Au moins les miettes !
Au moins les miettes !
Homélie pour le 20° Dimanche du temps ordinaire / Année A
20/08/2023
Cf. également :
Recevoir sa mission d’une inconnue étrangère
Des « juifs perfides » à « nos frères aînés »
Maison de prière pour tous les peuples
Le Temple, la veuve, et la colère
La bourse et la vie
Le communautarisme fait sa cuisine
Les retombées des JO
Le débat fait rage autour du budget des Jeux Olympiques 2024 en France : y aura-t-il un déficit ? Qui va payer ? Où iront vraiment les quelques 9 milliards d’euros prévus ? Tout cela est-il bien écologique ? Etc. Les économistes les plus raisonnables insistent alors – à raison – sur les retombées dont bénéficieront les populations les plus pauvres : amélioration des infrastructures (métro, transports en commun, routes, accès), équipements sportifs (piscines, stades, pistes), effet d’entraînement auprès des jeunes (inscriptions dans les clubs d’athlétisme, de natation etc.). Bref : le gâteau pèse des milliards, mais il y aura bien quelques miettes pour les banlieues…
La tournée de Jésus au Liban
Toutes proportions gardées (!), l’escapade (une centaine de kms quand même du lac de Tibériade à Tyr et Sidon) de Jésus venu se reposer incognito au Liban produit un effet semblable. La star n’a pas eu beaucoup de contacts avec la foule de ses admirateurs, mais au moins une fillette a été guérie (Mt 15, 21-28). C’est déjà ça !
Cette histoire de festin, de miettes et de chiens de l’évangile de ce dimanche fait immanquablement penser à la parabole inventée par Jésus pour stigmatiser l’avarice des riches : « Le pauvre Lazare aurait bien voulu se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche ; mais les chiens, eux, venaient lécher ses ulcères » (Lc 16,21). Et voici que Jésus reproduit lui-même cette attitude égoïste du riche festoyant sans souci des païens exclus du repas !
À y regarder de plus près, la mère qui au début mendie la guérison de sa fille à Jésus l’obtient bien à la fin, mais pas de Jésus : de sa foi à elle ! L’image des miettes le dit clairement : inévitablement, lors d’un repas, les enfants laissent tomber de la table des miettes dont les petits chiens se régalent. Ce n’est pas dû à la générosité des convives. C’est dans l’ordre des choses. À tel point qu’on a conçu dans les grands hôtels des ramasse-miettes en argent pour faire place nette entre les plats, qu’un serveur empressé va mobiliser pour que la nappe soit impeccable. Inutile donc de mendier ces miettes de la surabondance. Elles tombent d’elles-mêmes, sans que personne ait à le vouloir. Les chiots ramasse-miettes ne font finalement que recevoir leur dû, en prenant ce qui de toute façon n’est pas consommé. Un peu comme les Restos du cœur profitent des invendus des hypermarchés dont la date limite va être dépassée ; ou comme les pigeons picorent les miettes des sandwichs des touristes assis sur les marches du Sacré-Cœur à Paris : inévitable ! Comme les petits chiens dont elle assume la figure, la cananéenne ne mendie pas les miettes. Les miettes, ça ne se donne pas, ça tombe tout seul, ce n’est la part de personne, c’est à peine une part.
Donc Jésus n’y est finalement pour rien…
Ce n’est pas lui qui guérit, c’est la foi de cette mère. D’ailleurs, il est bien obligé de le reconnaître. Il se tourne vers la femme et dit non pas : « je vais faire sortir le démon de ta fille », mais : « le démon est sorti de ta fille », autrement dit : ta foi est efficace, ta parole a fait ce qu’elle disait (c’est une parole performative, diraient les linguistes). Jésus prie à son tour : « que tout se passe pour toi comme tu le veux ! »
Ce n’est pas Jésus qui guérit la fille de la païenne, c’est la foi de sa mère.
La demande qui nous change
« Que tout se passe pour toi comme tu le veux ! »
Jésus énonce là une loi spirituelle toujours actuelle : tu ne recevras que ce que tu désires vraiment…
Si ton désir est rabougri, tu recevras peu. Dilate ton désir au-delà de toi-même, et tu seras comblé.
