L'homélie du dimanche (prochain)

17 septembre 2023

La 11° heure en miettes

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

La 11° heure en miettes

Homélie pour le 25° Dimanche du temps ordinaire / Année A
24/09/2023

Cf. également :
Dieu trop-compréhensible
Le contrat ou la grâce ?
Personne ne nous a embauchés
Les ouvriers de la 11° heure
Premiers de cordée façon Jésus
Un festin par-dessus le marché
« J’ai renoncé au comparatif »
Les premiers et les derniers

Les ouvriers de la 11° heure…
Ne sachant plus quoi faire de cette parabole ultra-connue sur laquelle on a tout dit, je l’ai posée en équilibre sur le fil de l’étude. Elle est tombée du haut de la table et s’est brisée sur le sol dur. Voici quelques miettes que j’ai ramassées dans le désordre, sans autre ambition que de faire regretter l’entièreté de l’original.

1. L’infini, ce n’est pas rien !
Vous connaissez le sketch de Raymond Devos : ‘parler pour ne rien dire ?’ Il joue avec le mot rien, tel que la langue française le met en scène avec brio :
« Une fois rien, c’est rien ; deux fois rien, ce n’est pas beaucoup, mais pour trois fois rien, on peut déjà s’acheter quelque chose, et pour pas cher ».

Le salaire dont parle notre parabole des ouvriers de la 11° heure ce dimanche (Mt 20,1-16) est à l’exact opposé de ce rien « à la Devos ». La pièce d’argent remise à chaque ouvrier n’est autre que la vie éternelle. Et comment diviser la vie éternelle ? Comment fractionner l’infini ? La moitié de l’infini c’est toujours l’infini. Et deux fois l’infini c’est encore l’infini.

La 11° heure en miettes dans Communauté spirituelle H_denombrale_indenombrableCeux de la 11° heure n’ont travaillé qu’une heure au lieu des 12 heures des premiers. Ils devraient donc recevoir 1/12 de leur salaire. Mais 1/12 de l’infini… c’est encore l’infini ! Le royaume de Dieu n’est pas fractionnable. Soit vous y êtes, et alors vous êtes comblés au point de ne pouvoir multiplier votre bonheur, soit vous n’y êtes pas, et alors vous avez moins que rien. Pour une fois, l’Évangile est binaire : une pièce d’argent (la vie éternelle) ou rien. La sœur de la petite Thérèse de Lisieux prenait l’image des verres remplis : peu importe qu’ils soient petits ou grands, l’important est qu’un verre soit rempli. Ce sentiment de plénitude est le même pour chaque verre, petit ou grand. De même, la vie éternelle est donnée gracieusement à tous ceux qui ont répondu à l’appel de Dieu, que ce soit 1 heure ou 12 heures durant. Du patriarche Abraham au criminel crucifié à droite de Jésus, la vie éternelle ne se fractionne pas. Tu seras vivant ou mort ; pas d’entre-deux.

 

2. D’ouvrier à ami
60305350-illustration-du-patron-en-colère-crier-à-son-ouvrier onzième heure dans Communauté spirituelle
Au début de la parabole, le maître de la vigne cherche des ouvriers (en grec : ἐργάτης = ergatēs = travailleurs). À la fin, il a trouvé des amis (ἑταῖρος = hetairos) : « mon ami, je ne suis pas injuste envers toi… ». Il suffit de répondre à son appel, à n’importe quelle heure, pour devenir l’ami de Dieu. Jésus fait ainsi : il appelle des disciples à le suivre, il en fait des apôtres, des serviteurs, et puis finalement des amis. « Je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis » (Jn 15,15). Loin de tout paternalisme, voici la justice à l’œuvre : notre travail dans la vigne n’a pas l’argent pour but, mais l’amitié avec Dieu. Le vrai salaire est dans cette intimité partagée. Réduire cela à une relation marchande, c’est couper le lien de communion avec Dieu : « Prends ce qui te revient, et va-t’en ! ».

Le vrai ami se réjouit de son ami, et non des avantages qu’il peut en tirer. Le salarié reste dans un rapport de subordination à son employeur (c’est même la définition du salaire dans le Code du Travail français !), alors que l’ami est à égalité avec son ami.

