L'homélie du dimanche (prochain)

30 juin 2019

Je voyais Satan tomber comme l’éclair

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Je voyais Satan tomber comme l’éclair

Homélie pour le 14° Dimanche du temps ordinaire / Année C
07/07/2019

Cf. également :

Secouez la poussière de vos pieds
Les 72
Briefer et débriefer à la manière du Christ
Qu’est-ce qui peut nous réjouir ?
Le baptême du Christ : une histoire « sandaleuse »

Bigre ! Revoilà Satan, que la modernité avait cru évacuer à grand renfort de démythologisation. Il y a bien l’Exorciste, Amityville, Annabelle et tout autre film terrifiant que les effets spéciaux rendent de plus en plus efficaces ; mais c’est du cinéma. Il y a certes les soi-disant marabouts venus d’Afrique ou d’ailleurs qui pullulent pour exploiter la misère sociale en promettant force désenvoûtements et autres « travaux occultes ». Mais globalement, Satan n’a plus guère de place dans la culture ambiante, ni dans la foi des catholiques non plus.

Comment recevoir alors la désignation du combat que les démons eux-mêmes attribuent à Jésus : « Tu es venu pour nous perdre » (Lc 4,34).
Comment interpréter la joie de Jésus félicitant les 72 comme après une victoire : « je voyais Satan tomber comme l’éclair » (Lc 10,18) ?

Il se trouve que ce verset est également le titre d’un livre de René Girard, célèbre anthropologue français ayant enseigné aux USA, mort en 2015. René Girard propose une lecture originale et séduisante de cette déclaration de Jésus. Essayons d’en préciser les grandes lignes pour en tirer quelques pistes d’actualisation de notre évangile (Lc 10, 1-20).

Si Satan tombe comme l’éclair du ciel vers la terre grâce à la mission de 72, c’est parce que les disciples en annonçant le Royaume de Dieu désamorcent le cercle proprement infernal de la violence (notons au passage que les 72 le font… avant les 12 !).

En effet, d’où vient la violence ? Pour René Girard, s’appuyant sur le Décalogue (commandement 6 à 10 : « tu ne convoiteras pas… »), la violence vient essentiellement du désir mimétique, de la convoitise de ce qui appartient à autrui, de l’envie d’être l’autre. En convoitant ce qu’il a et ce qu’il est, le désir mimétique fait naître et grandir une violence meurtrière : prendre la place de l’autre.

Je voyais Satan tomber comme l'éclair dans Communauté spirituelle 10.%2BTu%2Bne%2Bconvoiteras%2Bpas%2Ble%2Bbien%2Bdes%2BautresLe bien d’autrui est désirable justement en cela qu’il est à autrui. Le désir devient infernal lorsqu’il est mimétique : vouloir, à travers la possession de l’objet appartenant à l’autre, devenir l’autre lui-même, à sa place (désir de la marchandise, pour parler le langage contemporain). Donc désir qui, par nature, est homicide dans son principe : désirer être l’autre, c’est déjà vouloir le tuer. « Homicide dans son principe » est la définition biblique de Satan. Satan, nous dit Girard, c’est justement tout le cycle mimétique dans son ensemble.

Cette prolifération de la violence culmine en une crise généralisée dangereuse pour tous. La seule issue est alors celle du bouc émissaire : trouver une victime et lui faire porter tout le poids du désordre, l’exclure pour exclure ainsi la violence, du moins pour un temps. Des sacrifices humains aztèques à la tentative de sacrifice d’Isaac jusqu’aux pogromes ou autres lynchages racistes, les rites païens essaient de réguler la violence mimétique en désignant un coupable à éliminer.

Image illustrative de l’article Bouc à AzazelLes rites juifs ont transformé cette logique en ne supprimant pas le bouc émissaire, mais en le chassant au désert « pour Azazel » après avoir prononcé sur lui un rite d’absolution (Lv 16). Pour les pèlerins musulmans, c’est la lapidation d’un pilier représentant le grand Satan qui lors du pèlerinage à la Mecque (le hadj) en sera une résurgence.

