase« La France doit – se doit – de mettre en œuvre un antiterrorisme sans pouvoirs spéciaux, un patriotisme sans Patriot Act, une gouvernementalité qui ne tombera dans aucun des pièges où manquèrent de se perdre les États-Unis de l’après-11-Septembre. »


 

Un 11-Septembre français?

Le spectre d’un 11-Septembre français hante quelques esprits. L’analogie tente Alain Finkielkraut qui identifie au micro d’Élisabeth Lévy pour Causeur.fr, dans l’attaque terroriste qui a bouleversé le pays, une « césure historique »Michel Onfray se livre, lui, dans Le Point à une ample analyse géopolitique du dramatique événement, dans la foulée du Tweet dont il s’est fendu dans l’urgence: « Mercredi 7 janvier 2015 : notre 11-Septembre ». Il creuse l’analogie: « À qui peut-on faire croire qu’hier le régime des talibans en Afghanistan, celui de Saddam Hussein en Irak ou de Kadhafi en Libye, aujourd’hui celui des salafistes au Mali ou du califat de l’État islamique menaçaient réellement la France avant que nous ne prenions l’initiative de les attaquer ? Que maintenant, depuis que nous avons pris l’initiative de les bombarder, ils ripostent, c’est, si l’on me permet cette mauvaise formule, de bonne guerre ! »
 


 

Mauvaise formule et ressemblance trompeuse comme le souligne notamment Régis Debray au micro d’Europe 1 et le chercheurOlivier Roy, spécialiste de l’Islam. Selon ce dernier, « l’enjeu, au-delà d’une dimension purement sécuritaire qui est parfaitement gérable (non, il ne s’agit pas du 11-Septembre français, – un peu de tenue et de retenue !), est celui de la présence musulmane en France. »

Il poursuit, distinguant les deux discours qui se partagent l’espace public. Le premier entend démontrer que le terrorisme n’est que« l’expression exacerbée d’un “vrai” islam qui se ramènerait en fait au refus de l’autre, à la suprématie de la norme (charia) et au djihad conquérant ». Le second, plus minoritaire, renvoie à l’Islam dit des Lumières, progressiste, qui incarnerait « une religion de paix et de tolérance ». Or « Les deux discours opposés sont fondés en fait sur le même fantasme d’une communauté musulmane imaginaire. Il n’y a pas de communauté musulmane, mais une population musulmane. Admettre ce simple constat serait déjà un bon antidote contre l’hystérie présente et à venir. »

Ali Benmakhlouf cite à son tour Olivier Roy dans les dix points qu’il dresse pour « éviter quelques crampes mentales pouvant naître à la suite des évènements meurtriers qui se sont produits dans les locaux de Charlie Hebdo, en pleine rue à Montrouge et dans l’épicerie casher de la porte de Vincennes. » Parmi eux, cesser de « faire de l’islam un critère explicatif des malaises ou des difficultés que rencontre la société française » et « éviter de mettre quelqu’un ou de se mettre soi-même dans la boîte miniaturisée de l’appartenance religieuse. »

Réforme spirituelle

Abdennour Bidar renchérit sur cette absence d’unité, qu’il faut cultiver et enrichir comme antidote au fanatisme ainsi qu’aux délires religieux et racistes. L’auteur de la Lettre ouverte au monde musulman, publiée le 9 janvier 2015, écrit : « Il y a en Terre d’islam et partout dans les communautés musulmanes du monde des consciences fortes et libres, mais elles restent condamnées à vivre leur liberté sans assurance […]. Ce refus du droit à la liberté vis-à-vis de la religion est l’une de ces racines du mal dont tu souffres, ô mon cher monde musulman, l’un de ces ventres obscurs où grandissent les monstres que tu fais bondir depuis quelques années au visage effrayé du monde entier. » 

Et l’auteur de conclure sa lettre par un appel à une réforme spirituelle, à laquelle Étienne Balibar appelle lui aussi : « À l’exploitation de l’islam par les réseaux djihadistes – dont, ne l’oublions pas, des musulmans partout dans le monde et en Europe même sont les principales victimes – ne peut répondre qu’une critique théologique, et finalement une réforme du “sens commun” de la religion, qui fasse du djihadisme une contre-vérité aux yeux des croyants. Sinon, nous serons tous pris dans le mortel étau du terrorisme, susceptible d’attirer à lui tous les humiliés et offensés de notre société en crise, et des politiques sécuritaires, liberticides, mises en œuvre par des États de plus en plus militarisés. Il y a donc une responsabilité des musulmans, ou plutôt une tâche qui leur incombe. Mais c’est aussi la nôtre, non seulement parce que le “nous” dont je parle, ici et maintenant, inclut par définition beaucoup de musulmans, mais aussi parce que les chances d’une telle critique et d’une telle réforme, déjà ténues, deviendraient carrément nulles si nous nous accommodions encore longtemps des discours d’isolement dont, avec leur religion et leurs cultures, ils sont généralement la cible. »

DJihad, c’est l’un des trois mots explorés par le philosophe « pour les morts et les vivants », aux côtés de communauté et d’imprudence. Communauté – préférée à « union nationale », un concept qui « n’a pratiquement jamais servi qu’à des buts inavouables : imposer le silence aux questions dérangeantes et faire croire à l’inévitabilité de mesures d’exception » – dont la France a fait la preuve ce dimanche 11 janvier. En descendant dans les rues, des millions de citoyens républicains ont retrouvé, au propre comme au figuré selon la formule du médiologue Régis Debray invité de France Culture, le « chemin de la République à la Nation ».

Imprudence, est le troisième terme posé par Étienne Balibar, sur lequel il faudra continuer de se pencher pour comprendre comment articuler le « mépris du danger » des tenants courageux de la liberté d’expression et leur « indifférence envers les conséquences éventuellement désastreuses d’une saine provocation ».

Liberté d’offenser

Le philosophe Ruwen Ogien propose une précision philosophique pour mener à bien cette tâche d’utilité démocratique, se demandant : « Que reste-t-il de la liberté d’offenser ? » dans Libérationopérant une distinction entre la liberté d’offenser contenue dans la liberté d’expression et le préjudice. « Il serait difficile en effet de défendre la liberté d’expression sans reconnaître la pleine liberté d’offenser, celle que l’équipe décimée de Charlie Hebdo a si bien pratiquée en se moquant des croyances absurdes et des préjugés racistes ou xénophobes, sans jamais causer le moindre préjudice concret à qui que ce soit en particulier. » 

À en croire la prochaine couverture du numéro exceptionnel de Charlie Hebdoà paraître demain, la rédaction meurtrie n’a rien perdu de sa liberté, d’expression et d’offenser, elle qui représente le prophète larme à l’oeil, une pancarte à la main. Y est inscrit : « Je suis Charlie ». Et au-dessus, surmontant ironiquement l’ensemble: « Tout est pardonné ». Ce pied de nez à la bêtise et au fanatisme sera tiré à trois millions d’exemplaires et distribué partout en Europe dès mercredi.

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