L'homélie du dimanche (prochain)

9 mai 2024

Être dans le monde sans être du monde

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Être dans le monde sans être du monde

 

Homélie du 7° Dimanche de Pâques / Année B 

12/05/24

 

Cf. également :

Je viens vers toi…
Remplacer Judas aujourd’hui
Quand Dieu appelle
Les saints de la porte d’à côté
Conjuguer le « oui » et le « non » de Dieu à notre monde
Dieu est un trou noir
Poupées russes et ruban de Möbius…
Le dialogue intérieur
Le petit reste d’Israël, ou l’art d’être minoritaires

 

Yeshiva : une exception militaire ?

Des juifs ultra-orthodoxes manifestent contre le service militaire

Des juifs ultra-orthodoxes manifestent contre le service militaire

Il a 19 ans. Il porte la kippa sur sa tête et les tsitsits à sa taille. À Jérusalem, il fréquente assidûment une yeshiva (école juive) où il étudie la Torah et le Talmud. À ses yeux, cela doit le dispenser d’accomplir son service militaire, et encore plus de porter les armes sous le drapeau israélien à Gaza ou en Cisjordanie. D’ailleurs, il appartient à un parti radical, le Peleg Yerushalmi, en première ligne dans le refus de la conscription.

« Ces lois sur la conscription n’existent pas à nos yeux, affirme-t-il. Ce que les Juifs ont en commun, c’est leur religion, pas un pays. Depuis deux mille ans, c’est la Torah qui unit les juifs. Nous sommes prêts à accepter les lois de nos gouvernants, quels qu’ils soient, à condition qu’elles n’aillent pas à l’encontre de la religion ». Il risque la prison, mais dit s’en moquer (Le Figaro 20/03/24, p.8). 

 

De manière surprenante – et même choquante à nos yeux – le privilège d’exemption militaire jusque-là accordée aux étudiants des yeshivot en Israël illustre la dialectique que Jésus lui aussi – en bon juif qu’il était – a dû affronter au sein de l’empire romain : se montrer bon citoyen, par exemple en payant l’impôt dû à César (Lc 20,20-26) ainsi que l’impôt dû au Temple de Jérusalem (Mt 17,24-27), tout en restant libre de contester les conventions ou les lois. L’épisode de l’impôt du Temple montre bien la double appartenance de Jésus ‑ ‘binational’ en quelque sorte – qui fait de lui un sujet respectueux de la société dans laquelle il vit, mais libre par rapport à ses obligations. Ainsi, en tant que fils de Dieu, il pourrait s’exempter de payer l’impôt des sujets de l’empire, mais il ne veut pas s’y soustraire afin que les conséquences ne retombent pas sur ses disciples, « pour ne pas scandaliser les gens »

Paul prolongera cette dialectique de la double appartenance dans le domaine des interdits alimentaires : normalement, les chrétiens pourraient manger de tout, car « seul ce qui sort de la bouche de l’homme est impur » avait déclaré Jésus (Mt 15,11). Mais, par égard pour les judéo-chrétiens, mieux vaut ne pas manger de viandes consacrées aux idoles si cela les choque (Ac 15,29 ; 1Co 10,27-28).

 

L’évangile de notre dimanche (Jn 11,11-19) énonce cette problématique en termes simples : être dans le monde sans être du monde, dont l’interprétation et la mise en œuvre ont pourtant extraordinairement varié au fil des siècles :

« Ils n’appartiennent pas au monde, de même que moi je n’appartiens pas au monde. 

Je ne prie pas pour que tu les retires du monde, mais pour que tu les gardes du Mauvais. 

Ils n’appartiennent pas au monde, de même que moi, je n’appartiens pas au monde. 

Sanctifie-les dans la vérité : ta parole est vérité. 

De même que tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi, je les ai envoyés dans le monde ».

 

Résiste ! Ce monde n’est pas le tien !

Les paroles de Michel Berger résonnent toujours aux oreilles des fans de France Gall :

Résiste !

Prouve que tu existes.

Cherche ton bonheur partout, va

Refuse ce monde égoïste

Résiste !

Suis ton cœur qui insiste.

Ce monde n’est pas le tien, viens

Bats-toi, signe et persiste

Résiste !

La foi chrétienne est un moteur pour résister à ce qui dégrade la vocation humaine. Elle fait de nous des « saumons » remontant vers la source de vie à contre-courant, et non des poissons morts au fil de l’eau… 

Il y a des moments où, au nom du Christ, nous devons dire non.

Non à la guerre du Vietnam dans les années 60-70, non à la guerre d’Irak en 2003. 

Non aux lois scélérates de la III° République étouffant la liberté d’expression et d’opinion. Non aux lois raciales américaines des années 1877 à 1964. Heureusement que Rosa Parks et Martin Luther King ont su s’allier pour boycotter les bus de Montgomery jusqu’à ce que la ségrégation raciale soit abolie !

Non aux lois d’apartheid en Afrique du Sud de 1948 à 1991. Heureusement que Mandela et Desmond Tutu  ont su s’allier pour refuser d’obéir à un État de droit qui était profondément injuste.

 

On voit facilement ce que « ne pas être du monde » peut impliquer.

En France, il semblerait que la force de contestation qui était plutôt la marque des chrétiens de gauche se soit perdue dans le tourbillon de la chute du mur de Berlin. Les chrétiens d’aujourd’hui ne sont plus guère contestataires. Sauf peut-être en matière d’éthique (IVG, mariage homosexuel, euthanasie, théories du genre etc.), et encore : les sondages montrent que seule une minorité de chrétiens n’est pas alignée sur l’opinion majoritaire française…

 

Avant, au commencement du christianisme, il n’en était pas ainsi.

Être dans le monde sans être du monde dans Communauté spirituelle La-tradition-apostoliqueUn texte du III° siècle – la Tradition Apostolique, d’Hippolyte de Rome [1] – énumère les métiers jugés incompatibles à l’époque avec le baptême. Et l’on charge l’Église locale d’examiner les candidats au baptême : s’ils pratiquent un métier en contradiction avec la foi, « qu’ils cessent ou qu’on les renvoie ». La liste est longue des métiers concernés, et elle nous ferait bondir aujourd’hui : souteneurs, sculpteurs ou peintres d’idoles, acteurs de théâtre, gladiateurs ou acteurs des jeux du cirque, prêtres d’idoles, soldats, prostituées, sodomites, magiciens, sorciers, astrologues, devins, prestidigitateurs, concubin(e)s non marié(e)s etc. Le même refrain revient inlassablement : si le catéchumène ou le fidèle fait ceci, « qu’il  cesse ou qu’on le renvoie ».

 

Aujourd’hui encore, comment ne pas souligner des contradictions flagrantes entre la foi au Christ et certaines professions ? ou au moins certaines manières de pratiquer certaines professions ? Comment peut-on se dire par exemple chrétien et mafieux ? Ou faire travailler des enfants dans des mines africaines ou des usines chinoises ? Ou organiser la traite d’esclaves en tout genre ? Ou vendre des armes de destruction massive à n’importe quel client ? Etc. etc.

Faites l’exercice de lister les valeurs les plus importantes pour vous (la beauté, l’innovation, l’amitié, la justice…). Si votre métier ne vous permet pas d’honorer et de vivre ces valeurs au travail, alors ayez le courage de démissionner ! Changez de métier ou d’entreprise avant qu’il ou elle ne vous change à son image. Car tous les métiers ne sont pas humanisants. Car toutes les entreprises ne sont pas au service du bien commun.

 

Au-delà de cette liste des métiers de la Tradition d’Hippolyte (qui aurait besoin d’être actualisée !), l’esprit du catéchuménat de l’époque est clairement inspiré par les paroles de Jésus : « dans le monde, pas du monde ». Devenir chrétien, c’est changer sa vie. L’appartenance au Royaume de Dieu prime sur l’appartenance à la cité, sans l’abolir. Ainsi les apôtres, fouettés après avoir désobéi à l’ordre du Sanhédrin de ne plus parler de Jésus, sont tout joyeux de leur de désobéissance : « Quant à eux, quittant le Conseil suprême, ils repartaient tout joyeux d’avoir été jugés dignes de subir des humiliations pour le nom de Jésus » (Ac 5,41).

Devenir chrétien ne peut s’accommoder de toutes les compromissions avec l’esprit du monde.