Voilà donc un autre enjeu de la parabole : passer d’ouvrier à ami, de salarié à familier, de la récompense à la gratuité, du mérite à la grâce. Qui vient travailler en Église en espérant une récompense proportionnelle à son investissement se trompe lui-même. D’ailleurs, comme s’écriait Paul à l’encontre de ceux qui en voulaient en retour plus que les autres : « qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » (1Co 4,7). Si tu travailles plus, ou plus longtemps, ou mieux, c’est que cela t’a été donné. Ne t’en vante pas, n’en fais pas un motif pour vouloir recevoir davantage que les autres. Réjouis-toi seulement d’avoir entendu la voix qui t’appelait et d’avoir répondu selon tes possibilités.

 

3. Renoncer au comparatif
public11 ouvriers
La façon de procéder du maître de la vigne est bien étrange. Il semblerait qu’il fasse exprès de susciter la jalousie des ouvriers les plus courageux, ceux qui ont travaillé pour lui pendant une longue journée, en distribuant les salaires à partir des derniers embauchés. S’il l’avait fait en ordre inverse, en commençant par les premiers, ceux-ci seraient peut-être partis, tout contents de leur pièce, sans attendre la suite.

C’est bien la jalousie qui empoisonne le regard des premiers. Ils se comparent aux derniers, au lieu de se réjouir pour eux. Ils calculent au lieu d’accueillir. Ils hiérarchisent au lieu de fraterniser. La convoitise est depuis la genèse du monde ce qui pourrit l’amitié entre l’homme et Dieu, entre l’homme et l’homme. Adam et Ève convoitaient avec le fruit interdit la possibilité d’« être comme des dieux » par prédation et non par grâce. Après eux, Caïn se compara à Abel et le tua. Puis Israël s’est comparé aux autres nations et a voulu comme elles un roi, pour son malheur. Etc.

Les premiers ouvriers comparant leur salaire aux derniers font penser au fils aîné de la parabole du fils prodigue, jaloux lui aussi du veau gras qu’il n’a jamais eu. Même les apôtres se comparent entre eux : « qui est le plus grand ? » (Mt 18,1).

Le comparatif est l’autre nom du péché.
Recevoir la vie éternelle demande donc de renoncer au comparatif, ce qui nous libère de la jalousie, du calcul, de l’aigreur, du marchandage.

 

4. Dieu prie l’homme d’aller travailler à sa vigne
Le maître de la vigne sort 5 fois dans la journée, de sa maison à la place du village. Sortir de soi est proprement divin. L’extase (ex-stasis : se tenir au-dehors) est la nature même de l’amour trinitaire, où chaque personne divine n’est vraiment elle-même qu’en sortant d’elle-même pour aller vers l’autre, dans une communion conjuguant unité et différences. Dieu sort de lui-même pour appeler des ouvriers qui sont là, « sans rien faire ». Moise sortait de son palais pharaonique pour découvrir les réelles conditions de vie et de travail des Hébreux (Ex 2,11.13).

Unis à Dieu, il nous deviendra naturel à nous aussi de sortir de nous-mêmes pour embaucher de nouveaux compagnons.

La fréquence à laquelle le maître sort de son domaine est quasi liturgique : le matin à la première heure (6 heures du matin), puis à la 3° heure (9h), puis à la 6° (midi) et 9° (15h) heures, puis enfin à la 11° heure (17h). On croirait presque suivre un moine de sa cellule à l’église plusieurs fois par jour pour l’office liturgique ! Comparaison un peu anachronique bien sûr, puisque les monastères n’existaient pas avant le IV° siècle. Ces sorties fréquentes font plutôt penser aux prières à la synagogue obligatoires pour les juifs encore aujourd’hui : 3 offices chaque jour, mais 5 pour la fête de Yom Kippour. Pour ces offices à la synagogue, il faut être au minimum 10 hommes (le ‘miniane’), et un juif cherche à réquisitionner n’importe qui pour compléter le miniane afin de commencer la prière ! Il nous faut donc sortir de chez nous, comme le maître de la vigne, pour aller trouver assez d’amis afin d’aller prier ensemble l’office à la synagogue…

Si ces 5 sorties évoquent Kippour, c’est donc que le pardon est en jeu : recevoir la plénitude par-delà nos fautes.

En tout cas, on voit que Dieu le premier est en quête de l’homme. C’est lui le premier qui le supplie. Comme dans la parabole du marchand de perles, l’essentiel est de se laisser chercher par un Dieu prêt à tout pour acquérir l’homme à tout prix. Pour les ouvriers, l’essentiel est d’être appelés, et s’ils répondent c’est dans cet appel que réside leur salaire : l’amitié avec Dieu, la vie éternelle.

