Fréquenter les infréquentables
Fréquenter les infréquentables
Homélie pour le 6° Dimanche du temps ordinaire / Année B
11/02/2018
Cf. également :
Quelle lèpre vous ronge ?
Pour en finir avec les lèpres
La pierre angulaire : bâtir avec les exclus, les rebuts de la société
Les sans-dents, pierre angulaire
Pas de bras, pas de chocolat !
Cette réplique-culte du film qui ne l’est pas moins pourrait s’appliquer aux lépreux de notre évangile de ce dimanche. Intouchables (sorti en 2011) est devenu le film le plus populaire du cinéma français [1], sans doute parce qu’il s’attaque avec humour et gentillesse à une double exclusion sociale : le handicap côté François Cluzet et la couleur de peau côté Omar Sy. Reconnaissons-le : la condition des « intouchables » en France est dans bien des cas semblables à celles des lépreux du temps de Jésus.
La tragédie des lépreux n’était pas seulement la dégradation physique de leur corps, mais davantage encore la honte de se voir rejetés par tous les autres (cf. Lv 13-14). Ils étaient complètement exclus de la communauté. Ils ne pouvaient plus vivre avec leurs proches, ne pouvaient pas se marier ni avoir d’enfants. Il leur était interdit de participer à une fête religieuse ou à toute autre activité sociale. En réalité, beaucoup de ces gens n’étaient pas nécessairement victimes de la lèpre telle que nous la connaissons aujourd’hui, mais de diverses maladies de la peau (psoriasis, teigne, éruptions cutanées, tumeurs, eczéma…). Ces affections cutanées s’étendaient sur leur corps et les rendaient répugnants. Il fallait éviter tout contact avec eux car on croyait que leur maladie était contagieuse et qu’un contact avec eux rendait impur. Le sort des lépreux était le pire parmi les malades. Selon le livre du Lévitique, ils devaient crier : “Impur, impur!” Tant que durera son mal, il sera impur et étant impur, il demeurera à part. (Lv 13,45-46) Ils devaient eux-mêmes annoncer leur exclusion quand quelqu’un approchait d’eux. Les lépreux étaient les personnes les plus marginalisées de la société. De plus, ils se sentaient complètement abandonnés de Dieu et des humains.
La Bible se souvient pourtant que ces intouchables ont pu être les sauveurs de leur peuple, préfigurant pour les chrétiens le salut opéré par le Christ s’identifiant aux exclus. 2R 7 raconte comment 4 lépreux ont osé entrer dans le camp des Araméens faisant le siège de la ville de Samarie, découvrant ainsi qu’il était vide. En avertissant le roi, ils ont sauvé leur peuple, eux dont ils étaient exclus.
Qui sont nos intouchables ?
Ne pensons pas que les lépreux ont disparu. Malgré Albert Schweitzer et Raoul Follereau, il y encore un à deux millions de malades dans le monde, et 2000 cas nouveaux sont diagnostiqués chaque année, dont 200 pour le seul Bénin par exemple. Or la répulsion physique qu’inspirent les corps rongés par la lèpre est toujours source de mise à l’écart, de peur, de regards fuyants et d’évitements gênés. L’horreur qu’une chair défigurée inspire – doigts manquants, yeux vitreux, plaies et ulcères apparentes – est telle que la vie sociale des lépreux est réduite à leurs soignants et à leurs compagnons malades. Le combat de Jésus pour réintégrer ces fantômes dans la vie de leur communauté est toujours actuel, et ne doit pas être abandonné.
Il se conjugue avec l’attrait que le Christ avait pour tous les autres infréquentables de l’Israël d’alors. Fréquenter les intouchables de son temps semble être une de ses passions. Il va manger chez les collabos juifs de l’occupant romain que tout le monde exècre et voudrait voir tondus. Il touche les prostituées, se laisse caresser les pieds en public par les cheveux parfumés d’une pécheresse. Il laisse repartir la femme adultère sans la lapider. Il impose la main aux possédés dont on avait peur. Il fait de la boue pour l’appliquer sur les yeux morts d’un aveugle-né. Il se laisse toucher par une femme impure de ses pertes sanguines. Il côtoie les samaritains – ces hérétiques – et fait l’éloge de leur compassion. Il fait bon accueil aux romains et aux grecs – ces étrangers – dont il salue la foi plus grande que celle des fils d’Israël. Il finira comme il a vécu, en compagnie de deux voleurs dont l’un sera son premier invité au paradis.
Vous devinez que la transposition est facile : être disciple du Christ aujourd’hui, c’est faire l’expérience du même amour pour les intouchables de notre temps.
Qui sont nos infréquentables ?