Voilà de quoi me réconcilier avec la prière de demande. J’ai de plus en plus de mal en effet à prier « comme les païens », en rabâchant des formules quasi-magiques, ou en demandant que plein de bonnes choses me tombent toutes rôties du ciel. Demander la guérison, la richesse, le succès, l’amour, la gloire… c’est comme demander la pluie à la façon des sorciers hindous ou des chamanes de Mongolie. J’ai du mal à croire aux dieux de la météo, de la loterie ou de l’hôpital… Nos intentions de prière universelle le dimanche à l’église sont à cet égard souvent insupportables…
Par contre, si la prière de demande a pour but de me transformer pour me préparer à accueillir, alors là c’est différent ! Comme dit saint Augustin, la prière n’a pas pour but d’informer Dieu – qui a la meilleure agence de renseignement au monde – mais de transformer notre désir.
« Les paroles nous sont nécessaires, à nous, afin de nous rappeler et de nous faire voir ce que nous devons demander. Ne croyons pas que ce soit afin de renseigner le Seigneur ou de le fléchir ».
(Lettre 130, à Proba sur la prière)
Laissons le génial carthaginois développer cette inversion de notre conception de la prière de demande :
« Le Seigneur notre Dieu n’a certes pas besoin que nous lui fassions connaître notre volonté car il ne peut l’ignorer, mais qu’il veut par la prière exciter et enflammer nos désirs, pour nous rendre capables de recevoir ce qu’il nous prépare. Or ce qu’il nous prépare est chose fort grande, et nous sommes bien petits et bien étroits pour le recevoir. C’est pourquoi il est dit : « Dilatez-vous ; élargissez votre cœur… » 2 Co 6,13-14) ».
Augustin prend l’image d’une poche, d’un sac qui est destiné à recueillir des vivres, des cadeaux. S’il est plié en quatre, il nous faut le déplier. S’il est aplati, il nous faut l’ouvrir, le gonfler, le dilater pour qu’il prenne son volume maximum.
« Toute la vie du chrétien est un saint désir.
Sans doute, ce que tu désires, tu ne le vois pas encore : mais en le désirant tu deviens capable d’être comblé lorsque viendra ce que tu dois voir.
Supposons que tu veuilles remplir une sorte de poche et que tu saches les grandes dimensions de ce qu’on va te donner, tu élargis cette poche, que ce soit un sac, une outre, ou n’importe quoi de ce genre. Tu sais l’importance de ce que tu vas y mettre, et tu vois que la poche est trop resserrée : en l’élargissant, il augmente sa capacité de recevoir.
Nous devons donc désirer, mes frères, parce que nous allons être comblés ».
La poche, c’est notre désir. Ouvrir, élargir le sac, c’est demander dans la prière.
Si nous agrandissons notre foi comme cette poche, tout se passera pour nous comme nous le voulons, selon la parole de Jésus. C’est un constat qu’il fait, presque à son corps défendant, puisqu’il n’est pas d’accord au début pour accorder quoi que ce soit à cette étrangère. Mais, parce qu’elle est une mère se battant pour sa fille, cette femme libanaise – non juive donc – a agrandi son désir en se battant contre l’aveuglement de Jésus. Elle se heurte d’abord à son silence : « il ne lui répondit pas un mot ». Ce silence pourrait passer pour du mépris, de l’indifférence, ou au minimum la volonté de n’avoir aucun contact avec elle. Elle ne se laisse pas rebuter. Et continue à crier de plus belle. La Cananéenne casse les oreilles de Jésus un peu comme la veuve casse les oreilles d’un juge inique dans la parabole de Lc 18,1-8, ou comme l’ami importun réveille son ami pour obtenir du pain pour ses invités (Lc 11,5-13). Ou comme Bartimée qui poursuit les disciples de ses cris, et les disciples veulent le faire taire lui aussi (Mc 10,46-52).