 

Il faut donc savoir dire non. Et tant pis pour les politiques qui s’indignent que des jeunes ‑ musulmans ou catholiques – mettent leurs convictions religieuses au-dessus des lois de la République ! C’est la nature même d’une religion – et sa grandeur – d’empêcher le politique d’occuper tout le champ du légal et du pensable. C’est la grandeur d’une religion de ne pas se laisser confiner à la seule sphère du privé et de l’intime, comme le voudraient les libéraux à droite et les autoritaires à gauche. Sinon, il n’y aurait jamais eu de martyrs  chrétiens heureux de désobéir à Rome sur des questions aussi graves que l’avortement, le culte des idoles ou la liberté de croire. C’est la spécificité du christianisme cependant de préférer mourir martyr que djihadiste, d’aimer ses ennemis plutôt que de devenir kamikaze, de pratiquer la non-violence plutôt que d’imposer la charia. Les disciples du Christ qui ne respectent pas ces repères sont en contradiction flagrante avec leurs textes fondateurs…

 

Le baptême fait de nous des signes de contradiction, empêchant le monde de tourner en rond, en boucle sur ses logiques idolâtres.
Ne pas être du monde : à quelles contestations nous appelle aujourd’hui notre foi au Christ ? à quelles désobéissances ?

 

Ce monde est pourtant le tien

Contester les dérives de notre monde ne doit cependant pas nous conduire à faire sécession, à la manière des juif ultra-orthodoxes se regroupant dans le même quartier de Mea Sharim à Jérusalem, ou bien comme les musulmans pensant que seul un État islamique imposant la charia à tous leur permettrait d’être pleinement musulmans.

Les chrétiens n’ont pas d’alya à effectuer, sinon le retour au royaume de Dieu à venir, déjà présent en nous.

Les chrétiens n’ont pas de charia ni de lois spécifiques, sinon la boussole de l’Esprit qui les aide à discerner en conscience.

Dès le II° siècle, un auteur anonyme décrivait ce paradoxe chrétien : être dans le monde sans être du monde.

Epitre à Diognète« Les chrétiens se répartissent dans les cités grecques et barbares suivant le lot échu à chacun ; ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et la manière de vivre, tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle

Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. 

Ils s’acquittent de tous leurs devoirs de citoyens et supportent toutes les charges comme des étrangers. 

Toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère. 

Ils se marient comme tout le monde, ils ont des enfants, mais ils n’abandonnent pas leurs nouveau-nés. 

Ils partagent tous la même table, mais non la même couche. 

Ils sont dans la chair, mais ne vivent pas selon la chair. 

Ils passent leur vie sur la terre, mais sont citoyens du ciel. 

Ils obéissent aux lois établies et leur manière de vivre l’emporte en perfection sur les lois ».

Lettre à Diognète

 

Ce monde tel qu’il est est bien le nôtre, car c’est lui que l’Esprit de Dieu travaille pour l’ouvrir à son royaume. 

Il n’y a pas de monde si parfait qu’il faille l’approuver sans conditions  ou suivre ses lois en toute chose, car le royaume de Dieu transcende les réalisations partielles. 

Mais il n’y a pas non plus de monde si mauvais qu’il faille s’en abstraire, tels des survivalistes religieux. C’est la tentation des fondamentalistes, évangéliques notamment.

 

Aimer le monde et ceux qui y travaillent est notre passion, sans l’absolutiser ni l’éliminer. Être dans le monde nous oblige : solidarité avec ceux qui y donnent le meilleur d’eux-mêmes, participation loyale à sa transformation, fidélité et obéissance à ce qui ne contredit pas l’Évangile.

Ne pas être du monde nous mobilise : dénonciation des dérives inhumaines, contestation des lois injustes, ouverture à d’autres pensées que les croyances officielles etc.

 

Que l’Esprit du Christ nous invite à ce discernement subtil : savoir quand et comment participer de toutes nos forces, quand et comment oser être différents…

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LECTURES DE LA MESSE

PREMIÈRE LECTURE
« Il faut que l’un d’entre eux devienne, avec nous, témoin de la résurrection de Jésus » (Ac 1, 15-17.20a.20c-26)

Lecture du livre des Actes des Apôtres
En ces jours-là, Pierre se leva au milieu des frères qui étaient réunis au nombre d’environ cent vingt personnes, et il déclara : « Frères, il fallait que l’Écriture s’accomplisse. En effet, par la bouche de David, l’Esprit Saint avait d’avance parlé de Judas, qui en est venu à servir de guide aux gens qui ont arrêté Jésus : ce Judas était l’un de nous et avait reçu sa part de notre ministère. Il est écrit au livre des Psaumes : Qu’un autre prenne sa charge. Or, il y a des hommes qui nous ont accompagnés durant tout le temps où le Seigneur Jésus a vécu parmi nous, depuis le commencement, lors du baptême donné par Jean, jusqu’au jour où il fut enlevé d’auprès de nous. Il faut donc que l’un d’entre eux devienne, avec nous, témoin de sa résurrection. » On en présenta deux : Joseph appelé Barsabbas, puis surnommé Justus, et Matthias. Ensuite, on fit cette prière : « Toi, Seigneur, qui connais tous les cœurs, désigne lequel des deux tu as choisi pour qu’il prenne, dans le ministère apostolique, la place que Judas a désertée en allant à la place qui est désormais la sienne. » On tira au sort entre eux, et le sort tomba sur Matthias, qui fut donc associé par suffrage aux onze Apôtres.

PSAUME
(102 (103), 1-2, 11-12, 19-20ab)

R/ Le Seigneur a son trône dans les cieux. ou : Alléluia ! (102, 19a)

Bénis le Seigneur, ô mon âme,
bénis son nom très saint, tout mon être !
Bénis le Seigneur, ô mon âme,
n’oublie aucun de ses bienfaits !

Comme le ciel domine la terre,
fort est son amour pour qui le craint ;
aussi loin qu’est l’orient de l’occident,
il met loin de nous nos péchés.

Le Seigneur a son trône dans les cieux :
sa royauté s’étend sur l’univers.
Messagers du Seigneur, bénissez-le,
invincibles porteurs de ses ordres !

DEUXIÈME LECTURE
« Qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui » (1 Jn 4, 11-16)

Lecture de la première lettre de saint Jean
Bien-aimés, puisque Dieu nous a tellement aimés, nous devons, nous aussi, nous aimer les uns les autres. Dieu, personne ne l’a jamais vu. Mais si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et, en nous, son amour atteint la perfection. Voici comment nous reconnaissons que nous demeurons en lui et lui en nous : il nous a donné part à son Esprit. Quant à nous, nous avons vu et nous attestons que le Père a envoyé son Fils comme Sauveur du monde.
Celui qui proclame que Jésus est le Fils de Dieu, Dieu demeure en lui, et lui en Dieu. Et nous, nous avons reconnu l’amour que Dieu a pour nous, et nous y avons cru. Dieu est amour : qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui.

 
ÉVANGILE
« Qu’ils soient un, comme nous-mêmes » (Jn 17, 11b-19)

Alléluia. Alléluia. Je ne vous laisserai pas orphelins, dit le Seigneur ; je reviens vers vous, et votre cœur se réjouira. Alléluia. (Jn 14, 18 ; 16, 22)

Évangile de Jésus Christ selon saint Jean
En ce temps-là, les yeux levés au ciel, Jésus priait ainsi : « Père saint, garde mes disciples unis dans ton nom, le nom que tu m’as donné, pour qu’ils soient un, comme nous-mêmes. Quand j’étais avec eux, je les gardais unis dans ton nom, le nom que tu m’as donné. J’ai veillé sur eux, et aucun ne s’est perdu, sauf celui qui s’en va à sa perte de sorte que l’Écriture soit accomplie. Et maintenant que je viens à toi, je parle ainsi, dans le monde, pour qu’ils aient en eux ma joie, et qu’ils en soient comblés. Moi, je leur ai donné ta parole, et le monde les a pris en haine parce qu’ils n’appartiennent pas au monde, de même que moi je n’appartiens pas au monde. Je ne prie pas pour que tu les retires du monde, mais pour que tu les gardes du Mauvais. Ils n’appartiennent pas au monde, de même que moi, je n’appartiens pas au monde. Sanctifie-les dans la vérité : ta parole est vérité. De même que tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi, je les ai envoyés dans le monde. Et pour eux je me sanctifie moi-même, afin qu’ils soient, eux aussi, sanctifiés dans la vérité.»