- Les SDF
Pensez aux ombres qui – malgré toutes les promesses électorales répétées – hantent toujours les couloirs de nos métros, les bouches de chaleur, les abris et cartons de fortune en guise de refuge. Il y a environ 200 000 SDF en France. Se réclamer du Christ n’est pas tant parler d‘eux, s’occuper d’eux. C’est d’abord aller les rejoindre, les toucher au cœur, partager des repas, des discussions, des jeux de cartes, des démarches pour se relever etc. Ce que la rue a abîmé quand on y a passé des années n’est pas seulement matériel ou financier. C’est tout une vision du monde à reconstruire. C’est un chemin de relèvement si dur qu’il est presque impossible à parcourir sans de fidèles compagnons à ses côtés. Les « sans-dents » dont se riait François Hollande sentent mauvais, ont des cheveux filasses, une dentition effectivement épouvantable, une espérance de vie très courte : bref, ils font fuir. Il faut parfois avoir le cœur bien accroché pour aller à leur contact. Avec des rencontres au final très simples, très humaines dès lors qu’elles se jouent dans la réciprocité et le respect mutuel.
Donner ne suffit pas. Aller toucher en direct et guérir à la manière du Christ est vital.
- Les prostitué(e)s
Les autres ombres qui peuplent certaines rues de certains quartiers ne sont pas moins infréquentables aux yeux de la société : les prostitué(e)s. Environ 40 000 en France, essentiellement de jeunes femmes victimes de trafic venant d’Afrique et des pays de l’Est. Le mouvement « Le Nid » fondé par un prêtre les accompagne au quotidien depuis 70 ans. Le projet du Mouvement du Nid est initié par une rencontre entre deux personnalités d’exception. En 1937 Germaine Campion, une femme éprouvée, prostituée et alcoolique, a quitté Paris pour “venir mourir” dans sa ville natale, Paramé-Saint-Malo, en Bretagne. Elle confie sa détresse à André-Marie Talvas, prêtre dans cette ville. Celui-ci, qui a fondé un réseau de centres sociaux fréquentés par de nombreuses femmes en difficulté, est sensible à son témoignage. Le Nid deviendra une réalité en 1946 avec Maggie Boire, militante à la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC) : cette jeune femme, bretonne également, a découvert à l’occasion d’une visite à Paris les conditions d’existence de personnes prostituées avec qui elle a échangé quelques mots. Elle en conçoit une telle révolte qu’elle quitte son emploi et sa région pour venir fonder le « Nid » avec le soutien d’André-Marie Talvas.
Là encore, la rencontre personnelle, la présence à leur côté, le temps partagé autour d’une tasse de café ou d’une confidence est le signal fort attendu en réponse aux questions qui taraudent tout exclu : « sommes-nous encore des vôtres ? suis-je condamné à vivre à part ? qui me lavera de cette souillure qui me colle à la peau ? qui me débarrassera de cette infamie si je veux changer l’existence ? »
Le pire serait de s’habituer, de ne pas en parler. Le pire serait l’indifférence polie. Jésus n’a pas fait de grands discours sur la prostitution. Il a accueilli sans condition ceux et celles qui en provenaient, sans leur poser de questions, sans préalable. Et nous ?
- Les ‘psychiatriques’
Les intouchables de notre société sont malheureusement légion.
Pensez à tous les cas psychiatriques qu’on enferme à l’écart comme pour ne pas les voir. Allez rendre visite à quelqu’un dans un hôpital psychiatrique, que ce soit à la suite d’une dépression ou une crise d’épilepsie. Vous entendrez les cris étouffés dans les chambres, vous croiserez des visages hagards où le regard s’est perdu dans le traitement médicamenteux de choc qui « tranquillise » le patient. Même leurs familles ont souvent renoncé à les voir. Ils semblent parqués là, à l’écart, attendant la mort, entourés par un personnel hospitalier trop peu nombreux et exposé à des violences quotidiennes. Mais de qui ces gens-là sont-ils encore les compagnons de route ?