Voilà déjà de quoi redoubler son désir pour le salut de sa fille. Mais Jésus, en bon religieux un peu borné, ne veut pas gaspiller ses forces vives auprès de non-juifs : « je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues d’Israël ». Qu’à cela ne tienne, la femme se jette physiquement à ses pieds et l’implore. Le buté Jésus ose alors lui faire la morale : « ce n’est pas bien de prendre le pain des petits enfants et de le jeter aux petits chiens ». Elle aurait dû être découragée, définitivement désespérée de ne pouvoir obtenir quoi que ce soit de ce nationaliste juif ultra-orthodoxe. Mais cela ne fait qu’exciter son désir davantage comme l’écrivait Augustin. Elle exploite à fond l’image du repas fourni par Jésus afin de réclamer son dû, ces fameuses miettes que même Jésus ne peut empêcher de tomber de la table !
C’est un sacré parcours de dilatation du désir que la libanaise vient ainsi de réussir ! De quoi inspirer notre propre prière de demande : oser s’approcher, affronter l’indifférence, le mépris, crier, crier de plus belle, se jeter en travers, exploiter les failles des refus essuyés, et finalement obtenir à la mesure de notre foi ce qui nous est dû.
Le Catéchisme de l’Église catholique (n° 2610) nous appelle à cette « audace filiale », en se référant notamment à la cananéenne de ce dimanche :
De même que Jésus prie le Père et rend grâces avant de recevoir ses dons, il nous apprend cette audace filiale : “ tout ce que vous demandez en priant, croyez que vous l’avez déjà reçu ” (Mc 11, 24). Telle est la force de la prière, “ tout est possible à celui qui croit ” (Mc 9, 23), d’une foi “ qui n’hésite pas ” (Mt 21, 22). Autant Jésus est attristé par le “ manque de foi ” de ses proches (Mc 6, 6) et le “ peu de foi ” de ses disciples (Mt 8, 26), autant il est saisi d’admiration devant la “ grande foi ” du centurion romain (Mt 8, 10) et de la cananéenne (Mt 15, 28).
La cananéenne ne fait que prier selon les mots de Jésus : « Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour » (Mt 6,11)…
Aut mali, aut male, aut mala
Laissons à Augustin le mot de la fin. Notre prière de demande échoue lorsque quelque chose cloche en nous (et non en Dieu) :
« Si nos prières sont parfois non exaucées, c’est que nous demandons aut mali, aut male, aut mala :
aut mali, en étant mauvais, et pas assez préparés pour demander ;
aut male, nous demandons mal, d’une mauvaise manière, avec peu de foi ou sans persévérance, ou avec peu d’humilité ;
aut mala, nous demandons des choses mauvaises, ou qui, pour une raison ou une autre, ne nous conviendront pas ».
(Augustin, La Cité de Dieu, 20,22).
aut mali : si Poutine ou Prigojine ou Kirill prient pour le succès des troupes russes en Ukraine, nul doute que cette demande leur retombera dessus ! « Celui qui vit par l’épée périra par l’épée… » (Mt 26,52).
Ce « renard d’Hérode » (Lc 13,32) demande aux mages de lui dire où est né le roi des juifs, et heureusement ceux-ci n’exaucent pas la demande d’un tel « méchant ».
La prière des gens mauvais ne peut que signer leur propre condamnation.
aut male : si nous croyons qu’à force de rabâcher comme les païens, ou à force de cierges, d’offrandes et de possessions nous obtiendront la pluie, l’amour ou la santé – toutes choses bonnes par ailleurs – nous passons à côté de la vraie demande, celle qui nous implique avec humilité et persévérance.
Les prophètes de Baal se tailladaient sur le mont Carmel pour obtenir la pluie. Mauvaise stratégie…
Abraham croyait qu’il lui fallait égorger son fils unique en offrande à Dieu : déviation perverse !
La manière de demander compte autant – sinon plus – que la demande elle-même.
aut mala : si nous demandons un poignard pour égorger le voisin, ou une promotion à la place d’un collègue, ne nous étonnons pas que le guichet divin reste obstinément fermé !
Comment Dieu voudrait-il donner un scorpion à qui le lui demanderait pour faire le mal ? (cf. Lc 11,11).
C’est peut-être la principale difficulté de la prière de demande : nous ne savons pas ce qui est bon pour nous. Car – qui sait ? – cette maladie dont je veux être délivré est peut-être mon chemin de sainteté ? ou bien cet échec qui se profile à l’horizon est peut-être ma chance d’aborder une autre étape de ma vie ? Etc.
C’est bien ce que Jésus explique à Jacques et Jean, qui lui demandaient de siéger à sa droite et à sa gauche : « vous ne savez pas ce que vous demandez… » (Mt 20,22).
