La double appartenance
La double appartenance
Homélie du 18° Dimanche du temps ordinaire Année C
04/08/13
« Qui m’a établi pour être juge ou pour faire vos partages ? » (Lc 12,14)
Le Christ se démarque ici fortement de Moïse ou de Mohammed ! Dans le judaïsme comme dans l’islam, l’oeuvre législative est en effet fondamentale, structurante. Ces deux religions organisent les héritages, les mariages, les différends juridiques jusque dans les moindres détails. Le Sanhédrin du temps de Jésus était l’équivalent des tribunaux islamiques actuels ou quasiment.
Rien de tel en Christ. Peut-être parce qu’il a été lui-même victime de Pilate et du Sanhédrin, Jésus refuse d’endosser le rôle de juge, de législateur qu’on veut lui faire jouer.
Le christianisme n’a donc pas vocation à absorber le législatif, il ne cherche pas à organiser ou à contrôler la vie sociale, du moins s’il est fidèle à l’esprit du Christ… Pourquoi ? Parce que sa perspective est eschatologique. Ou, pour le dire en termes plus simples : parce qu’il regarde la finalité ultime de toute chose, le christianisme relativise toute forme d’organisation sociale, la laissant libre de choisir ses modalités, tout en la questionnant sur son ouverture à l’ultime.
Posséder des biens, comme dans toute économie d’accumulation de richesses, pourquoi pas ? Mais « amasser pour soi-même » au lieu de « vouloir être riche en vue de Dieu » relève d’une singulière myopie.
Partager un héritage familial entre frères et soeurs, pourquoi pas ? Mais l’âpreté au gain dont certains pourraient se repaître à cette occasion est en contradiction flagrante avec l’avenir qui nous est promis en Dieu.
C’est ce qu’un théologien (Jean-Baptiste Metz) appelle la « réserve eschatologique ». Au nom de notre enracinement dans la promesse du monde de la résurrection, nous ne pourrons jamais devenir les adorateurs serviles des idoles du monde présent. Ni la richesse ni le pouvoir, ni la démocratie ni le libéralisme ne peuvent exiger de nous une adhésion totale, sans réserve. Nous avons toujours cette réserve qui nous vient de notre espérance en un monde autre, au-delà de la mort. Toute réalisation actuelle n’est que partielle. La démocratie passera et sera remplacée par d’autres systèmes, comme l’ont été le système tribal, la féodalité, la monarchie etc. Le libéralisme économique n’a pas les promesses de la vie éternelle, et ne constitue en aucun cas une quelconque « fin de l’histoire ». Dans quelques milliers d’années, nos successeurs nous traiteront peut-être de fous pour avoir été aveugles à des enjeux qui leur paraîtront évidents. Nous sommes si fiers de nos lois, de nos organisations du travail, de nos droits de l’homme etc. que nous sommes aveugles sur ce que les générations suivantes dénonceront comme des scandales insupportables. Nous nous indignons devant l’esclavage qui a été accepté pendant des siècles, devant les castes ou les rivalités ethniques vieilles de quelques milliers d’années, et nous fermons les yeux sur les atteintes à la vie humaine qui nous ferons comparaître au tribunal de l’histoire…
Dès que l’on met en perspective l’évolution humaine, on s’aperçoit que toute vérité n’est que relative, locale et transitoire. Ce qui ne disqualifie pas l’effort humain pour ordonner sa vie, mais ce qui empêche d’absolutiser ce qui ne sera qu’une réalisation partielle et provisoire.
Seul le but ultime, seule la fin = la finalité du monde permet d’être libre par rapport à ses réalisations partielles.
« Tu es fou : cette nuit même on te redemandera ta vie ».
Réfléchir sur sa propre mort peut éviter cette folie aveugle. « Que philosopher, c’est apprendre à mourir » : cette maxime de Montaigne s’inscrit tout à fait dans la perspective de la réserve eschatologique. Quelles valeurs ont les objectifs que je poursuis par rapport à la réalité de ma propre mort ? de mon avenir au-delà de cette mort ? Le pari de Pascal reste d’une actualité extraordinairement féconde *.
Autrement dit : mieux vaut choisir ce sur quoi investir que de me laisser manipuler par les habitudes mondaines. Devenir riche n’est pas un objectif en soi, c’est devenir riche en vue de Dieu qu’il l’est. De même en ce qui concerne les enfants, la réussite dans son métier, l’amour des autres etc.
Même l’amour familial ne peut s’ériger en absolu. On connaît celui de la Mafia pour ses proches, et l’on sait que c’est au service du mal. Et ailleurs on voit le critère familial devenir un instrument horrible dans les massacres inter-ethniques etc.
Les disciples du Christ sont libérés de toute vénération absolue. Nul veau d’or ne peut les asservir à une fidélité exclusive. Parce qu’ils ont une double identité, ils ne pourront jamais se dévouer à une cause de manière totalitaire ou totalisante. Parce qu’ils ont « comme une ancre jetée dans les cieux » (He 6,17 cieuxnaît celui de la mconde.anesdes champs dont el eportait le nom.. simples comme à travers le spires inustices…), ils ne dériveront pas au gré des modes de l’époque. Celui qui épouse l’air de son temps se retrouve très vite veuf…
Un auteur anonyme du II° siècle atteste de cette double appartenance des chrétiens : à la société de leur temps, et à leur « république spirituelle » :
Car les Chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les vêtements. Ils n’habitent pas de villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas de quelque dialecte extraordinaire, leur genre de vie n’a rien de singulier. Ce n’est pas à l’imagination ou aux rêveries d’esprits agités que leur doctrine doit sa découverte ; ils ne se font pas, comme tant d’autres, les champions d’une doctrine humaine. Ils se répartissent dans les cités grecques et barbares suivant le lot échu à chacun ; ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et la manière de vivre, tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle. Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Ils s’acquittent de tous leurs devoirs de citoyens et supportent toutes les charges comme des étrangers. Toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère.