Le christianisme quant à lui reconnaît en Jésus la victime innocente, injustement condamnée pour soi-disant sauver le peuple : « il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple » (Jn 11,50 ; 18,14). En prenant le parti des victimes, en refusant que l’innocent soit déclaré coupable, en dévoilant la convoitise à la racine de la violence, les disciples de Jésus révèlent au grand jour ce qui devait rester caché pour exercer son emprise. Il prive ainsi Satan de son pouvoir sur des hommes.
« C’est maintenant le jugement de ce monde, maintenant le prince de ce monde va être jeté dehors. » (Jn 12,31)
« Qui commet le péché est du diable, parce que depuis l’origine le diable est pécheur. C’est pour détruire les œuvres du diable que le Fils de Dieu est apparu » (1 Jn 3,8).
« Il est vaincu l’accusateur de nos frères, lui qui les accusait jour et nuit devant notre Dieu » (Ap 12,10).

C’est par l’Esprit de Dieu que Jésus défait Satan. « Si c’est par l‘Esprit de Dieu que j’expulse les démons, c’est donc que le Royaume de Dieu est arrivé jusqu’à vous » (Mt 12,28). René Girard explique ce pouvoir libérateur de l’Esprit par son autre nom, le Paraclet :

J’ai commenté ce terme dans d’autres essais mais son importance pour la signification de ce livre est si grande que je dois y revenir. Le sens principal de parakleitos, c’est l’avocat dans un tribunal, le défenseur des accusés. Au lieu de chercher des périphrases, des échappatoires, dans le but d’éviter cette traduction, il faut la préférer à toutes les autres, il faut s’émerveiller de sa pertinence. Il faut prendre à la lettre l’idée que l’Esprit éclaire les persécuteurs sur leurs propres persécutions. L’Esprit révèle aux individus la vérité littérale de ce qu’a dit Jésus pendant sa crucifixion : « Ils ne savent pas ce qu’ils font. » Il faut songer aussi à ce Dieu que Job appelle : « mon Défenseur ».
La naissance du christianisme est une victoire du Paraclet sur son vis-à-vis, Satan, dont le nom signifie originairement l’accusateur devant un tribunal, celui qui est chargé de prouver la culpabilité, des prévenus. C’est une des raisons pour lesquelles les Évangiles font de Satan le responsable de toute mythologie.
Que les récits de la Passion soient attribués à la puissance spirituelle qui défend les victimes injustement accusées correspond merveilleusement au contenu humain de la révélation, tel que le mimétisme permet de l’appréhender.

Il est intéressant de noter que Satan n’est pas défini en lui-même, mais par sa fonction : accuser l’homme, ou par sa chute comme l’éclair.
Cette révélation du ressort mimétique de la violence est en marche avec les 72 bien avant la Croix. Avec la Passion-Résurrection, cette dénonciation de la convoitise conduisant au bouc émissaire s’incarnera au plus haut point en Jésus de Nazareth. Il est, lui, l’innocent, que tous comptent parmi les pécheurs. Il est condamné pour les coupables alors qu’il n’a jamais rien fait de mal. En ce sens il est l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde. En le faisant se lever d’entre les morts, Dieu apporte sa caution à cette dénonciation du désir mimétique. Il appose son sceau à l’œuvre de dévoilement opéré par cet obscur prophète éliminé pour maintenir la paix à Jérusalem.