Patrick Braud

 

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14 novembre 2021

Église-Monde-Royaume

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Église-Monde-Royaume

Homélie pour la Fête du Christ Roi  / Année B
21/11/2021

Cf. également :

Le préfet le plus célèbre
Christ-Roi : Reconnaître l’innocent
La violence a besoin du mensonge
Non-violence : la voie royale
Le Christ-Roi, Barbara et les dinosaures
Roi, à plus d’un titre
Divine surprise
D’Anubis à saint Michel
Faut-il être humble ou jupitérien pour gouverner ?
Roi, à plus d’un titre

Mon Royaume n’est pas de ce monde

Église-Monde-Royaume dans Communauté spirituelle 41lUJ4Cy5PL._SY291_BO1,204,203,200_QL40_ML2_Un livre de la philosophe Chantal Delsol a eu un certain retentissement médiatique le mois dernier : « La fin la chrétienté » (Cerf, 2021). Elle y développait la thèse selon laquelle nos sociétés européennes seraient en train de changer de paradigme, en passant de la ‘chrétienté’ héritée de l’empereur Constantin et des 15 siècles suivants à un néo-paganisme en train de s’inventer sous nos yeux. Par chrétienté, elle désigne l’emprise d’une Église catholique (ou protestante) quasi toute-puissante qui régentait les lois, les mœurs, le travail, la famille, l’éducation :

« La chrétienté désigne une société dans laquelle l’anthropologie chrétienne, la morale chrétienne, habitaient nos coutumes, nos modes d’être, nos mentalités, et irriguaient nos lois. Ce n’est plus le cas. Nos lois et nos morales sont inspirées par toutes sortes d’autres visions du monde » [1].

C’est ce système de domination sociale – à bien distinguer de la foi chrétienne – qui finit de s’écrouler en Europe en ce siècle :

« Aujourd’hui, une histoire vieille de deux millénaires s’achève : la modernité, comme démarche de doute et d’incertitude, n’a pas eu raison du christianisme, mais elle a eu raison de la chrétienté ».

« C’est après la Seconde Guerre, essentiellement à partir des années 50-60 du XX° siècle, que les principes chrétiens s’effondrent les uns derrière les autres, qu’il s’agisse de la dignité intrinsèque de l’embryon, avec l’IVG, ou de la sacralité du mariage. Toutes les lois sociétales votées dans l’ensemble des pays occidentaux depuis la fin du XX° siècle, traduisent un changement radical de paradigme, la fin d’un modèle chrétien et son remplacement par autre chose, qu’il faudra définir. C’est véritablement une rupture d’époque, plus importante que celle qui vit le remplacement de la monarchie par la république. C’est l’aboutissement d’un long parcours qui commence au XVIII° siècle et visait à se défaire de la chrétienté comme détenteur d’un paradigme. Si l’on veut bien entendre par paradigme une architecture de principes, cohérents entre eux, qui gouvernent la morale et les mœurs d’une civilisation – alors la civilisation occidentale est en train, par la main de la démocratie post-moderne, de passer aujourd’hui d’un paradigme à l’autre ».

Ce constat lucide vient d’être renforcé par un sondage qui lui aussi a fait grand bruit. Désormais, 51 % des Français se disent non-croyants (sondage réalisé par l’IFOP pour l’Association des Journalistes d’Information sur les Religions en septembre 2021), soit 7 points de plus qu’en 2004 et 2011 (44%). En 1947, les Français étaient 66% à croire en Dieu. Pour la première fois, notre pays est majoritairement non-chrétien. Ce que confirment d’ailleurs toutes les statistiques de l’Église catholique elle-même sur les sacrements. Ainsi on est passé de 92 % de baptisés en 1960 à moins de 30 % aujourd’hui. Et encore, à peine un quart des baptisés reçoivent la Confirmation, censée faire des chrétiens adultes. Quant au taux de catéchisation entre le CE2 et le CM2 (8-11 ans), il s’effondre, passant de 42% % en 1993 à 16 % en 2016 (et sans doute autour de 10 % actuellement !). Ce qui augure d’une pratique religieuse ultra minoritaire dans les décennies à venir. Avec humour, un internaute a même prolongé les régressions linéaires de ces courbes statistiques pour annoncer :

- le dernier baptême catholique le 20 août 2048,
- le dernier mariage catholique le 28 août 2031,
- la mort du dernier prêtre le 28 août 2044 [2] !!!!

Baptêmes 2000-2018

Baptêmes 2000-2018

Mariages 2000-2018

Mariages 2000-2018

Confirmations 2000-2018

Confirmations 2000-2018

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ainsi donc le christianisme comme ‘système social total’ (‘chrétienté’) s’effondre en Europe. Notons qu’en Amérique, en Afrique ou même en Chine, il n’en va pas de même. Entre 2013 et 2018), le nombre de catholiques dans le monde est passé de 1,254 milliard à 1,329 milliard, soit une augmentation absolue de 75 millions de baptisés. L’évolution européenne n’est pas suivie ailleurs…

Reste qu’en France, l’Église n’a plus les moyens de régenter la société selon ses principes, ni même d’imposer ses principes éthiques ou anthropologiques. Et finalement c’est heureux ! Car cette emprise reposait sur une confusion non évangélique entre l’Église et le règne de Dieu. Or nous l’avons entendu dans l’Évangile (Jn 18, 33-37) de cette fête du Christ Roi : « mon Royaume n’est pas de ce monde ». C’est donc que nulle institution ecclésiale ne peut prétendre incarner absolument ce Royaume ici-bas.

« Que l’ère constantinienne, la “chrétienté” occidentale soient mises en cause, c’est un problème dramatique ; mais c’est une magnifique espérance, si ce dépérissement est la condition d’une nouvelle chrétienté. C’est tout le sous-sol du Concile Vatican II » [3].

 

Une dialectique ternaire

Pendant 3 siècles - les siècles des persécutions juives et romaines - ce 3e terme : Royaume de Dieu, était omniprésent dans l’esprit des baptisés, minoritaires et en danger permanent. Ils attendaient avec ferveur le retour immédiat du Christ. Ils savaient leurs communautés fragiles et provisoires. Ils étaient tendus vers l’horizon du Royaume que le martyre qu’on leur infligeait aller leur permettre de rejoindre. Puis vint l’empereur Constantin et son Édit de Milan (313). Devenue majoritaire et quasiment religion d’État en Occident, l’Église (puis les Églises) s’installe, et croit que sa mission est d’organiser le monde selon les lois de Dieu qu’elle détiendrait. Jusqu’au XVIII° siècle au moins, la perspective du Royaume s’efface au profit de la seule maîtrise de l’Église sur le monde, sous couvert du règne social du Christ. La seule trace du Royaume tel que l’évoque Jésus devant Pilate se rétrécit en une eschatologie très individuelle : le paradis à gagner, l’enfer à éviter, le purgatoire à  traverser. L’Église englobe le monde.

Évidemment, avec les Lumières et la révolution française, ce bel édifice se fissure de toutes parts. L’Église (les  Églises) n’est plus qu’une partie de la société et doit composer avec les autres parties dans le débat démocratique. De plus en plus minoritaire en Occident, elle est condamnée à se replier sur une identité de témoignage, avec le risque de devenir un peu folklorique. Ou bien à se constituer en contre-société alternative, contestant le nouvel ordre établi (cf. traditionalistes, charismatiques, communautés nouvelles, évangéliques radicaux etc.). L’Église est alors soit ‘digérée’ par le monde, soit en sécession pour constituer un contre-monde alternatif (mais ultra minoritaire).

Le concile Vatican II avait parlé d’ouverture au monde pour encourager les catholiques à sortir de leur forteresse assiégée. L’Action Catholique à ses débuts (dès 1924) chantait : « nous referons chrétiens nos frères » et rêvait d’un retour de la chrétienté d’autrefois. Tout cela est derrière nous (en France). Seule la réintroduction du 3° terme de la dialectique ternaire  Église-Monde-Royaume permettra aux chrétiens, même minoritaires, de jouer pleinement leur rôle sans disparaître, sans déserter, sans se radicaliser.

 

Que change l’ajout du Royaume ?

ChrétientéModernité

Si on en reste à un rapport binaire  Église-Monde, on poursuivra l’une des 3 stratégies suivantes :

– soit l’Église veut englober le monde et le réguler selon ses lois. C’était le projet de la chrétienté, qui a ‘réussi’ pendant 15 siècles environ.

– soit le monde prend sa revanche sur l’Église et cherche à se libérer de son emprise (exemple ; libéralisme), en la réduisant à une voix parmi d’autres dans le débat démocratique, guère plus. Minoritaire et marginalisée, l’Église risque alors de se durcir, de s’auto-exclure, ou de se dissoudre.

 

 

 

Affrontement

– soit les 2 parties se séparent, au point de constituer pour l’Église une contre-société de plus en plus contestatrice, allant jusqu’à rêver d’une opposition bloc contre bloc. C’est l’intransigeantisme catholique, dont le Pape Léon XII, pourtant grand initiateur de la Doctrine sociale de l’Église (Rerum novarum, 1891) rêvait encore malgré tout en 1902 : « C’est donc dans le giron du christianisme que cette société dévoyée doit rentrer, si son bien-être, son repos et son salut lui tiennent à cœur. […] Le christianisme […] n’entre pas dans la vie publique d’un peuple sans l’ordonner. […] S’il a transformé la société païenne […], il saura bien de même après les terribles secousses de l’incrédulité, remettre dans le véritable chemin et réinstaurer dans l’ordre les États modernes (Léon XIII, Encyclique « Parvenu à la 25e année », 1902). C’est l’erreur de l’Action Française (Maurras) et de ses successeurs actuels imaginant une reconquête du terrain perdu.