 

5. À chacun selon ses besoins : un salaire de subsistance et non de mérite
Chaque heure ou presque de la journée, le propriétaire de la vigne part embaucher. Bizarrement, il n’est jamais fait mention d’un manque de main-d’œuvre. Bizarrement, il ne fait pas passer d’entretien d’embauche : il ne questionne ni les uns ni les autres sur leurs compétences viticoles. Il ne leur précise même pas la nature du travail attendu.

 parabole« Allez à ma vigne » : voilà le seul mot d’ordre, celui de rassembler ceux qui n’ont trouvé personne pour les rendre utiles, pour leur donner la possibilité de subvenir à leur revenu  quotidien nécessaire. Car le chômage n’était pas indemnisé en Israël !
Et bizarrement, il n’y a que ce vigneron pour les arracher au chômage.

La finale de la parabole est un plaidoyer pour un salaire qui permette à l’ouvrier de vivre, et non un salaire proportionnel au temps de travail effectif. Quelle que soit la contribution réelle du travailleur à la richesse de son employeur, chacun reçoit de quoi vivre : la pièce d’argent, la vie éternelle, le royaume de Dieu. On retrouvera cette intuition – grosse de conséquences sociales révolutionnaires ! – dans le principe de répartition au sein de la première communauté chrétienne de Jérusalem : « à chacun selon ses besoins » (Ac 2,45). Depuis ces textes, le christianisme social plaide pour un salaire de subsistance et pas seulement de mérite. Si quelqu’un participe à la communauté humaine – quel que soit son rendement, son handicap, ses résultats – selon ses moyens, il doit en recevoir de quoi vivre décemment selon ses besoins. La notion de salaire minimum, de revenu d’existence, ou de revenu d’insertion trouve là un fondement solide. Le simple fait d’être humain garantit la possibilité d’entendre l’appel à travailler à la vigne commune, de quelque manière que ce soit.

 

6. Référence circulaire
Terminons par l’interprétation la plus classique de la parabole.
« Les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers ».
Écrite au moment où des non-juifs de plus en plus nombreux bousculent les judéo-chrétiens en demandant le baptême, cette parabole voulait apaiser les ressentiments qui ont pu naître de cet afflux de païens. Saint Augustin en est le fidèle témoin lorsqu’il s’identifie aux derniers : « Tous les chrétiens sont, pour ainsi dire, appelés à la onzième heure ; ils obtiendront, à la fin du monde, le bonheur de la résurrection avec ceux qui les ont précédés. Tous le recevront ensemble » (sermon 87 : les heures de l’histoire du salut).

Les juifs demeurent nos frères aînés dans la foi. Ils ne recevront ni plus ni moins que les chrétiens, puisque la vie éternelle ne se fractionne pas. Bien sûr, la transposition de cette échelle chronologique juifs–païens nous oblige à être vigilants : l’accueil de nouveaux convertis peut irriter d’anciens catholiques présents ‘depuis toujours’ ; l’accueil des catéchumènes bouscule nos paroisses et peut susciter condescendance, méfiance ou jalousie.

Référence circulaire dans Excel

Référence circulaire dans Excel

Savoir se réjouir du dernier arrivé au lieu de se comparer et de jalouser est une conversion permanente pour nos assemblées et pour chacun de nous

D’ailleurs, on peut remarquer que la phrase finale de la parabole tourne en boucle. « Les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers » : en vertu de ce principe, si quelqu’un est premier, il est renvoyé à la dernière place ; mais en vertu de ce même principe, il passe  aussitôt de la dernière place à la première, et la boucle recommence ! Si bien que finalement il n’y a plus ni premiers ni derniers, car ils sont instantanément rétrogradés ou promus. C’est ce qu’on appelle dans un tableur Excel « une référence circulaire », dont le calcul tourne en boucle et ne finit jamais. Nous retrouvons là la « docte ignorance » chère à la mystique rhénane : impossible de savoir si nous sommes premiers ou derniers… et c’est très bien ainsi !


Renoncer au comparatif est décidément le secret pour accueillir et se réjouir…

[Fin des miettes]

 

 

LECTURES DE LA MESSE

PREMIÈRE LECTURE
« Mes pensées ne sont pas vos pensées » (Is 55, 6-9)

Lecture du livre du prophète Isaïe
Cherchez le Seigneur tant qu’il se laisse trouver ; invoquez-le tant qu’il est proche. Que le méchant abandonne son chemin, et l’homme perfide, ses pensées ! Qu’il revienne vers le Seigneur qui lui montrera sa miséricorde, vers notre Dieu qui est riche en pardon. Car mes pensées ne sont pas vos pensées, et vos chemins ne sont pas mes chemins, – oracle du Seigneur. Autant le ciel est élevé au-dessus de la terre, autant mes chemins sont élevés au-dessus de vos chemins, et mes pensées, au-dessus de vos pensées.