Voilà pourquoi Satan tombe comme l’éclair, rapidement et avec puissance, de la terre au ciel : sa chute est la conséquence de la prédication de l’Évangile où l’humilité, l’esprit de pauvreté et l’amour des ennemis désarment l’envie et la violence qui dressent des hommes les uns contre les autres. D’ailleurs, notre passage insiste sur cet esprit de non-possession qui va triompher de Satan : « Ne portez ni bourse, ni sac, ni sandales ». Lorsqu’on ne veut rien posséder, l’autre n’est pas une menace. Lorsqu’on veut aimer l’autre comme soi-même, ni plus ni moins, la tentation de la violence s’efface devant la reconnaissance de l’autre. Le désir mimétique s’évanouit devant le désir de communion. Chaque fois que les Églises se sont éloignées de cet esprit de pauvreté – et ce fut souvent ! – elles sont elles-mêmes tombées dans le piège de Satan et ont généré une violence en complète contradiction avec leur message évangélique.

En demandant aux 72 d’être « comme des agneaux au milieu des loups », Jésus brise le ressort infernal de la violence : la non-violence répondra à la violence, le pardon à l’offense, le don au vol, la bénédiction à la persécution.

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En leur demandant de ne rien posséder comme lui-même n’a ni terrier ni pierre où poser la tête (Lc 9,58), Jésus prive Satan du levier par lequel il soulève les antagonismes entre les hommes. La cupidité des riches n’a pas de limites (cf. l’affaire Carlos Gohsn !). Seul un cœur de pauvre peut extirper cette volonté folle de posséder et d’amasser sans cesse.

Même le geste si fort de secouer la poussière de ses pieds en cas de non-accueil coupe l’herbe sous le pied à la violence : en refusant de s’imposer par la force, en ne sacrifiant pas la vérité à la concorde, en s’éloignant des violents sans pour autant fermer la porte pour toujours.

Reconnaître en Satan le mimétisme violent, c’est achever de discréditer le prince de ce monde, c’est parachever la démystification évangélique, c’est contribuer à cette « chute de Satan » que Jésus annonce aux hommes avant sa crucifixion. La puissance révélatrice de la Croix dissipe les ténèbres dont le prince de ce monde ne peut pas se passer pour conserver son pouvoir.

Satan tombe comme l’éclair du ciel vers la terre. C’est donc que sur terre il n’a pas fini de faire des dégâts… Il est potentiellement vaincu, mais pas encore pleinement. Il faudra attendre la manifestation du Christ en gloire pour que cette victoire soit totale, un peu comme il a fallu attendre le 8 mai 1945 après le 6 juin 1944, entre débarquement et armistice, entre D-Day et triomphe final.

Et nous, à la suite des 72, comment allons-nous couper court à la violence en nous et autour de nous ?
Comment allons-nous désarmer Satan et le faire
« chuter comme l’éclair » ?
Si la racine du péché est la convoitise comme l’écrit Jacques :
« chacun est tenté par sa propre convoitise, qui l’amorce et l’entraîne. Ensuite la convoitise, lorsqu’elle a conçu, enfante le péché, et le péché, lorsqu’il est consommé, engendre la mort » (Jc 1,14-15), alors le remède est simple : cesser de se comparer, cesser de convoiter, se réjouir de ce que l’autre a sans l’envier, se réjouir de ce que l’autre est sans le jalouser. Ce qui n’empêche nullement de se battre contre les structures d’un système injuste. Au contraire, car le combat est alors pur de toute recherche égoïste. La recherche du bien commun demande en effet des cœurs libres de tout attachement excessif.

Travaillons sur nous-mêmes afin d’étouffer dans l’œuf la violence infernale du désir mimétique qui pollue notre carrière professionnelle, nos relations familiales, notre vie spirituelle…

 

 

Lectures de la messe

Première lecture
« Voici que je dirige vers elle la paix comme un fleuve » (Is 66, 10-14c)