(Lettre à Diognète)
À cause de cette fameuse réserve eschatologique dont fait preuve Jésus dans cette parabole des greniers remplis à ras bords, les chrétiens auront toujours un oeil ailleurs, un oeil en avant, les préservant d’être de parfaits petits soldats de quelque cause que ce soit.
Cette liberté s’enracine dans la promesse d’un monde après la mort. Seule cette perspective nous permet de contester les prétentions idolâtriques qui foisonnent autour de nous.
« Recherchez donc les réalités d’en haut » (Col 3,12) nous disait la deuxième lecture. Vous pourrez alors vous investir dans toutes vos actions entre les évaluant à l’aune de cet objectif ultime, ce qui pourra vous amener à prendre des décisions surprenantes?
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* « Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’il est, sans hésiter. » (Pensées, fragment 233)
1ère lecture : Vanité des richesses (Qo 1, 2; 2, 21-23)
Lecture du livre de l’Ecclésiaste
Vanité des vanités, disait l’Ecclésiaste. Vanité des vanités, tout est vanité !
Un homme s’est donné de la peine ; il était avisé, il s’y connaissait, il a réussi. Et voilà qu’il doit laisser son bien à quelqu’un qui ne s’est donné aucune peine. Cela aussi est vanité, c’est un scandale.
En effet, que reste-t-il à l’homme de toute la peine et de tous les calculs pour lesquels il se fatigue sous le soleil ?
Tous les jours sont autant de souffrances, ses occupations sont autant de tourments : même la nuit, son c?ur n’a pas de repos. Cela encore est vanité.
Psaume : Ps 89, 3-4, 5-6, 12-13, 14.17abc
R/ D’âge en âge, Seigneur, tu as été notre refuge.
Tu fais retourner l’homme à la poussière ;
tu as dit : « Retournez, fils d’Adam ! »
À tes yeux, mille ans sont comme hier,
c’est un jour qui s’en va, une heure dans la nuit.
Tu les as balayés : ce n’est qu’un songe ;
dès le matin, c’est une herbe changeante :
elle fleurit le matin, elle change ;
le soir, elle est fanée, desséchée.
Apprends-nous la vraie mesure de nos jours :
que nos coeurs pénètrent la sagesse.
Reviens, Seigneur, pourquoi tarder ?
Ravise-toi par égard pour tes serviteurs.
Rassasie-nous de ton amour au matin,
que nous passions nos jours dans la joie et les chants.
Que vienne sur nous la douceur du Seigneur notre Dieu.
Consolide pour nous l’ouvrage de nos mains.
2ème lecture : Avec le Christ, de l’homme ancien à l’homme nouveau (Col 3, 1-5.9-11)
Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Colossiens
Frères, vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les réalités d’en haut : c’est là qu’est le Christ, assis à la droite de Dieu. Tendez vers les réalités d’en haut, et non pas vers celles de la terre.
En effet, vous êtes morts avec le Christ, et votre vie reste cachée avec lui en Dieu. Quand paraîtra le Christ, votre vie, alors vous aussi, vous paraîtrez avec lui en pleine gloire. Faites donc mourir en vous ce qui appartient encore à la terre : débauche, impureté, passions, désirs mauvais, et cet appétit de jouissance qui est un culte rendu aux idoles.
Plus de mensonge entre vous ; débarrassez-vous des agissements de l’homme ancien qui est en vous, et revêtez l’homme nouveau, celui que le Créateur refait toujours neuf à son image pour le conduire à la vraie connaissance.
Alors, il n’y a plus de Grec et de Juif, d’Israélite et de païen, il n’y a pas de barbare, de sauvage, d’esclave, d’homme libre, il n’y a que le Christ : en tous, il est tout.
Evangile : Parabole de l’homme qui amasse pour lui-même (Lc 12, 13-21)
Acclamation : Alléluia. Alléluia. Heureux les pauvres de c?ur : le Royaume des cieux est à eux ! Alléluia. (Mt 5, 3)
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
Du milieu de la foule, un homme demanda à Jésus : « Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage. »
Jésus lui répondit : « Qui m’a établi pour être votre juge ou pour faire vos partages ? »
Puis, s’adressant à la foule : « Gardez-vous bien de toute âpreté au gain ; car la vie d’un homme, fût-il dans l’abondance, ne dépend pas de ses richesses. »
Et il leur dit cette parabole : « Il y avait un homme riche, dont les terres avaient beaucoup rapporté.
Il se demandait : ‘Que vais-je faire ? Je ne sais pas où mettre ma récolte.’
Puis il se dit : ‘Voici ce que je vais faire : je vais démolir mes greniers, j’en construirai de plus grands et j’y entasserai tout mon blé et tout ce que je possède.
Alors je me dirai à moi-même : Te voilà avec des réserves en abondance pour de nombreuses années. Repose-toi, mange, bois, jouis de l’existence.’
Mais Dieu lui dit : ‘Tu es fou : cette nuit même, on te redemande ta vie. Et ce que tu auras mis de côté, qui l’aura ?’
Voilà ce qui arrive à celui qui amasse pour lui-même, au lieu d’être riche en vue de Dieu. »
Patrick Braud