PSAUME
(Ps 144 (145), 2-3, 8-9, 17-18)
R/ Proche est le Seigneur de ceux qui l’invoquent. (cf. Ps 144, 18a)

Chaque jour je te bénirai,
je louerai ton nom toujours et à jamais.
Il est grand, le Seigneur, hautement loué ;
à sa grandeur, il n’est pas de limite.

Le Seigneur est tendresse et pitié,
lent à la colère et plein d’amour ;
la bonté du Seigneur est pour tous,
sa tendresse, pour toutes ses œuvres.

Le Seigneur est juste en toutes ses voies,
fidèle en tout ce qu’il fait.
Il est proche de tous ceux qui l’invoquent,
de tous ceux qui l’invoquent en vérité.

DEUXIÈME LECTURE
« Pour moi, vivre c’est le Christ » (Ph 1, 20c-24.27a)

Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Philippiens
Frères, soit que je vive, soit que je meure, le Christ sera glorifié dans mon corps. En effet, pour moi, vivre c’est le Christ, et mourir est un avantage. Mais si, en vivant en ce monde, j’arrive à faire un travail utile, je ne sais plus comment choisir. Je me sens pris entre les deux : je désire partir pour être avec le Christ, car c’est bien préférable ; mais, à cause de vous, demeurer en ce monde est encore plus nécessaire.
Quant à vous, ayez un comportement digne de l’Évangile du Christ.

ÉVANGILE
« Ton regard est-il mauvais parce que moi, je suis bon ? » (Mt 20, 1-16)
Alléluia. Alléluia. La bonté du Seigneur est pour tous, sa tendresse, pour toutes ses œuvres :tous acclameront sa justice. Alléluia. (cf. Ps 144, 9.7b)

Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
En ce temps-là, Jésus disait cette parabole à ses disciples : « Le royaume des Cieux est comparable au maître d’un domaine qui sortit dès le matin afin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne. Il se mit d’accord avec eux sur le salaire de la journée : un denier, c’est-à-dire une pièce d’argent, et il les envoya à sa vigne. Sorti vers neuf heures, il en vit d’autres qui étaient là, sur la place, sans rien faire. Et à ceux-là, il dit : ‘Allez à ma vigne, vous aussi, et je vous donnerai ce qui est juste. ’Ils y allèrent. Il sortit de nouveau vers midi, puis vers trois heures, et fit de même. Vers cinq heures, il sortit encore, en trouva d’autres qui étaient là et leur dit : ‘Pourquoi êtes-vous restés là, toute la journée, sans rien faire ?’Ils lui répondirent : ‘Parce que personne ne nous a embauchés. ’Il leur dit : ‘Allez à ma vigne, vous aussi.’
Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant : ‘Appelle les ouvriers et distribue le salaire, en commençant par les derniers pour finir par les premiers. ’Ceux qui avaient commencé à cinq heures s’avancèrent et reçurent chacun une pièce d’un denier. Quand vint le tour des premiers, ils pensaient recevoir davantage, mais ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce d’un denier. En la recevant, ils récriminaient contre le maître du domaine : ‘Ceux-là, les derniers venus, n’ont fait qu’une heure, et tu les traites à l’égal de nous, qui avons enduré le poids du jour et la chaleur !’Mais le maître répondit à l’un d’entre eux : ‘Mon ami, je ne suis pas injuste envers toi. N’as-tu pas été d’accord avec moi pour un denier ? Prends ce qui te revient, et va-t’en. Je veux donner au dernier venu autant qu’à toi : n’ai-je pas le droit de faire ce que je veux de mes biens ? Ou alors ton regard est-il mauvais parce que moi, je suis bon ?’
C’est ainsi que les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers. »

Patrick BRAUD

Mots-clés : , , , ,

18 septembre 2014

Personne ne nous a embauchés

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 0 h 01 min

Personne ne nous a embauchés

Homélie du 25° dimanche du temps ordinaire / année A
21/09/2014

Dieu au Pôle Emploi

Les commentaires de cette parabole des ouvriers de la 11° heure sont innombrables (cf. par exemple : Les ouvriers de la 11° heure).

Personne ne nous a embauchés dans Communauté spirituelle Byzantine_agriculture

Centrons-nous aujourd’hui sur l’interrogation à la fois étonnée et douloureuse du maître de la vigne : « pourquoi restez-vous là à rien faire toute la journée ? »

On y trouve l’écho d’une conception du travail très parlante pour la mentalité du XXI° siècle.