Lecture du livre du prophète Isaïe

Réjouissez-vous avec Jérusalem ! Exultez en elle, vous tous qui l’aimez ! Avec elle, soyez pleins d’allégresse, vous tous qui la pleuriez !
Alors, vous serez nourris de son lait, rassasiés de ses consolations ; alors, vous goûterez avec délices à l’abondance de sa gloire. Car le Seigneur le déclare : « Voici que je dirige vers elle la paix comme un fleuve et, comme un torrent qui déborde, la gloire des nations. » Vous serez nourris, portés sur la hanche ; vous serez choyés sur ses genoux. Comme un enfant que sa mère console, ainsi, je vous consolerai. Oui, dans Jérusalem, vous serez consolés. Vous verrez, votre cœur sera dans l’allégresse ; et vos os revivront comme l’herbe reverdit. Le Seigneur fera connaître sa puissance à ses serviteurs.

Psaume
(Ps 65 (66), 1-3a, 4-5, 6-7a, 16.20)
R/ Terre entière, acclame Dieu, chante le Seigneur !
(cf. Ps 65, 1)

Acclamez Dieu, toute la terre ;
fêtez la gloire de son nom,
glorifiez-le en célébrant sa louange.
Dites à Dieu : « Que tes actions sont redoutables ! »

Toute la terre se prosterne devant toi,
elle chante pour toi, elle chante pour ton nom.
Venez et voyez les hauts faits de Dieu,

ses exploits redoutables pour les fils des hommes.

Il changea la mer en terre ferme :
ils passèrent le fleuve à pied sec.
De là, cette joie qu’il nous donne.

Il règne à jamais par sa puissance.

Venez, écoutez, vous tous qui craignez Dieu :
je vous dirai ce qu’il a fait pour mon âme ;
Béni soit Dieu qui n’a pas écarté ma prière,
ni détourné de moi son amour !

Deuxième lecture
« Je porte dans mon corps les marques des souffrances de Jésus » (Ga 6, 14-18)

Lecture de la lettre de saint Paul apôtre aux Galates

Frères, pour moi, que la croix de notre Seigneur Jésus Christ reste ma seule fierté. Par elle, le monde est crucifié pour moi, et moi pour le monde. Ce qui compte, ce n’est pas d’être circoncis ou incirconcis, c’est d’être une création nouvelle. Pour tous ceux qui marchent selon cette règle de vie et pour l’Israël de Dieu, paix et miséricorde. Dès lors, que personne ne vienne me tourmenter, car je porte dans mon corps les marques des souffrances de Jésus. Frères, que la grâce de notre Seigneur Jésus Christ soit avec votre esprit. Amen.

Évangile
« Votre paix ira reposer sur lui » (Lc 10, 1-12.17-20)
Alléluia. Alléluia.
Que dans vos cœurs, règne la paix du Christ ; que la parole du Christ habite en vous dans toute sa richesse. Alléluia. (Col 3, 15a.16a)

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc

En ce temps-là, parmi les disciples, le Seigneur en désigna encore 72, et il les envoya deux par deux, en avant de lui, en toute ville et localité où lui-même allait se rendre. Il leur dit : « La moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu nombreux. Priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers pour sa moisson. Allez ! Voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups. Ne portez ni bourse, ni sac, ni sandales, et ne saluez personne en chemin. Mais dans toute maison où vous entrerez, dites d’abord : ‘Paix à cette maison.’ S’il y a là un ami de la paix, votre paix ira reposer sur lui ; sinon, elle reviendra sur vous. Restez dans cette maison, mangeant et buvant ce que l’on vous sert ; car l’ouvrier mérite son salaire. Ne passez pas de maison en maison. Dans toute ville où vous entrerez et où vous serez accueillis, mangez ce qui vous est présenté. Guérissez les malades qui s’y trouvent et dites-leur : ‘Le règne de Dieu s’est approché de vous.’ » Mais dans toute ville où vous entrerez et où vous ne serez pas accueillis, allez sur les places et dites : ‘Même la poussière de votre ville, collée à nos pieds, nous l’enlevons pour vous la laisser. Toutefois, sachez-le : le règne de Dieu s’est approché.’ Je vous le déclare : au dernier jour, Sodome sera mieux traitée que cette ville. »
Les 72 disciples revinrent tout joyeux, en disant : « Seigneur, même les démons nous sont soumis en ton nom. » Jésus leur dit : « Je regardais Satan tomber du ciel comme l’éclair. Voici que je vous ai donné le pouvoir d’écraser serpents et scorpions, et sur toute la puissance de l’Ennemi : absolument rien ne pourra vous nuire. Toutefois, ne vous réjouissez pas parce que les esprits vous sont soumis ; mais réjouissez-vous parce que vos noms se trouvent inscrits dans les cieux. »