Introduire le 3e terme du Royaume de Dieu permet d’échapper à ces logiques meurtrières et conflictuelles. Car aucune réalisation, qu’elle soit sociale ou ecclésiale, ne peut prétendre incarner définitivement et pleinement le Royaume de Dieu : « ma royauté n’est pas de ce monde ». C’est donc qu’il y a hors de l’Église des graines de vérité (Jean-Paul II), des semences du Verbe (selon la belle expression des Pères de l’Église), des signes des temps (Vatican II) annonçant que le Royaume est déjà en train de prendre corps dans l’histoire, sous l’action de l’Esprit. Ce Royaume de Dieu est déjà là, mystérieusement, chaque fois que l’être humain progresse vers sa vocation divine ultime. Mais ce Royaume n’est pas encore totalement réalisé. Aucune légion (les ‘Légionnaires du Christ’ ont mal choisi leur nom…) ne peut instaurer ce règne ici-bas, comme le disait Jésus à Pilate ahuri de voir un roi sans armée, dés-armé : « si ma royauté était de ce monde, j’aurais des gardes qui se seraient battus pour que je ne sois pas livré aux Juifs. En fait, ma royauté n’est pas d’ici ».

Par la force de l’Esprit, le Royaume de Dieu est capable de transformer le monde et l’Histoire sans l’Église. Mais grâce à l’Église qui l’atteste et l’anticipe, ce même Royaume s’offre à tous en communiquant – dans la vie ecclésiale, dans les sacrements, dans l’élan missionnaire et fraternel -  la vie divine qui nous vient de ce Royaume de Dieu, comme par anticipation de ce qui doit arriver ultérieurement en plénitude.


On peut risquer un schéma systémique de cette circularité  Église-Monde-Royaume, où l’Église n’est pas le but mais le sacrement (Vatican II), le signe et le moyen, le catalyseur de la réaction Monde => Royaume :

Eglise Monde Royaume


Sommes-nous très loin du Christ Roi ? Est-ce trop abstrait ? En tout cas, nos représentations commandent souvent nos actions. L’Action Française voulait restaurer la royauté du Christ sur le pays. La société de « l’après chrétienté » voudrait aujourd’hui marginaliser l’Église et l’oublier pour mieux vivre son néo-paganisme. 

Ni l’un ni l’autre ! La proclamation du Christ devant Pilate nous oblige à lever les yeux vers un 3e terme qui nous attend au terme de l’Histoire, et qui pourtant la transforme déjà, notre Église étant témoin et acteur de cette transformation.

Relisons le document Gaudium et Spes de Vatican II, et notamment le chapitre 4 qui traite des relations entre l’Église, le monde et le Royaume :

« Ces valeurs de dignité, de communion fraternelle et de liberté, tous ces fruits de notre nature et de notre industrie, que nous aurons propagés sur terre selon le commandement du Seigneur et dans son Esprit, nous les retrouverons plus tard, mais purifiés de toute souillure, illuminés, transfigurés, lorsque le Christ remettra à son Père « un Royaume éternel et universel: Royaume de vérité et de vie, Royaume de sainteté et de grâce, Royaume de justice, d’amour et de paix » (Préface du Christ Roi). Mystérieusement, le Royaume est déjà présent sur cette terre; il atteindra sa perfection quand le Seigneur reviendra » (GS 39,3).

 


[3]. Marie-Dominique Chenu, « La fin de l’ère constantinienne », in La parole de Dieu, II, L’Évangile dans le temps, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Cogitatio Fidei », 1964, p. 29.

Lectures de la messe

Première lecture
« Sa domination est une domination éternelle » (Dn 7, 13-14)

Lecture du livre du prophète Daniel

Moi, Daniel, je regardais, au cours des visions de la nuit, et je voyais venir, avec les nuées du ciel, comme un Fils d’homme ; il parvint jusqu’au Vieillard, et on le fit avancer devant lui. Et il lui fut donné domination, gloire et royauté ; tous les peuples, toutes les nations et les gens de toutes langues le servirent. Sa domination est une domination éternelle, qui ne passera pas, et sa royauté, une royauté qui ne sera pas détruite.

Psaume
(Ps 92 (93), 1abc, 1d-2, 5)
R/ Le Seigneur est roi ; il s’est vêtu de magnificence.
(Ps 92, 1ab)

Le Seigneur est roi ;
il s’est vêtu de magnificence,
le Seigneur a revêtu sa force.

Et la terre tient bon, inébranlable ;
dès l’origine ton trône tient bon,
depuis toujours, tu es.

Tes volontés sont vraiment immuables :
la sainteté emplit ta maison,
Seigneur, pour la suite des temps.

Deuxième lecture
« Le prince des rois de la terre a fait de nous un royaume et des prêtres pour son Dieu » (Ap 1, 5-8)

Lecture de l’Apocalypse de saint Jean

À vous, la grâce et la paix, de la part de Jésus Christ, le témoin fidèle, le premier-né des morts, le prince des rois de la terre.
À lui qui nous aime, qui nous a délivrés de nos péchés par son sang, qui a fait de nous un royaume et des prêtres pour son Dieu et Père, à lui, la gloire et la souveraineté pour les siècles des siècles. Amen. Voici qu’il vient avec les nuées, tout œil le verra, ils le verront, ceux qui l’ont transpercé ; et sur lui se lamenteront toutes les tribus de la terre. Oui ! Amen !
Moi, je suis l’Alpha et l’Oméga, dit le Seigneur Dieu, Celui qui est, qui était et qui vient, le Souverain de l’univers.

Évangile
« C’est toi-même qui dis que je suis roi » (Jn 18, 33b-37) Alléluia. Alléluia.

Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Béni soit le Règne qui vient, celui de David, notre père. Alléluia. (Mc 11, 9b-10a)

Évangile de Jésus Christ selon saint Jean

En ce temps-là, Pilate appela Jésus et lui dit : « Es-tu le roi des Juifs ? » Jésus lui demanda : « Dis-tu cela de toi-même, ou bien d’autres te l’ont dit à mon sujet ? » Pilate répondit : « Est-ce que je suis juif, moi ? Ta nation et les grands prêtres t’ont livré à moi : qu’as-tu donc fait ? » Jésus déclara : « Ma royauté n’est pas de ce monde ; si ma royauté était de ce monde, j’aurais des gardes qui se seraient battus pour que je ne sois pas livré aux Juifs. En fait, ma royauté n’est pas d’ici. » Pilate lui dit : « Alors, tu es roi ? » Jésus répondit : « C’est toi-même qui dis que je suis roi. Moi, je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. Quiconque appartient à la vérité écoute ma voix. »
Patrick BRAUD

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5 avril 2021

Quand vaincre c’est croire

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Quand vaincre c’est croire

Homélie du 2° Dimanche de Pâques / Année B
11/04/2021

Cf. également :

Thomas, Didyme, abîme…
Quel sera votre le livre des signes ?
Lier Pâques et paix
Deux utopies communautaires chrétiennes
Le Passe-murailles de Pâques
Le maillon faible
Que serions-nous sans nos blessures ?
Croire sans voir
Au confluent de trois logiques ecclésiales : la communauté, l’assemblée, le service public
Trois raisons de fêter Pâques
Riches en miséricorde ?