« Personne ne nous a embauchés » : en formulant comme un reproche au monde du travail de n’avoir pas proposé à ces chômeurs de s’insérer dans l’œuvre commune (symbolisée de manière si noble par la vigne), cette parabole plaide pour une conception très personnaliste et sociale du travail.

Ne pas être embauché, c’est être exclu de la société humaine.

Aller travailler à la vigne, c’est devenir pleinement soi-même, en transformant le monde, en gagnant dignement sa vie, en faisant partie d’un corps social qui par son activité apporte joie et bonheur aux autres (le vin de la vigne !). À tel point que l’oisiveté (otium en latin) est devenue la mère de tous les vices : rester là à rien faire toute la journée est déshumanisant. On peut y lire en filigrane l’éloge du négoce (neg-otium en latin) qui se définit justement comme la négation de l’oisiveté, permettant à l’homme de répondre à l’appel de Dieu.

L’interrogation divine, et sa volonté d’embaucher coûte que coûte, même pour une heure seulement, même à prix d’or, nous rejoint par l’importance majeure que nous donnons au travail dans la réalisation de soi.

 

LES 7 SENS DU TRAVAIL

En s’inspirant des travaux de Fragnière [1] on peut distinguer 7 significations attribuées au travail tout au long de l’histoire. Le judaïsme et le christianisme à sa suite ont largement influencé ces conceptions du travail, mais pas seulement.

1. Le travail comme vocation sociale et épanouissement personnel

Quoi qu’en dise moult commentaires (partisans), c’est la première signification du travail que l’on trouve dans la Bible. Dans le jardin de la Genèse en effet, Dieu place l’homme pour le cultiver, dès l’origine, avant la chute : « Yahvé Dieu prit l’homme et l’établit dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder » (Gn 2,15).

C’est donc que le travail humain participe à l’achèvement de la Création, et qu’il est fondamentalement bon pour l’homme de travailler. C’est en travaillant que l’homme réalise sa vocation de transformer le monde, d’en être le co-créateur, avec Dieu et à son image.

Cette vision très enthousiasmante du travail se retrouvera en partie dans la conception luthérienne et calviniste. Pour les réformateurs, c’est dans l’activité professionnelle que se pratique la véritable ascèse (et non pas hors du monde dans les monastères). Si quelqu’un est appelé à être sauvé, cela se vérifiera dans son travail. Le mot métier en allemand (Beruf) désigne à la fois le travail et la vocation : les réformés cherchent dans la réussite matérielle de leur business les signes de l’élection divine. Sauvés gratuitement, ils vérifient en gagnant de l’argent qu’ils sont bien bénis de Dieu [2].

Certains courants actuels réhabilitent la conception optimiste de la Genèse.
Ainsi Isaac Getz se fait le chantre des entreprises « libérées » où les collaborateurs s’épanouissent en devenant responsables, libres et autonomes dans leur travail [3].
 Et le courant du « bonheur au travail » [4] veut à nouveau rendre possible l’épanouissement personnel à travers cette révolution du management. La « fun theory » expérimente que le plaisir au travail décuple les énergies et les résultats économiques [5] !
 

La « Fish philosophy » s’inspire du marché aux poissons de Pike Place à Seattle aux États-Unis pour développer humour, ambiance et passion au travail [6] etc.

2. Le travail comme peine et châtiment

C’est la conséquence de la deuxième partie du texte de la Genèse, après la chute :

« À la femme, il dit : « Je multiplierai les peines de tes grossesses, dans la peine tu enfanteras des fils. À l’homme, il dit:  » À force de peines tu tireras subsistance du sol tous les jours de ta vie. Il produira pour toi épines et chardons et tu mangeras l’herbe des champs. À la sueur de ton visage tu mangeras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes au sol… » (Gn 3, 16-19).

Tant de générations ont sacralisé le sens du devoir et l’obligation du travail dans cette perspective un peu janséniste de pénibilité inévitable, mais finalement salutaire !

3. Le travail comme instrument de rédemption

Glissant du signe de l’élection divine à l’instrument pour obtenir cette élection, catholiques et protestants ont développé ensuite une vision morale du travail où il faut en quelque sorte mériter son salut à force d’acharnement et de labeur.

Dans la tradition bénédictine, la devise des moines : Ora et Labora exprime cette heureuse complémentarité de la prière et du travail comme voies de sanctification indissociables.