Patrick BRAUD

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2 octobre 2017

Jésus face à la violence mimétique

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 0 h 01 min

Jésus face à la violence mimétique


Homélie du 27° Dimanche ordinaire / Année A
08/10/2017

Cf. également :

Les sans-dents, pierre angulaire

Vendange, vent d’anges

Que veut dire être émondé ?

La pierre angulaire : bâtir avec les exclus, les rebuts de la société


Quand Jésus invente la parabole des vignerons homicides (Mt 21, 33-43), il est lucide sur ce qui l’attend. Il pressent qu’un ouragan de violence (pire qu’Irma aux Antilles !) va le dévaster. Il a réfléchi des heures durant aux différentes manières de l’affronter. Il a prié des nuits entières pour recevoir de son Père la vraie manière d’être fidèle à travers ce déchaînement d’injustice et de violence qui tentera de le briser.

Du coup, c’est notre propre rapport à la violence qu’il interroge aujourd’hui avec cette parabole. Comment réagissons-nous face à l’agressivité de nos proches ? Qu’engendrent en nous les violences (physiques, verbales, morales, symboliques…) que nous subissons de la part des autres ? Cela nous nous arrive-t-il d’être nous-mêmes de l’autre côté, du côté des auteurs de violence et d’exclusion ?

Jésus face à la violence mimétique dans Communauté spirituelle Rene_girardPour répondre à ces questions, la parabole trace un chemin de dévoilement du mécanisme de la violence. René Girard, célèbre anthropologue français (1923-2015), a longuement étudié comment les textes bibliques dévoilent les ressorts du conflit humain et le désarment radicalement par un renversement de la logique du bouc émissaire.

Essayons de résumer sa thèse : l’origine de la violence pour René Girard n’est pas dans la recherche de l’argent, d’un territoire ni même de la gloire ou de l’amour. C’est le désir mimétique qui en est la source. Le mimétisme est la capacité humaine (et animale pour une part), dès la naissance, de regarder ses semblables pour les imiter. Par l’imitation, le petit d’homme apprend à marcher, à parler, à travailler etc. Mais en imitant, l’être humain se compare. Il se met à désirer être ce que l’autre est, et pour cela il désire avoir ce que l’autre a. Ainsi Caïn jalouse Abel : il voudrait que son sacrifice à lui aussi soit agréé par Dieu, sinon il n’est pas comme son frère pense-t-il. Le premier meurtre de l’histoire a bien sa source dans le désir de Caïn d’être comme Abel : puisqu’il ne peut pas lui ressembler (mimétisme), il le détruira, détruisant ainsi la possibilité de se comparer. Dans notre parabole, les vignerons jalousent le fils : en le voyant arriver, ils veulent être comme lui. Voyant que c’est impossible, ils choisissent de l’éliminer, croyant que son héritage leur reviendra et fera d’eux des fils en fin de compte.