C’est bien ce que Jésus expérimente lui-même à Gethsémani : « Père, si c’est possible, que cette coupe s’éloigne de moi. Cependant, que ta volonté soit faite, et non la mienne »…
Que la cananéenne nous aide à nous impliquer vraiment dans notre prière de demande, afin qu’elle nous change et nous prépare à recevoir ce qui tombera de la table de la vie, au moins les miettes !
LECTURES DE LA MESSE
PREMIÈRE LECTURE
« Les étrangers, je les conduirai à ma montagne sainte » (Is 56, 1.6-7)
Lecture du livre du prophète Isaïe
Ainsi parle le Seigneur : Observez le droit, pratiquez la justice, car mon salut approche, il vient, et ma justice va se révéler.
Les étrangers qui se sont attachés au Seigneur pour l’honorer, pour aimer son nom, pour devenir ses serviteurs, tous ceux qui observent le sabbat sans le profaner et tiennent ferme à mon alliance, je les conduirai à ma montagne sainte, je les comblerai de joie dans ma maison de prière, leurs holocaustes et leurs sacrifices seront agréés sur mon autel, car ma maison s’appellera « Maison de prière pour tous les peuples. »
PSAUME
(Ps 66 (67), 2-3, 5, 7-8)
R/ Que les peuples, Dieu, te rendent grâce ; qu’ils te rendent grâce tous ensemble ! (Ps 66, 4)
Que Dieu nous prenne en grâce et nous bénisse,
que ton visage s’illumine pour nous ;
et ton chemin sera connu sur la terre,
ton salut, parmi toutes les nations.
Que les nations chantent leur joie,
car tu gouvernes le monde avec justice ;
tu gouvernes les peuples avec droiture,
sur la terre, tu conduis les nations.
La terre a donné son fruit ;
Dieu, notre Dieu, nous bénit.
Que Dieu nous bénisse,
et que la terre tout entière l’adore !
DEUXIÈME LECTURE
« À l’égard d’Israël, les dons gratuits de Dieu et son appel sont sans repentance » (Rm 11, 13-15.29-32)
Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Romains
Frères, je vous le dis à vous, qui venez des nations païennes : dans la mesure où je suis moi-même apôtre des nations, j’honore mon ministère, mais dans l’espoir de rendre jaloux mes frères selon la chair, et d’en sauver quelques-uns. Si en effet le monde a été réconcilié avec Dieu quand ils ont été mis à l’écart, qu’arrivera-t-il quand ils seront réintégrés ? Ce sera la vie pour ceux qui étaient morts !
Les dons gratuits de Dieu et son appel sont sans repentance. Jadis, en effet, vous avez refusé de croire en Dieu, et maintenant, par suite de leur refus de croire, vous avez obtenu miséricorde ; de même, maintenant, ce sont eux qui ont refusé de croire, par suite de la miséricorde que vous avez obtenue, mais c’est pour qu’ils obtiennent miséricorde, eux aussi. Dieu, en effet, a enfermé tous les hommes dans le refus de croire pour faire à tous miséricorde.
ÉVANGILE
« Femme, grande est ta foi ! » (Mt 15, 21-28)
Alléluia. Alléluia. Jésus proclamait l’Évangile du Royaume, et guérissait toute maladie dans le peuple. Alléluia. (cf. Mt 4, 23)
Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
En ce temps-là, partant de Génésareth, Jésus se retira dans la région de Tyr et de Sidon. Voici qu’une Cananéenne, venue de ces territoires, disait en criant : « Prends pitié de moi, Seigneur, fils de David ! Ma fille est tourmentée par un démon. » Mais il ne lui répondit pas un mot. Les disciples s’approchèrent pour lui demander : « Renvoie-la, car elle nous poursuit de ses cris ! » Jésus répondit : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. » Mais elle vint se prosterner devant lui en disant : « Seigneur, viens à mon secours ! » Il répondit : « Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. » Elle reprit : « Oui, Seigneur ; mais justement, les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » Jésus répondit : « Femme, grande est ta foi, que tout se passe pour toi comme tu le veux ! » Et, à l’heure même, sa fille fut guérie.
Patrick BRAUD