Quand vaincre c’est croire dans Communauté spirituelle tombe-jaune

Balade entre les tombes

Aux premières douceurs du soleil de printemps, flâner au hasard des allées d’un cimetière a  quelque chose d’apaisant. On y apprend beaucoup sur l’histoire d’une commune et l’état d’esprit de ses habitants au cours des siècles. Le cimetière d’une grande métropole m’a récemment interpellé : dans le quartier de la première moitié du XX° siècle, il y avait une grande quantité de tombes portantes en grandes lettres gravées dans le granit ou le marbre : CREDO. Je n’avais jamais remarqué auparavant l’omniprésence de ce motif, qui d’ailleurs a disparu des tombes après 1945. Ces cinq lettres plus hautes que les noms des défunts affirmaient haut et fort le sentiment de victoire sur la mort de ceux qui se faisaient enterrer ainsi. Les sépultures de la seconde moitié du siècle étaient ornées de plaques banales affirmant – à tort ! – que jamais le souvenir des chers disparus ne s’effacerait des survivants, avec force oiseaux et fleurs romantiques. J’étais impressionné : en quelques années, le rapport à la mort a donc changé, à 180° ! On est passé de la foi victorieuse à la ‘survie’ dans le souvenir, ce qui est un tout autre paradigme…

 

Désigner l’ennemi

La deuxième lecture de ce dimanche (1 Jn 5,1-6) fait ce lien, qui peut nous paraître aujourd’hui étonnant : être vainqueur du monde, c’est croire :
« Tout être qui est né de Dieu est vainqueur du monde. Or la victoire remportée sur le monde, c’est notre foi. Qui donc est vainqueur du monde ? N’est-ce pas celui qui croit que Jésus est le Fils de Dieu ? »
Normalement, être vainqueur suppose de gagner contre : contre un ennemi, contre l’adversité, contre la maladie etc. Or ici, l’accent n’est pas sur l’ennemi à terrasser (le « monde ») mais sur l’attitude qui rend vainqueur : croire. Vaincre n’est alors pas terrasser  (l’adversaire) mais faire confiance (à Dieu), pas éliminer mais s’abandonner, pas se mobiliser mais accueillir…

Cette conception christique de la victoire est à rebrousse-poil de nos stratégies les plus courantes. On sait depuis Carl Schmitt (1888-1985) qu’un État a toujours intérêt à désigner un ennemi pour souder le peuple derrière lui :
« La distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi. Elle fournit un principe d’identification qui a valeur de critère » [1]. Selon Carl Schmitt, le critère fondamental d’un acte politique est sa faculté de mobiliser une population en lui désignant un ennemi, ce qui peut concerner un parti comme un État. Omettre une telle désignation, par idéalisme, c’est renoncer au politique. Le jeu d’un État conséquent sera donc d’éviter que des partisans ne s’arrogent le pouvoir de désigner des ennemis intérieurs à la collectivité, voire intérieurs à l’État lui-même. En aucun cas, le politique ne peut se fonder sur l’administration des choses ou renoncer à sa dimension polémique. Toute souveraineté, comme toute autorité, est contrainte à désigner un ennemi pour faire aboutir ses projets.

Napoléon, chef de guerreAinsi la Révolution française a fait bloc devant le risque d’invasion des armées royales européennes. Napoléon a utilisé ses guerres pour fédérer la France derrière ses rêves de conquête européenne, jusqu’en l’immense Russie. Dans cette même lignée, Napoléon III a voulu affermir son empire chancelant en déclarant la guerre à la Prusse en 1870, avec le succès que l’on connaît. Guillaume II a répliqué en 1914 pour fortifier l’empire allemand, puis Hitler en 1939 pour fédérer le Reich. La guerre froide a pris le relais : on pouvait unir les occidentaux en les mobilisant contre le danger communiste. Après la chute du mur de Berlin en 1989, l’islamisme d’Al Qaïda, Daesh et consorts est devenu l’ennemi légitime contre lequel le consensus national des démocraties est requis. Et récemment Emmanuel Macron décrétait qu’on était « en guerre » contre le virus….
On pourrait d’ailleurs faire une histoire des rivalités économiques parallèles à cette histoire géopolitique des ennemis successifs bien utiles.

Tout se passe comme s’il fallait s’opposer (à d’autres) pour s’unir (entre nous).

 

Croire en plutôt que gagner contre

Eh bien ! Jésus renverse la table comme à son habitude en situant la victoire dans le fait  de croire et non de combattre ! Croire, c’est l’acte de confiance où je m’appuie sur un autre que moi-même. C’est accepter de recevoir mon salut des mains de celui en qui je crois, et non de mes seules forces. Ce qui ne me dispense pas de m’engager pleinement dans la mise en œuvre du don reçu ! Mais l’objectif n’est plus d’éliminer l’ennemi : il est de se laisser conduire jusqu’au bout.

Jésus fait ce lien entre croire et vaincre à un autre endroit dans l’Évangile de Jean :
« Maintenant nous savons que tu sais toutes choses, et tu n’as pas besoin qu’on t’interroge : voilà pourquoi nous croyons que tu es sorti de Dieu.” Jésus leur répondit : “Maintenant vous croyez ! Voici que l’heure vient – déjà elle est venue – où vous serez dispersés chacun de son côté, et vous me laisserez seul ; mais je ne suis pas seul, puisque le Père est avec moi. Je vous ai parlé ainsi, afin qu’en moi vous ayez la paix. Dans le monde, vous avez à souffrir, mais courage ! Moi, je suis vainqueur du monde” »(Jn 16, 30 33).
Le contexte est clairement celui des persécutions romaines et juives des trois premiers siècles, qui ont dispersé les disciples tout autour du de la Méditerranée et au-delà. Ces  persécutions ont provoqué beaucoup de reniements, de trahisons, de souffrances, de déchirements familiaux et communautaires. C’est cette œuvre de division que vise Jean et contre laquelle il veut fortifier les croyants : ‘n’ayez pas peur ! La foi est plus grande que ces menaces. Ceux qui tuent le corps ne peuvent séparer les croyants de celui qu’ils aiment. Dès lors, qui est vainqueur, sinon l’Amour qui nous attend au terme du chemin ?’ Paul s’écriait : « ô mort, où est ta victoire ? » (1 Co 15,55) « En tout cela nous sommes les grands vainqueurs. Car rien ne peut nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ » (cf. Rm 8, 31 39).

Certains objecteront : il s’agit quand même d’être vainqueur du monde, et donc il y a bien un ennemi à abattre ! ?
Le monde dans l’Évangile de Jean n’est pas une personne en particulier – fut-il Hérode ou César -, ni un pouvoir politique – l’empire romain ou le Sanhédrin –, ni un adversaire nommément désigné. Le monde johannique est tout ce qui s’oppose à la foi, tout ce qui empêche l’acte de croire. En ce sens, la frontière entre le monde et la foi passe au-dedans de nous, car chacun est traversé par ce conflit intérieur. Vaincre le monde n’est pas renverser César, châtier les infidèles ou faire régner une loi religieuse. C’est bien plutôt faire confiance à Dieu pour mener le bon combat, celui contre le mal en nous et autour de nous, le combat de la foi-confiance.

 

L’histoire des vaincus de l’histoire
Jésus, Fukuyama ou Huntington ? dans Communauté spirituelle 41DJo-BoIqL._SX330_BO1,204,203,200_Les vainqueurs ne sont donc pas ceux que l’on croit, ceux que la postérité retient. Car la mémoire officielle ne retient souvent que le nom des vainqueurs ! Si vaincre n’est pas l’apanage des puissants de ce monde mais des gens qui font confiance en l’Amour, alors il faut compléter – voire réécrire – l’histoire officielle de nos manuels. La Bible est tout entière parcourue par ce désir de réhabiliter les petits, les souffrants, ceux qui ont subi l’exil, la déportation, la dispersion, la crucifixion au nom de leur foi. Jésus n’est qu’un obscur agitateur politique de piètre envergure aux yeux des historiens romains ou grecs, mais la puissance de Pâques fera qu’avec lui les damnés de la terre retrouveront leur dignité et leur place dans l’histoire des hommes. Un théologien catholique – Jean-Baptiste Metz – a longuement étudié ce caractère politique éminemment subversif de la foi chrétienne victorieuse du monde :
« La résurrection communiquée par la mémoire de la souffrance signifie : il y a une dette à l’égard des morts, des vaincus d’autrefois, des oubliés. Le potentiel de sens de l’histoire ne tient pas seulement aux survivants, aux vainqueurs et à ceux qui ont réussi ! Le « sens » n’est justement pas une catégorie réservée aux vainqueurs » [2] .
Au nom de la mémoire des oubliés, le repli sur soi est impossible. Une Église « ex memoria passionis » ne peut que se dresser contre la tendance de battre en retraite dans la vie privée. En un temps de crise, elle doit s’impliquer plus que jamais dans la vie sociale. Le christianisme est une « religion au visage tourné vers le monde ».
Puisque la vraie victoire est celle de la foi, ne nous laissons pas impressionner par les success stories officielles : l’immense foule de l’Apocalypse portant les palmes du triomphe est inconnue des historiens de ce monde, mais connue dans la mémoire de Dieu…

 

Credo

Les tombes d’autrefois n’avaient pas tort d’inscrire CREDO comme arme ultime à opposer à la mort : la foi en Dieu ôte au néant son pouvoir ; la confiance en Dieu Tout-Autre nous transforme en Lui ; le lien de confiance en Lui nous maintient en vie à travers la dissolution de tous nos autres liens humains…

Dénonçons donc avec courage toutes les hypocrisies religieuses qui veulent mener un djihad quelconque contre le monde. L’ennemi est en nous comme autour de nous. Vaincre le mal n’est pas gagner contre (un ennemi), mais compter sur Dieu pour qu’il n’arrête pas l’œuvre de ses mains en nous (cf. Ps 138,8).