Le désir mimétique est ainsi à la racine de bien des convoitises et des violences. Nous voulons une voiture, une maison, des loisirs comparables à ceux de nos voisins et de nos proches, sinon nous aurons honte ceux ou nous nous sentirons à part. Ainsi se constituent les ghettos urbains et se regroupent les riches dans les beaux quartiers. Ainsi des responsables en entreprise courent après des voitures de fonction, des bus et des bureaux panoramiques en hauteur, les privilèges et les signes de pouvoir qui les rendent semblables aux grands patrons au-dessus d’eux. Lorsque cette convoitise se généralise au sein d’un groupe, elle engendre de telle tension qu’il faut une crise, une catharsis (purge) pour évacuer à un moment toute cette rancœur accumulée. Soit c’est alors la guerre de tous contre tous (Hobbes), soit avec intelligence le groupe reporte symboliquement la faute de ces tensions sur un bouc émissaire (selon le rite juif décrit en Lv 16). On le charge de tous les péchés du monde (c’est-à-dire des nôtres !), et on l’expulse hors du groupe en le laissant errer dans le désert (« voué à Azazel »). Cette logique de victimisation expiatoire permet au groupe de transférer la violence mimétique qui le ronge sur un tiers, comme un paratonnerre, et de réinitialiser ainsi un autre cycle de relations sociales pacifiées. Mais cela ne dure qu’un temps. La tension mimétique montera à nouveau inexorablement, si bien qu’il faudra à nouveau d’autres victimes symboliques pour apaiser la communauté.

Le mécanisme sacrificiel 

Comment Jésus réagit qu’il fasse à ce déferlement de violence injuste ?

D’abord il refuse de plaider coupable. Il n’accepte pas d’endosser la responsabilité des péchés de ceux qui l’accusent. Il ne travestit pas l’innocent en criminel. Il ne charge pas le bouc émissaire de tous les péchés du monde. Il dénonce la perversité de l’accusation qui veut lui imputer la responsabilité de ce qui ronge ses accusateurs (blasphème, crime contre César, sédition, révolution…). Le fils de la parabole des vignerons homicides n’a rien fait de mal. Son seul mal aux yeux des vignerons est d’être le fils. Et ils grincent des dents en le voyant, car il n’est pas comme eux, et eux ne sont pas comme lui. Alors ils s’en débarrassent. Leur désir d’être fils les aveugle au point de vouloir conquérir ce privilège à tout prix, plutôt que de le recevoir gratuitement. C’était déjà le drame de la convoitise d’Adam et Ève devant le fruit défendu : être comme des dieux est un désir (mimétique) si puissant qu’ils ont préféré essayer le devenir par eux-mêmes plutôt que de le recevoir de leur Créateur.

rené girard

Jésus dit courageusement la vérité et dévoile ainsi le mensonge de sa violence mimétique : non, le fils tué et jeté hors de la vigne n’est pas coupable. Non les boucs émissaires de nos sociétés actuelles ne sont pas responsables de la violence dont on les accable. Appeler mal le mal, et innocenter les victimes expiatoires demeure toujours un grave devoir, un devoir impérieux pour tout lecteur des deux Testaments.

Transposez au domaine de l’entreprise par exemple. Vouloir servir l’intérêt commun demande de renoncer au comparatif, de quitter les métaphores guerrières, de dénoncer les violences entre rivaux, de dévoiler l’hypocrisie des promotions ou augmentations fondées sur la course au N+1. Les ambitieux s’appuient sur la dévalorisation des concurrents pour réussir. L’humble a renoncé au comparatif. Il a éteint en lui le feu de ce désir mimétique destructeur, et laisse plutôt brûler le feu de sa passion pour le contenu de son travail, sa relation aux collègues/clients, son plaisir d’être lui-même, simplement.

jean marc reiser

Jésus, le fils, pressent donc qu’il va y laisser sa peau s’il va au-devant des vignerons, c’est-à-dire les chefs du peuple et les anciens qui ont le pouvoir en Israël. Pourtant il y va. Bien plus : il accepte par avance d’être blessé, tué, exclu, sans riposter à la violence par une autre violence. Il le pourrait pourtant. C’est d’ailleurs ce qu’ont choisi le Coran et l’islam à travers les victoires militaires comme signe de leur authenticité originelle. Or le serviteur souffrant d’Isaïe ou le fils tué et jeté du Nouveau Testament choisissent quant à eux de subir la violence sans l’infliger en retour. Ils font confiance dans l’amour du Père qui les soutient à travers l’épreuve et leur promet une résurrection désarmante.