- Les prisonniers
Bien sûr, parmi les infréquentables d’aujourd’hui comme de tous temps il y a les prisonniers. « J’étais en prison et vous êtes venus me visiter » : quand Jésus parle de la prison, il ne parle pas d’erreur judiciaire, mais de vrais coupables que leur crime a exclus de la société. Certains d’entre nous se réjouissent de leur exclusion, comme si punir leur faisait plaisir, comme si la souffrance de l’agresseur pouvait compenser celle de la victime. Jésus n’a jamais excusé les prisonniers. Il les a fréquentés, jusqu’au procès, jusqu’à la croix. Parce que pour lui le futur possible offert en Dieu est toujours plus important que le passé, quel qu’il soit. Fréquenter les prisonniers comme Jésus les lépreux suppose donc de suspendre son jugement, de se mettre à l’écoute, de découvrir cette part commune d’humanité – et peut-être également d’inhumanité – qui fait de l’incarcéré un membre de la famille humaine et non un paria à jamais. Les gardiens de prison hélas sont eux-mêmes atteints de cette même exclusion sociale dont on accable les pensionnaires, comme s’ils étaient contaminés…
- Les migrants
Calais fait régulièrement la une de l’actualité, à cause de ces migrants qui par centaines y séjournent vaille que vaille en espérant l’Angleterre. La cohabitation est difficile, même entre eux. Le risque est grand de ne voir que les problèmes générés par cet exode sauvage. Le pape François y fait souvent allusion comme une des exigences éthiques absolues de notre temps :
« Un changement d’attitude envers les migrants et les réfugiés est nécessaire de la part de tous ; le passage d’une attitude de défense et de peur, de désintérêt ou de marginalisation – qui, en fin de compte, correspond à la « culture du rejet » – à une attitude qui ait comme base la « culture de la rencontre », seule capable de construire un monde plus juste et fraternel, un monde meilleur. »
Message du Pape François pour la journée mondiale du migrant et du réfugié 2013
« Avant tout, prenons conscience que le phénomène migratoire n’est pas étranger à l’histoire du salut ; bien au contraire, il en fait partie. Un commandement de Dieu y est lié : « Tu n’exploiteras pas l’immigré, tu ne l’opprimeras pas, car vous étiez vous-mêmes des immigrés au pays d’Égypte » (Ex 22, 20) ; « Aimez donc l’immigré, car au pays d’Égypte vous étiez des immigrés » (Dt 10,19). Ce phénomène constitue un signe des temps, un signe qui parle de l’œuvre providentielle de Dieu dans l’histoire et dans la communauté humaine en vue de la communion universelle. Sans sous-estimer, certes, les problématiques et, souvent, les drames et les tragédies des migrations, ainsi que les difficultés liées à l’accueil digne de ces personnes, l’Église encourage à reconnaître le dessein de Dieu dans ce phénomène également, avec la certitude que personne n’est étranger dans la communauté chrétienne, qui embrasse « toutes nations, tribus, peuples et langues » (Ap 7,9).
Message du Pape François pour la journée mondiale du migrant et du réfugié 2017
Jusqu’à devenir soi-même intouchable.
On pourrait continuer cette litanie des misères lépreuses qui mettent au ban de la pureté sociale. On doit le faire d’ailleurs, pour que l’amour de Dieu soit annoncé en priorité, et en actes, à ceux-là qui s’en croient exclus. Ce faisant, on vivra sans doute la même expérience d’assimilation qui fut celle du Christ. Lorsqu’il va manger chez Zachée, on l’assimile aux gloutons. Lorsqu’il transgresse la Loi juive en touchant les impurs, les cadavres, les femmes, on murmure de lui qu’il est possédé par Belzéboul, que ce n’est qu’un obscur galiléen ignare, que sa proximité des voleurs et des infirmes est suspecte.
« Dis-moi qui tu fréquentes et je te dirai qui tu es » : les gens ‘bien’ se retrouvent dans les mêmes clubs de tennis ou de golf, du Rotary ou des loges ; ils réservent dans les mêmes restaurants, les mêmes cinémas, et se regroupent dans les mêmes beaux quartiers. Symétriquement, mimétiquement, les pauvres font pareil, subissant cette loi d’airain : les semblables avec les semblables.
Le Christ fait voler en éclats cette consanguinité sociale et spirituelle. Il se mélange avec tous les milieux, surtout les moins considérés. Il le fait avec tant de liberté et d’audace qu’il choque, et qu’il finit par devenir l’un d’entre eux. Notre texte d’évangile le dit fort bien : « Jésus ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville, mais restait à l’écart, dans des endroits déserts ». Or c’était précisément la condition des lépreux de Palestine que de devoir éviter les lieux habités et de se tenir à l’écart ! À fréquenter les lépreux, Jésus est devenu comme eux : impurs, infréquentables. Le disciple du Christ qui s’engage sur ce chemin de compagnonnage des parias doit savoir que tôt ou tard cela rejaillira sur sa vie, sa famille, le regard des autres.
À la fin, Jésus sera traité de blasphémateur, de rebelle à César, de transgresseur de la Loi juive. Il sera crucifié entre deux brigands car il est devenu l’un des leurs, et traité en conséquence.