 


[1]. Carl Schmitt, La notion de politique (Der Begriff des Politischen), 1927, éditions Calmann-Lévy, 1972

[2]. J.B. METZ, La foi dans l’histoire et dans la société. Essai de théologie fondamentale pratique, Cerf, coll. Cogitatio Fidei  n° 99, 1999 (nouv. éd.), pp. 133-134.

 

LECTURES DE LA MESSE

PREMIÈRE LECTURE
« Un seul cœur et une seule âme » (Ac 4, 32-35)

Lecture du livre des Actes des Apôtres

La multitude de ceux qui étaient devenus croyants avait un seul cœur et une seule âme ; et personne ne disait que ses biens lui appartenaient en propre, mais ils avaient tout en commun. C’est avec une grande puissance que les Apôtres rendaient témoignage de la résurrection du Seigneur Jésus, et une grâce abondante reposait sur eux tous. Aucun d’entre eux n’était dans l’indigence, car tous ceux qui étaient propriétaires de domaines ou de maisons les vendaient, et ils apportaient le montant de la vente pour le déposer aux pieds des Apôtres ; puis on le distribuait en fonction des besoins de chacun.

PSAUME
(117 (118), 2-4, 16ab-18, 22-24)
R/ Rendez grâce au Seigneur : Il est bon ! Éternel est son amour ! ou : Alléluia ! (117,1)

Oui, que le dise Israël :
Éternel est son amour !
Que le dise la maison d’Aaron :
Éternel est son amour !

Qu’ils le disent, ceux qui craignent le Seigneur :
Éternel est son amour !
Le bras du Seigneur se lève,
le bras du Seigneur est fort !

Non, je ne mourrai pas, je vivrai
pour annoncer les actions du Seigneur.
Il m’a frappé, le Seigneur, il m’a frappé,
mais sans me livrer à la mort.

La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle :
c’est là l’œuvre du Seigneur, la merveille devant nos yeux.
Voici le jour que fit le Seigneur, qu’il soit pour nous jour de fête et de joie !

DEUXIÈME LECTURE
« Tout être qui est né de Dieu est vainqueur du monde » (1 Jn 5, 1-6)

Lecture de la première lettre de saint Jean

Bien-aimés, celui qui croit que Jésus est le Christ, celui-là est né de Dieu ; celui qui aime le Père qui a engendré aime aussi le Fils qui est né de lui. Voici comment nous reconnaissons que nous aimons les enfants de Dieu : lorsque nous aimons Dieu et que nous accomplissons ses commandements. Car tel est l’amour de Dieu : garder ses commandements ; et ses commandements ne sont pas un fardeau, puisque tout être qui est né de Dieu est vainqueur du monde. Or la victoire remportée sur le monde, c’est notre foi. Qui donc est vainqueur du monde ? N’est-ce pas celui qui croit que Jésus est le Fils de Dieu ?
C’est lui, Jésus Christ, qui est venu par l’eau et par le sang : non pas seulement avec l’eau, mais avec l’eau et avec le sang. Et celui qui rend témoignage, c’est l’Esprit, car l’Esprit est la vérité.

ÉVANGILE
« Huit jours plus tard, Jésus vient » (Jn 20, 19-31)
Alléluia. Alléluia.Thomas, parce que tu m’as vu, tu crois, dit le Seigneur. Heureux ceux qui croient sans avoir vu ! Alléluia. (Jn 20, 29)

Évangile de Jésus Christ selon saint Jean

C’était après la mort de Jésus. Le soir venu, en ce premier jour de la semaine, alors que les portes du lieu où se trouvaient les disciples étaient verrouillées par crainte des Juifs, Jésus vint, et il était là au milieu d’eux. Il leur dit : « La paix soit avec vous ! » Après cette parole, il leur montra ses mains et son côté. Les disciples furent remplis de joie en voyant le Seigneur. Jésus leur dit de nouveau : « La paix soit avec vous ! De même que le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie. » Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et il leur dit : « Recevez l’Esprit Saint. À qui vous remettrez ses péchés, ils seront remis ; à qui vous maintiendrez ses péchés, ils seront maintenus. »
Or, l’un des Douze, Thomas, appelé Didyme (c’est-à-dire Jumeau), n’était pas avec eux quand Jésus était venu. Les autres disciples lui disaient : « Nous avons vu le Seigneur ! » Mais il leur déclara : « Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt dans la marque des clous, si je ne mets pas la main dans son côté, non, je ne croirai pas ! »
Huit jours plus tard, les disciples se trouvaient de nouveau dans la maison, et Thomas était avec eux. Jésus vient, alors que les portes étaient verrouillées, et il était là au milieu d’eux. Il dit : « La paix soit avec vous ! » Puis il dit à Thomas : « Avance ton doigt ici, et vois mes mains ; avance ta main, et mets-la dans mon côté : cesse d’être incrédule, sois croyant. » Alors Thomas lui dit : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » Jésus lui dit : « Parce que tu m’as vu, tu crois. Heureux ceux qui croient sans avoir vu ». Il y a encore beaucoup d’autres signes que Jésus a faits en présence des disciples et qui ne sont pas écrits dans ce livre. Mais ceux-là ont été écrits pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour qu’en croyant, vous ayez la vie en son nom.
Patrick Braud

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14 mai 2015

Conjuguer le « oui » et le « non » de Dieu à notre monde

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 14 h 00 min

Conjuguer le « oui » et le « non » de Dieu à notre monde

Homélie du 7° Dimanche de Pâques / Année B
17/05/2015

Le rapport de l’Église au monde
« Je leur ai fait don de ta parole, et le monde les a pris en haine parce qu’ils ne sont pas du monde, de même que moi je ne suis pas du monde. Je ne demande pas que tu les retires du monde, mais que tu les gardes du Mauvais. Ils ne sont pas du monde, comme moi je ne suis pas du monde. Consacre-les par la vérité : ta parole est vérité. De même que tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi, je les ai envoyés dans le monde. » (Jn 17, 18-19)

Il y a dans l’évangile de Jean une dialectique de la situation des chrétiens dans le monde : à la fois dedans et dehors, immergés dans la vie sociale de leurs contemporains, et témoignant d’une autre vie qui vient d’en-haut ; solidaires des combats pour la dignité humaine et contestant la prétention de ce monde à être l’horizon ultime de l’homme.

L’Église est sacrement parce qu’elle est dans le monde sans être du monde. Cette double appartenance (au monde de l’homme et au monde de Dieu) se traduit dans Vatican II par la présence des deux documents sur l’Église, Lumen Gentium (LG) et Gaudium et Spes (GS). Regardons comment.

Lien de solidarité Église-monde
Dès le départ, le Concile définit le public auquel il veut s’adresser: non pas les seuls catholiques, mais le monde entier, « toutes les créatures », « tous les hommes » « tout le genre humain » (LG 1). C’est en effet qu’il y a un lien de solidarité entre Église et monde: même si l’Église est  antérieure au monde dans le dessein de Dieu, car elle est « annoncée en figures dès l’origine du monde » (LG 2), l’Église sait qu’elle vit et agit  dans le monde (LG 3), dont elle fait elle-même partie, et où s’y opère sa croissance (LG 3). L’Église, destinée à s’étendre à toutes les parties du monde, prend place dans l’histoire humaine (LG 9) et non pas en-dehors. Parce que Dieu a aimé ce monde (LG 41), tel qu’il est, au point de laisser le Christ donner sa vie pour le salut de ce monde (LG 17), l’Église veut porter sur ce monde le même regard d’amour, cherchant à être signe de l’action continuelle du Christ au milieu du monde, Lui qui en est la lumière véritable (LG 3; 28; 48). C’est donc d’emblée un regard d’amour qui prévaut, et non une attitude de défiance et de dénégation du monde dans lequel l’Église est plongée.

Lien de contestation Église-monde
Au service de la croissance du monde vers plus d’humanité en Dieu, l’Église ne peut pourtant être réduite à une réalité du monde. Les élus sont choisis par le Christ dès avant la création du monde (LG 3), et l’Église est antérieure au monde (LG 2). C’est pourquoi elle est aussi un vis-à-vis, un guide, qui, par son existence même, conteste et se différencie d’une vision trop humaine de l’évolution du monde, que ce soit le mythe du « progrès » ou celui de l’autonomie absolue de l’homme. Blessé par le péché, le monde a besoin d’un salut, d’une rédemption qu’il ne peut se donner à lui-même (LG 9;52). Plus encore, « la figure de ce monde passe » (LG 42;48), et « le renouvellement du monde est irrévocablement acquis et, en toute réalité, anticipé dès maintenant: en effet, déjà sur la terre l’Église est parée d’une sainteté encore imparfaite mais véritable » (LG 48). Nous attendons le renouvellement définitif du monde (LG 6) où, avec le genre humain tout l’univers trouvera sa perfection définitive dans le Christ (LG 48). L’Église ne doit donc pas avoir peur de se différencier de ce monde lorsque celui-ci refuse sa vocation divine; et cela au prix même de persécutions pendant ce « pèlerinage sur la terre » (LG 7). C’est pourquoi le témoignage du martyre reste l’horizon réel de tout disciple du Christ, « acceptant librement la mort pour le salut du monde » afin de « le suivre sur le chemin de la Croix, à travers les persécutions qui ne manquent jamais à l’Église » (LG 42).