D’où la deuxième question qui nous est posée, après celle sur la dénonciation des logiques victimaires : sommes-nous prêts comme le Christ, avec lui et en lui, à assumer les conséquences de la dénonciation des mécanismes de violence ? Acceptons-nous de nous exposer ainsi à perdre nos biens (matériels, symboliques, affectifs) sans pour autant répliquer à la violence par la violence ?

« Humilié, il n’ouvre pas la bouche » : le Christ va incarner à l’extrême cette attitude du serviteur souffrant d’Isaïe. Parce que vaincre par l’épée serait une victoire illusoire, reproduisant à l’infini le cercle infernal de la violence. Jésus avertit Pierre : « celui qui vit par l’épée périra par l’épée ». Mais jusqu’où sommes-nous prêts à en payer le prix ? Si nous nous engageons à dévoiler les causes de la violence autour de nous en voulant sauvegarder notre tranquillité et nos biens, nous serons obligés de renoncer en cours de route. Le chemin de la non-violence est si exigeant qu’il paraît surhumain. Et il l’est d’une certaine manière : c’est en communiant au Christ, c’est par lui avec lui et en lui que nous trouvons la force de dévoiler le mal, d’innocenter l’innocent, de nous laisser dépouiller s’il le faut pour désarmer la violence.

Jésus l’a vécu jusqu’à accepter l’infamie de la croix. À sa suite, des martyrs (témoins) comme François d’Assise, Martin Luther King, Gandhi, Mandela, Lech Walesa et tant d’autres ont accepté la pauvreté, la prison, la calomnie, la mort même plutôt que de répliquer à la force par la force.

 

Chacun de nous est confronté à la violence mimétique. Elle fait des ravages en famille (regardez comment se passent maints héritages !), en entreprise, entre groupes sociaux, entre pays (la Corée du Nord ne veut-elle pas avoir la bombe atomique comme les autres grands de l’ONU ?).

Le prix à payer n’est sans doute pas la vie en ce qui nous concerne. Mais dénoncer la logique du bouc émissaire peut nous conduire à prendre des risques, à y laisser de l’argent, de la renommée, de la tranquillité…

Prions donc l’Esprit du Christ pour qu’il nous donne la force de dénoncer la violence sans violence !

 

LECTURES DE LA MESSE

PREMIÈRE LECTURE
« La vigne du Seigneur de l’univers, c’est la maison d’Israël » (Is 5, 1-7)
Lecture du livre du prophète Isaïe

 Je veux chanter pour mon ami le chant du bien-aimé à sa vigne. Mon ami avait une vigne sur un coteau fertile. Il en retourna la terre, en retira les pierres, pour y mettre un plant de qualité. Au milieu, il bâtit une tour de garde et creusa aussi un pressoir. Il en attendait de beaux raisins, mais elle en donna de mauvais. Et maintenant, habitants de Jérusalem, hommes de Juda, soyez donc juges entre moi et ma vigne ! Pouvais-je faire pour ma vigne plus que je n’ai fait ? J’attendais de beaux raisins, pourquoi en a-t-elle donné de mauvais ? Eh bien, je vais vous apprendre ce que je ferai de ma vigne : enlever sa clôture pour qu’elle soit dévorée par les animaux, ouvrir une brèche dans son mur pour qu’elle soit piétinée. J’en ferai une pente désolée ; elle ne sera ni taillée ni sarclée, il y poussera des épines et des ronces ; j’interdirai aux nuages d’y faire tomber la pluie. La vigne du Seigneur de l’univers, c’est la maison d’Israël. Le plant qu’il chérissait, ce sont les hommes de Juda. Il en attendait le droit, et voici le crime ; il en attendait la justice, et voici les cris.