4. Le travail comme force impersonnelle

C’est Taylor qui va marquer cette époque. Avec l’industrialisation croissante, le centre n’est plus l’homme mais la machine, l’homme devient second et le poste de travail est central (Friedman).

Une nouvelle notion se fait jour : celle de « force de travail » qui s’organise, s’achète en terme de marché. Il y a donc concentration de cette force et en  conséquence séparation du lieu du travail et du lieu de vie. On ne s’intéresse plus à l’œuvre mais au revenu du travail et tout est compté en terme monétaire. La valeur humaine du travail tend vers zéro, seule la valeur économique compte.

5. Le travail comme emploi

Aujourd’hui, le travail prend la forme de l’emploi où le salarié obtient un statut social avec des droits. Ce changement de la représentation du travail est important. Il touche aux problèmes les plus cruciaux de la situation présente, avec la distinction entre le travail nécessaire pour produire une quantité donnée de biens et la forme concrète de l’emploi lié à un contrat de travail et au statut social de protection qu’il confère.

L’emploi devient une finalité en soi. C’est le droit au travail par lequel on affirme qu’on ne peut exclure personne : cela devient la revendication fondamentale. Et ce qui est nouveau, c’est que la notion de travail n’est plus liée à ce que l’on fait mais au seul statut contractuel qui lie l’individu au système. Il en résulte la perte du sens de « l’œuvre ».

6. Le travail comme temps contraint

Dans une civilisation construite autour du travail, le temps humain se structure autour de lui : les études sont une préparation au travail et non d’abord une recherche de vérité ou de sagesse constructive de soi ; à l’âge de travailler, succède la retraite, à un âge également déterminé. Le travail apparaît comme temps contraint par opposition à un temps pour soi. Ce menu de la vie ne saurait être modifié en fonction d’autres aspirations que celles du travail.

Cela englobe tout le temps humain : dans le déroulement de la vie (études, travail, retraite), de l’année (travail, vacances). Cette organisation du travail donne un découpage propre à la situation de travailleur et s’impose à celle des événements de la vie comme le mariage, les naissances et le vieillissement. C’est pourquoi on parle d’un temps contraint et le travail devient calculé en fonction du temps consacré au travail. D’où les revendications légitimes d’équilibre entre vie privée et vie professionnelle, pour éviter que le temps de travail ne soit trop envahissant.

7. Le travail comme activité socialisante

Nous recherchons aujourd’hui de nouvelles valeurs pour éviter la société duale qui se crée par suite du chômage et qui par le sens actuel donné au travail fabrique des exclus. Cela revient à découvrir des valeurs universelles qui valorisent toutes les valeurs précédentes, à savoir l’idée de peine, l’idée de récompense, l’idée de valorisation personnelle. Le travail donne une identité, une utilité sociale qui permet à l’individu d’exister et d’être reconnu. Le drame du chômage se situe justement dans cette absence de reconnaissance et de participation sociale.

 

Comment aujourd’hui inventer l’avenir ? En donnant une valeur nouvelle au travail à partir de l’idée que c’est l’échange qui fournit la richesse et pas seulement l’activité de production de biens, mais cela s’appliquant non seulement aux échanges économiques classiques, mais aussi entre les individus et groupes d’individus. Le travail devient alors activité d’échange et non statut, et cette activité est créatrice de travail.

Le problème n’est plus de chercher à donner du travail pour tous puisqu’il semble évident que la valeur dominante emploi va s’estomper progressivement. Par contre, il peut y avoir du travail pour tous si l’on accepte l’idée que tout est activité, puisque tout peut contribuer à l’échange entre individus, communautés, pays.

 

Une brève histoire théologique du travail

On peut tenter une synthèse de l’évolution historique de ces différentes conceptions du travail dans le tableau suivant :  

PÉRIODE

ÉVOLUTION
SOCIALE 
DU TRAVAIL

CONCEPTION
RELIGIEUSE DU TRAVAIL

 

 

 

Courant optimiste

Courant  pessimiste
(ou réaliste)

 

ANTIQUITÉ

(Grèce, Rome)

 

 

 

JUDAÏSME

AT

Division sociale:
patriciens / soldats / plèbe

Le statut social
(esclave, patricien…) n’est pas lié au ‘travail’, qui n’est pas encore
‘valeur d’échange’

Les philosophes veulent
diriger la cité, et délèguent le travail manuel, considéré comme ‘servile’,
aux  inférieurs

Travail manuel = peine, contrainte

 

Avodah
= culte = travail

Valorisation du travail
manuel qui obtient la bénédiction, et qui permet à l’homme de réaliser sa vocation
d’être co-créateur avec Dieu, à son image (Adam travaille le jardin de la
Genèse avant la chute)