Distinction et différence Église-monde
Cette double appartenance de l’Église (au monde et au Royaume de Dieu) lui donne une responsabilité particulière dans l’achèvement de l’histoire humaine en Dieu. Elle doit travailler à la consécration et la sanctification du monde (LG 31), sans se confondre avec lui, sans non plus n’être que la mauvaise conscience du monde… En fait, c’est un triple mouvement d’accomplissement / redressement / dénonciation qui marque les rapports Église-monde. L’image du sel de la terre et de la lumière du monde reprise en LG 9, ou l’image des chrétiens « âme du monde », tirée de la Lettre à Diognète et citée en LG 38, essaient de maintenir cette tension, sans la résoudre dans la seule logique de l’enfouissement (sel de la terre) ou de la visibilité à tout prix (lumière du monde). Il faut donc sans cesse conjuguer le « oui » et le « non » sur notre monde, avec la liberté intérieure de ceux qui discernent la venue du Royaume de Dieu relativisant toute réalisation humaine, et pour laquelle toute réalisation humaine est pourtant d’un prix inestimable.

 Au cours de l’histoire
Cette double appartenance, cette tension entre le « oui » et le « non », cette double logique d’attestation-contestation du monde, le Chapitre III sur l’histoire en montrera la complexité et la diversité de réalisations historiques. Essayons simplement ici de caractériser à grands traits les principaux types historiques du rapport Église-monde.

Aux premiers siècles: la contestation du monde, jusqu’au martyre
Le christianisme s’est affirmé peu à peu dans son originalité, en se dégageant du judaïsme et en se différenciant de lui. A partir de là, la rencontre avec la culture et le monde gréco-romains, avec le paganisme, provoque l’affrontement des deux cultes : le culte dû à l’empereur, à Rome et à ses dieux; le culte au Dieu de Jésus-Christ. Il faut choisir : l’Église refuse de concilier les deux, au prix des persécutions et des martyres. L’Empire voit alors dans l’Église une menace pour sa propre cohésion. La contestation du monde ne peut cependant être absolue, comme si il fallait être un « pur », un « parfait » héroïque pour être chrétien, ce qui contredirait l’aspiration universelle du message chrétien, et notamment de sa prédilection pour les faibles, les petits et les foules [1]. Le refus de l’idolâtrie ne se fait pas sans mal, ni sans quelques concessions (viandes immolées aux idoles). La question des « lapsi » déchire un moment l’Église. Finalement, contre la position des intransigeants qui n’admettaient pas de faiblesse dans la contestation du monde païen, les modérés firent admettre la discipline pénitentielle et la réintégration dans la communauté.

Certains chrétiens veulent durcir cette opposition à l’Empire (Tertullien par exemple), mais la plupart des évêques ont le souci (pastoral) de ne pas trop provoquer les autorités pour que le christianisme puisse prendre sa place dans la vie de la cité. Mais les uns et les autres demeurent dans une logique première de contestation du monde païen, dans l’affirmation notamment du seul culte à Dieu.

De Constantin à la Renaissance: attestation (du monde par l’Église) plus que contestation
Avec la paix constantinienne, le christianisme devient un élément constitutif de la société, et même une force de cohésion. L’appartenance à la société et l’Église devient de plus en plus une seule et même réalité. Seuls des ermites et des moines vont résister à cette fusion Eglise-monde : en partant au désert, ou en constituant des ‘contre-sociétés’ monastiques.
L’impact culturel du christianisme va devenir plus prégnant encore après les invasions barbares: force de résistance, puis de victoire sur les barbares, la « chrétienté » se forme et s’organise, palliant les déficiences d’un Empire déliquescent en Occident. « Chrétienté » englobante et très fortement structurée. De là vont naître des situations conflictuelles entre le « sacerdoce » et le « pouvoir civil », entre le « spirituel » et le « temporel » (cf. la « théorie des deux glaives » de Boniface VIII). Cette sorte de confusion entre Église et société provoque une certaine méfiance envers ce qui est extérieur, envers les cultures non-occidentales également (cf. le schisme de 1054, ou le problème des rites chinois avec Mattéo Ricci), et tend à la transplantation ailleurs du modèle culturel occidental. Dans les pays de « rois très chrétiens », l’alliance du trône et de l’autel va marquer pour longtemps les relations Église-État: les « convenances » théologiques trouvées à la monarchie témoignent de l’appui sans faille que l’Église donne alors au régime en place.

De la Renaissance à la modernité: contestation de l’Église par le monde ; réactions ecclésiales
Avec la Renaissance, et plus encore à partir du siècle des Lumières (XVIIIème siècle), un processus de sécularisation s’amorce. L’Église, dénoncée comme oppressive et castratrice par les penseurs et les politiques est amenée à se défendre, à définir sa place et son rôle dans la société. Au XV-XVIème siècles, la découverte du Nouveau Monde et les colonisations font rencontrer l’Église avec la pluralité des cultures, alors qu’elle-même (l’Église catholique en tous cas, identifiée à l’époque à l’Église occidentale) reste très liée à une culture, qui est ainsi remise en cause.

De là diverses attitudes ecclésiales en réaction :

- l’affirmation apologétique de la supériorité du christianisme pour ce qui concerne la vérité et le bien suprême de la société; de même que la supériorité du christianisme sur les autres religions rencontrées dans le monde.

- le combat contre le rationalisme, le modernisme: le Syllabus (1864), l’encyclique Pascendi  en 1908 contre les erreurs modernistes…

- mais aussi le dialogue avec la science (malgré la « bavure » Galilée!), dialogue rendu possible grâce à la longue tradition universitaire de l’Église, sans laquelle la pensée moderne n’aurait pu se développer. Peu à peu, les déviations du syncrétisme, du concordisme ou au contraire de l’opposition farouche vont s’atténuer. Les crises de l’affrontement au modernisme et au positivisme sont cependant révélatrices de la façon dont le sujet moderne s’est pensé contre la religion chrétienne, en émancipation de l’Église et de sa tutelle sur la société.

- plus récemment, la volonté d’affirmer l’identité chrétienne et d’évangéliser les cultures et toutes les zones de l’activité humaine (Evangelii Nuntiandi, Action Catholique…), en un temps où les idéologies marxistes et libérales tendent à privatiser l’expression de la foi.

- la volonté d’ »ouverture au monde », qui a succédé à l’attitude de défense d’une  forteresse assiégée: recherche d’une participation à la construction du monde, recherche de nouveaux langages de foi. À côté de cette ouverture au monde, l’évangélisation retrouve aujourd’hui une annonce de type kérygmatique (nouveaux mouvements religieux), comme la nécessité d’un dialogue avec toutes les autres religions (rencontre inter-religieuse d’Assise…).

Bref, depuis la Renaissance, le fragile équilibre médiéval est rompu, et l’Église est amenée à repenser son rapport au monde, sans le limiter au rapport Église-État.

Des éléments ont permis de repenser ce rapport:

- la redécouverte, grâce au renouveau biblique, de l’histoire, comme un lieu où s’exprime l’action de Dieu. Non pas seulement comme un passé mort ou idéalisé, mais comme une dynamique où l’Esprit Saint conduit l’Église. L’Église est une part d’humanité qui vit l’histoire comme habitée par la Promesse divine, et ouverte à l’avenir de Dieu.

- l’intérêt ainsi porté à l’eschatologie, non réduite aux « fins dernières », permet d’envisager le rapport de l’Église au monde, non comme un rapport entre ces deux termes seulement, mais en référence à un troisième: le Royaume, qui les englobe tous deux, qui est la « fin » des deux, leur avenir absolu, que l’Église espère et fait advenir pour elle comme pour le monde.