PSAUME
(Ps 79 (80), 9-12, 13-14, 15-16a, 19-20)
R/ La vigne du Seigneur de l’univers, c’est la maison d’Israël. (cf. Is 5, 7a)

La vigne que tu as prise à l’Égypte,
tu la replantes en chassant des nations.
Elle étendait ses sarments jusqu’à la mer,
et ses rejets, jusqu’au Fleuve.

Pourquoi as-tu percé sa clôture ?
Tous les passants y grappillent en chemin ;
le sanglier des forêts la ravage
et les bêtes des champs la broutent.

Dieu de l’univers, reviens !
Du haut des cieux, regarde et vois :
visite cette vigne, protège-la,
celle qu’a plantée ta main puissante.

Jamais plus nous n’irons loin de toi :
fais-nous vivre et invoquer ton nom !
Seigneur, Dieu de l’univers, fais-nous revenir ;
que ton visage s’éclaire, et nous serons sauvés.

DEUXIÈME LECTURE
« Mettez cela en pratique. Et le Dieu de la paix sera avec vous » (Ph 4, 6-9)
Lecture de la lettre de saint Paul apôtre aux Philippiens
Frères, ne soyez inquiets de rien, mais, en toute circonstance, priez et suppliez, tout en rendant grâce, pour faire connaître à Dieu vos demandes. Et la paix de Dieu, qui dépasse tout ce qu’on peut concevoir, gardera vos cœurs et vos pensées dans le Christ Jésus. Enfin, mes frères, tout ce qui est vrai et noble, tout ce qui est juste et pur, tout ce qui est digne d’être aimé et honoré, tout ce qui s’appelle vertu et qui mérite des éloges, tout cela, prenez-le en compte. Ce que vous avez appris et reçu, ce que vous avez vu et entendu de moi, mettez-le en pratique. Et le Dieu de la paix sera avec vous.

ÉVANGILE
« Il louera la vigne à d’autres vignerons » (Mt 21, 33-43)
Alléluia. Alléluia.
C’est moi qui vous ai choisis, afin que vous alliez, que vous portiez du fruit,
et que votre fruit demeure, dit le Seigneur.
Alléluia. (cf. Jn 15, 16)
Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
En ce temps-là, Jésus disait aux grands prêtres et aux anciens du peuple : « Écoutez cette parabole : Un homme était propriétaire d’un domaine ; il planta une vigne, l’entoura d’une clôture, y creusa un pressoir et bâtit une tour de garde. Puis il loua cette vigne à des vignerons, et partit en voyage. Quand arriva le temps des fruits, il envoya ses serviteurs auprès des vignerons pour se faire remettre le produit de sa vigne. Mais les vignerons se saisirent des serviteurs, frappèrent l’un, tuèrent l’autre, lapidèrent le troisième. De nouveau, le propriétaire envoya d’autres serviteurs plus nombreux que les premiers ; mais on les traita de la même façon. Finalement, il leur envoya son fils, en se disant : ‘Ils respecteront mon fils.’ Mais, voyant le fils, les vignerons se dirent entre eux : ‘Voici l’héritier : venez ! tuons-le, nous aurons son héritage !’ Ils se saisirent de lui, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent. Eh bien ! quand le maître de la vigne viendra, que fera-t-il à ces vignerons ? » On lui répond : « Ces misérables, il les fera périr misérablement. Il louera la vigne à d’autres vignerons, qui lui en remettront le produit en temps voulu. » Jésus leur dit : « N’avez-vous jamais lu dans les Écritures : La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle : c’est là l’œuvre du Seigneur, la merveille devant nos yeux ! Aussi, je vous le dis : Le royaume de Dieu vous sera enlevé pour être donné à une nation qui lui fera produire ses fruits. »
Patrick BRAUD

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