Le travail non manuel
concurrence l’œuvre de Dieu (villes, richesses)

La pénibilité du travail vient de la faute
d’Ada
m

Insistance sur le shabbat pour relativiser l’importance du travail

Thème du repos
eschatologique

 

 

 

PÉRIODE PATRISTIQUE
(6° siècles)

Pas de séparation entre
‘maison’ et ‘travail’

Le travail est source
de dignité

Il permet de pratiquer
la charité

Il évite l’oisiveté (otium, d’où l’éloge du neg-otium
= négoce)

Il construit l’interdépendance
sociale

MONACHISME

Il y a unité entre
travail / méditation de l’Écriture / prière

Le travail est un moyen
de croissance
spirituelle
(ascèse)

Certains métiers sont
interdits: prêtres païens, jeux du cirque, prostitution…

La réussite dans le
travail fait tomber dans le piège de l’argent et de la domination

(le travail a besoin de
la Rédemption)

 

 

 

 

 

 

MOYEN ÂGE

(en Occident)

Division sociale
féodale:

oratores / bellatores /
laboratores

opus spirituale / opus
civile / opus artificiale

Le ‘salaire’ est une
subsistance assurée et non une rétribution d’un ‘travail’

Apparition des
« paroisses », des « confréries » et des
« métiers » (avec leurs saints patrons)

MONACHISME

Ora et Labora (St
Benoît)

Consécration -
Bénédiction – Sanctification de l’univers (cf. Canon Romain) par le don ou
l’utilité sociale

La Devotio Moderna
favorise les confréries

Travail-châtiment

Sanctification par la
pénitence

(dolorisme,
eschatologie-évasion par le haut)

Pas de représentation
de Jésus‑Travailleur

Métiers interdits:
usuriers, jongleurs, arts et commerce pour les clercs

Dévalorisation du
travail non-manuel (ars mechanica = ‘adultère’) quand il n’est pas au service
de l’Église

 

 

 

RÉFORMES
(en Occident)

Débuts du capitalisme
marchand

Contestation de l’idée
de perfection réservée à une élite => travail = voie ordinaire vers la
sainteté

Luther: Beruf (métier =
vocation)  Calvin: Vocatio

Insistance sur
l’individu, la conscience, le libre-arbitre

La réussite dans le
travail est signe de la prédestination divine au salut (pas une récompense,
mais l’effet du salut gratuitement accordé par Dieu),
l’échec est signe de la réprobation divine

 

 

 

 

 

 

 

TEMPS MODERNES

Dissociation maison /
travail (Manufactures)

Le travail devient valeur
d’échange, et donc emploi (marché de l’emploi)

Le travail devient une
force impersonnelle

Apparition des
« corporations » (XVIII°)

puis des syndicats
(XIX°)

Mythe du Progrès
(technique) par le travail

Travail = facteur
déterminant du temps humain

Les exclus du travail
prolifèrent…

Redécouverte de la
figure de Jésus‑Travailleur

DOCTRINE SOCIALE :

Le travail comme
facteur de personnalisation : réalisation personnelle et intégration
sociale

Le travail comme voie
de sanctification, et de charité-justice

Droits du travail

VATICAN II

Le travail comme
instrument de réalisation du Royaume et accomplissement de la dimension
royale du baptême

La morale chrétienne
était surtout domestique et personnelle => difficulté d’élaborer une
morale sociale et collective du travail avant 1891

Appels à la résignation
sociale dans le monde du travail (car enfer / paradis)

Pas d’idolâtrie du
travail

(lutte pour le Dimanche
libre)

Réalité humaine
traversée par le mal, et qui a besoin de la Rédemption

 

Que dis-tu de ton travail aujourd’hui ?

Ce parcours historique nous ramène à notre responsabilité actuelle, personnelle et collective, vis-à-vis de la réalité du travail :

- à quelle vigne suis-je appelé à travailler ?

- quel sens est-ce que je donne à ce travail ?

- comment me faire l’écho du désir de Dieu d’embaucher les autres à sa vigne ?