« On parle d’attention au monde… mais l’Église serait-elle autre que le monde ?  N’est-elle pas le monde, elle aussi ? et nous chrétiens aussi ? Alors vers quoi nous tournons-nous quand nous nous tournons vers le monde ? L’Église n’est pas tout simplement « non-monde », elle n’existe pas « à côté » ou « au-dessus » de la société sécularisée, mais en elle, comme une communauté qui lui appartient et qui essaie de vivre des promesses de Dieu annoncées et définitivement confirmées en Jésus-Christ, et qui donc tente à nouveau de faire pénétrer cette espérance dans la société contemporaine dont elle critique les exclusives et les prétentions totalitaires. Elle annonce, non son espérance, mais celle du Royaume de Dieu comme avenir du monde. » [2]

L’Église n’est pas seulement un « non-monde », mais une part d’humanité, ce qui permet de dépasser tout dualisme dans les relations. Il serait cependant dangereux de refuser toute altérité et toute différence, toute rupture, comme si l’Église trouvait son principe d’existence dans le monde seulement, et non de Jésus-Christ et du don de l’Esprit. Mais, de fait, l’Église n’est pas « à côté » du monde, se désintéressant de l’histoire pour ne regarder que vers le ciel. Elle n’est pas « au-dessus », seule habilitée à juger le monde, les actions et les comportements des hommes.  Elle est dans le monde comme son lieu d’existence; elle est  le monde devenant déjà Corps du Christ, elle est le « monde réconcilié » en puissance. Mais elle n’est pas purement et simplement le « déjà-là », dans un monde qui serait tout entier dans le « pas encore ». Elle est appelée à annoncer ce « pas encore » qui est la vérité ultime du monde comme d’elle-même, et donc à s’ouvrir et à ouvrir le monde à l’avenir de Dieu, en dénonçant les situations humaines étrangères ou hostiles à la vraie dignité de l’homme en Dieu.  Elle doit aussi accueillir, recevoir, de ce monde où Dieu continue d’être en dialogue avec toute l’humanité, et d’agir par le souffle de son Esprit, que nul ne peut enfermer, pour que son Règne arrive.

Entre l’Église et le monde, le rapport doit se vivre en termes de solidarité, de dialogue, de service (du dessein de Dieu pour le monde), de critique également au titre de la mission prophétique de l’Église à discerner la venue du Règne, et les obstacles à cette venue, dans le présent des hommes.

On peut résumer cette dialectique Église-monde dans le tableau suivant  [3] :

 

ARGUMENTS THÉOLOGIQUES

 

 

Dire « OUI » au monde

 

Dire « Non » au monde

 

  

 

POUR

  • Création
  • Incarnation
  • Discerner l’action invisible de l’Esprit (de Dieu) dans le monde
  • Croire en l’homme
  • Tradition d’un rapport critique à la Tradition
  • Rédemption (Croix, jugement du monde, salut…)
  • Le « oui » sincère au monde ne va plus de soi (désillusions du Progrès)
  • Affirmer l’identité visible de l’Esprit (du Fils) par  et  dans  l’Église.
  • Croire en Dieu
  • Nécessité de la Tradition (mémoire croyante; points de repères…)

 

 

 

 CONTRE

  • « Naïveté optimiste »
    => risque de complicité avec le péché du monde
  • Risque de la disparition de la médiation ecclésiale (enfouissement, sel de la terre…)
  • Lien Église-salut compromis
  • Tradition minimisée
  • Faire de Dieu (de l’Église) le « bouche-trou de nos insuffisances »
  • Survalorisation  de la médiation ecclésiale
  • Logique du tout ou rien
    => risque de sectarisme, de fermeture
  • Nostalgie du passé (idéalisé)

 

Notons que Vatican II a désamorcé le conflit potentiel entre l’Église et le monde en réintroduisant le troisième terme dont Jésus lui-même faisait l’essentiel de sa mission : le Royaume de Dieu, irréductible à l’Église comme au monde…

Apprenons donc de l’Esprit du Christ ce que veut dire : être dans le monde sans être du monde

 


[1]. Le fondateur d’ATD Quart-Monde a de très belles pages sur l’amour des foules par Jésus dans l’Évangile; Cf. WRESINSKI J., Heureux vous les pauvres, Cana, Paris, 1984 et Les pauvres sont l’Église, Le Centurion, Paris, 1983.

[2]. METZ J.B., Pour une théologie du monde, Cerf, Coll. Cogitatio Fidei n° 57, Paris, 1971, p 107.

[3]d’après GAGEY P. H.-J., Le « oui » et le « non » de Dieu sur notre monde, Documents Épiscopat n° 14, Septembre 1993.

 

 

1ère lecture : « Il faut que l’un d’entre eux devienne, avec nous, témoin de la résurrection de Jésus » (Ac 1, 15-17.20a.20c-26)
Lecture du livre des Actes des Apôtres

En ces jours-là, Pierre se leva au milieu des frères qui étaient réunis au nombre d’environ cent vingt personnes, et il déclara : « Frères, il fallait que l’Écriture s’accomplisse. En effet, par la bouche de David, l’Esprit Saint avait d’avance parlé de Judas, qui en est venu à servir de guide aux gens qui ont arrêté Jésus : ce Judas était l’un de nous et avait reçu sa part de notre ministère. Il est écrit au livre des Psaumes : Qu’un autre prenne sa charge. Or, il y a des hommes qui nous ont accompagnés durant tout le temps où le Seigneur Jésus a vécu parmi nous, depuis le commencement, lors du baptême donné par Jean, jusqu’au jour où il fut enlevé d’auprès de nous. Il faut donc que l’un d’entre eux devienne, avec nous, témoin de sa résurrection. » On en présenta deux : Joseph appelé Barsabbas, puis surnommé Justus, et Matthias. Ensuite, on fit cette prière : « Toi, Seigneur, qui connais tous les cœurs, désigne lequel des deux tu as choisi pour qu’il prenne, dans le ministère apostolique, la place que Judas a désertée en allant à la place qui est désormais la sienne. » On tira au sort entre eux, et le sort tomba sur Matthias, qui fut donc associé par suffrage aux onze Apôtres. 

Psaume : 102 (103), 1-2, 11-12, 19-20ab

R/ Le Seigneur a son trône dans les cieux. ou : Alléluia ! (102, 19a)

 Bénis le Seigneur, ô mon âme,
bénis son nom très saint, tout mon être !
Bénis le Seigneur, ô mon âme,
n’oublie aucun de ses bienfaits !

Comme le ciel domine la terre,
fort est son amour pour qui le craint ;
aussi loin qu’est l’orient de l’occident,
il met loin de nous nos péchés.

Le Seigneur a son trône dans les cieux :
sa royauté s’étend sur l’univers.
Messagers du Seigneur, bénissez-le,
invincibles porteurs de ses ordres !

2ème lecture : « Qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui » (1 Jn 4, 11-16)
Lecture de la première lettre de saint Jean

Bien-aimés, puisque Dieu nous a tellement aimés, nous devons, nous aussi, nous aimer les uns les autres. Dieu, personne ne l’a jamais vu. Mais si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et, en nous, son amour atteint la perfection. Voici comment nous reconnaissons que nous demeurons en lui et lui en nous : il nous a donné part à son Esprit. Quant à nous, nous avons vu et nous attestons que le Père a envoyé son Fils comme Sauveur du monde.

 Celui qui proclame que Jésus est le Fils de Dieu, Dieu demeure en lui, et lui en Dieu. Et nous, nous avons reconnu l’amour que Dieu a pour nous, et nous y avons cru. Dieu est amour : qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui.

Evangile : « Qu’ils soient un, comme nous-mêmes » (Jn 17, 11b-19)

Acclamation : Alléluia. Alléluia.
Je ne vous laisserai pas orphelins, dit le Seigneur ;
je reviens vers vous, et votre cœur se réjouira.
Alléluia. (Jn 14, 18 ; 16, 22)

Évangile de Jésus Christ selon saint Jean

En ce temps-là, les yeux levés au ciel, Jésus priait ainsi : « Père saint, garde mes disciples unis dans ton nom, le nom que tu m’as donné, pour qu’ils soient un, comme nous-mêmes. Quand j’étais avec eux, je les gardais unis dans ton nom, le nom que tu m’as donné. J’ai veillé sur eux, et aucun ne s’est perdu, sauf celui qui s’en va à sa perte de sorte que l’Écriture soit accomplie. Et maintenant que je viens à toi, je parle ainsi, dans le monde, pour qu’ils aient en eux ma joie, et qu’ils en soient comblés. Moi, je leur ai donné ta parole, et le monde les a pris en haine parce qu’ils n’appartiennent pas au monde, de même que moi je n’appartiens pas au monde. Je ne prie pas pour que tu les retires du monde, mais pour que tu les gardes du Mauvais. Ils n’appartiennent pas au monde, de même que moi, je n’appartiens pas au monde.
Sanctifie-les dans la vérité : ta parole est vérité. De même que tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi, je les ai envoyés dans le monde. Et pour eux je me sanctifie moi-même, afin qu’ils soient, eux aussi, sanctifiés dans la vérité. »
Patrick BRAUD

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