Ne rêvons donc pas d’un combat facile contre l’exclusion ! Il y a toujours un prix à payer, tôt ou tard. Et c’est souvent le moment de vérité qui révèle la sincérité ou non du combat engagé, ou qui lui fait prendre un virage décisif. C’est le Père Maximilien Kolbe demandant à prendre la place d’un père de famille devant être supprimé en représailles d’une évasion dans le camp nazi d’Auschwitz. C’est les jésuites défendant les Indiens des colonies d’Amérique du Sud et massacrés avec eux. C’est Mère Teresa quittant son collège de riches pour aller habiter au milieu des mourants, avec un sari et un sceau pour toute fortune.
Impossible de ne pas se laisser façonner en retour par la solidarité avec les lépreux de tous les temps. Se préserver serait trahir. Mener double vie ne serait pas crédible. Toucher les lépreux du bout des doigts, les embrasser du bout des lèvres serait hypocrite. François d’Assise, après avoir embrassé un lépreux sur sa route, revient transformé, décidé à épouser « Dame Pauvreté ».
Soyons de ceux qui fréquentent les infréquentables, qui touchent les intouchables, sans peur de le devenir à notre tour, sûrs que la guérison du Christ déclare purs tous ceux que l’on considère comme impurs autour de nous.
[1]. Avec 19,44 millions d’entrées c’est le deuxième plus gros succès français dans l’histoire de son box-office, derrière Bienvenue chez les Ch’tis. Au 16 mai 2013, c’est le plus grand succès d’un long métrage français, toutes langues de tournage prises en compte, avec 51 à 54 millions d’entrées dans le monde selon les sources, devant le précédent détenteur du record, Le Cinquième Élément, et ses 43 millions d’entrées.
Lectures de la messe
Première lecture
Le lépreux habitera à l’écart, son habitation sera hors du camp » (Lv 13, 1-2.45-46)
Lecture du livre des Lévites
Le Seigneur parla à Moïse et à son frère Aaron, et leur dit : « Quand un homme aura sur la peau une tumeur, une inflammation ou une pustule, qui soit une tache de lèpre, on l’amènera au prêtre Aaron ou à l’un des prêtres ses fils. Le lépreux atteint d’une tache portera des vêtements déchirés et les cheveux en désordre, il se couvrira le haut du visage jusqu’aux lèvres, et il criera : “Impur ! Impur !” Tant qu’il gardera cette tache, il sera vraiment impur. C’est pourquoi il habitera à l’écart, son habitation sera hors du camp. »
Psaume
(31 (32), 1-2, 5ab, 5c.11)
R/ Tu es un refuge pour moi ; de chants de délivrance, tu m’as entouré. (31, 7acd)
Heureux l’homme dont la faute est enlevée,
et le péché remis !
Heureux l’homme dont le Seigneur ne retient pas l’offense,
dont l’esprit est sans fraude !
Je t’ai fait connaître ma faute,
je n’ai pas caché mes torts.
J’ai dit : « Je rendrai grâce au Seigneur
en confessant mes péchés. »
Toi, tu as enlevé l’offense de ma faute.
Que le Seigneur soit votre joie !
Exultez, hommes justes !
Hommes droits, chantez votre allégresse !
Deuxième lecture
« Imitez-moi, comme moi aussi j’imite le Christ » (1 Co 10, 31 – 11, 1)
Lecture de la première lettre de saint Paul apôtre aux Corinthiens
Frères, tout ce que vous faites : manger, boire, ou toute autre action, faites-le pour la gloire de Dieu. Ne soyez un obstacle pour personne, ni pour les Juifs, ni pour les païens, ni pour l’Église de Dieu. Ainsi, moi-même, en toute circonstance, je tâche de m’adapter à tout le monde, sans chercher mon intérêt personnel, mais celui de la multitude des hommes, pour qu’ils soient sauvés. Imitez-moi, comme moi aussi j’imite le Christ.
Évangile
« La lèpre le quitta et il fut purifié » (Mc 1, 40-45) Alléluia. Alléluia.
Un grand prophète s’est levé parmi nous, et Dieu a visité son peuple. Alléluia. (Lc 7, 16)
Évangile de Jésus Christ selon saint Marc
En ce temps-là, un lépreux vint auprès de Jésus ; il le supplia et, tombant à ses genoux, lui dit : « Si tu le veux, tu peux me purifier. » Saisi de compassion, Jésus étendit la main, le toucha et lui dit : « Je le veux, sois purifié. » À l’instant même, la lèpre le quitta et il fut purifié. Avec fermeté, Jésus le renvoya aussitôt en lui disant : « Attention, ne dis rien à personne, mais va te montrer au prêtre, et donne pour ta purification ce que Moïse a prescrit dans la Loi : cela sera pour les gens un témoignage. » Une fois parti, cet homme se mit à proclamer et à répandre la nouvelle, de sorte que Jésus ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville, mais restait à l’écart, dans des endroits déserts. De partout cependant on venait à lui.
Patrick BRAUD