 

____________________________________________________________ 

1. Cf. G. Fragnière, « Les sept sens du travail », Futuribles, novembre 1987.
2. Cf. Max WEBER, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1904.
3. Cf. Liberte & Cie, Brian M. Carney et Isaac Getz, Fayard, 2012.
4. Cf. Happy RH : Le bonheur au travail. Rentable et durable, Laurence Vanhee et Isaac Getz, Ed. La Charte, 2013.
5. Ex : http://www.youtube.com/watch?v=2lXh2n0aPyw
6.  Ex : https://www.youtube.com/watch?v=TbtsfyrEF_c ; https://www.youtube.com/watch?v=-ZKiJejNRtw 

 

1ère lecture : « Mes pensées ne sont pas vos pensées » (Is 55, 6-9)

Lecture du livre d’Isaïe

Cherchez le Seigneur tant qu’il se laisse trouver. Invoquez-le tant qu’il est proche. Que le méchant abandonne son chemin, et l’homme pervers, ses pensées !
Qu’il revienne vers le Seigneur qui aura pitié de lui, vers notre Dieu qui est riche en pardon. Car mes pensées ne sont pas vos pensées, et mes chemins ne sont pas vos chemins, déclare le Seigneur. Autant le ciel est élevé au-dessus de la terre, autant mes chemins sont élevés au-dessus des vôtres, et mes pensées, au-dessus de vos pensées.

Psaume : 144, 2-3, 8-9, 17-18

R/ Proche est le Seigneur de ceux qui l’invoquent.

Chaque jour je te bénirai,
je louerai ton nom toujours et à jamais.
Il est grand, le Seigneur, hautement loué ;
à sa grandeur, il n’est pas de limite.
Le Seigneur est tendresse et pitié,

lent à la colère et plein d’amour ;
la bonté du Seigneur est pour tous,
sa tendresse, pour toutes ses œuvres.

Le Seigneur est juste en toutes ses voies,
fidèle en tout ce qu’il fait.
Il est proche de ceux qui l’invoquent,
de tous ceux qui l’invoquent en vérité.

2ème lecture : « Pour moi, vivre c’est le Christ » (Ph 1, 20c-24.27a)

Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Philippiens

Frères, soit que je vive, soit que je meure, la grandeur du Christ sera manifestée dans mon corps. En effet, pour moi, vivre c’est le Christ, et mourir est un avantage. Mais si, en vivant en ce monde, j’arrive à faire un travail utile, je ne sais plus comment choisir. Je me sens pris entre les deux : je voudrais bien partir pour être avec le Christ, car c’est bien cela le meilleur ; mais, à cause de vous, demeurer en ce monde est encore plus nécessaire. Quant à vous, menez une vie digne de l’Évangile du Christ.

Evangile : La générosité de Dieu dépasse notre justice (Mt 20, 1-16)

Acclamation : Alléluia. Alléluia. La bonté du Seigneur est pour tous, sa
tendresse, pour toutes ses œuvres : tous acclameront sa justice.Alléluia. (cf. Ps 144, 7-9)

Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu

Jésus disait cette parabole : « le Royaume des cieux est comparable au maître d’un domaine qui sortit au petit jour afin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne. Il se mit d’accord avec eux sur un salaire d’une pièce ’argent pour la journée, et il les envoya à sa vigne. Sorti vers neuf heures, il en vit d’autres qui étaient là, sur la place, sans travail. Il leur dit : ‘Allez, vous aussi, à ma vigne, et je vous donnerai ce qui est juste.’ Ils y allèrent. Il sortit de nouveau vers midi, puis vers trois heures, et fit de même. Vers cinq heures, il sortit encore, en trouva d’autres qui étaient là et leur dit : ‘Pourquoi êtes-vous restés là, toute la journée, sans rien faire ?’ Ils lui répondirent : ‘Parce que personne ne nous a embauchés.’ Il leur dit : ‘Allez, vous aussi, à ma vigne.’

Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant : ‘Appelle les ouvriers et distribue le salaire, en commençant par les derniers pour finir par les premiers.’ Ceux qui n’avaient commencé qu’à cinq heures s’avancèrent et reçurent chacun une pièce d’argent. Quand vint le tour des premiers, ils pensaient recevoir davantage, mais ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce
d’argent. En la recevant, ils récriminaient contre le maître du domaine : ‘Ces derniers venus n’ont fait qu’une heure, et tu les traites comme nous, qui avons enduré le poids du jour et de la chaleur !’ Mais le maître répondit à l’un d’entre eux : ‘Mon ami, je ne te fais aucun tort. N’as-tu pas été d’accord avec moi pour une pièce d’argent ? Prends ce qui te revient, et va-t’en.
Je veux donner à ce dernier autant qu’à toi : n’ai-je pas le droit de faire ce que je veux de mon bien ? Vas-tu regarder avec un œil mauvais parce que moi, je suis bon ?’
Ainsi les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers. »
Patrick BRAUD

Mots-clés : , , , , ,