Quand le Christ nous choisit
Quand le Christ nous choisit
Homélie du 5° Dimanche du temps ordinaire / Année C
06/02/2022
Cf. également :
La seconde pêche
La relation maître-disciple
Porte-voix embarqué
Du hérisson à la sainteté, puis au management
Dieu en XXL
Démêler le fil du pêcheur
Ruptures et continuités : les conversions à vivre pour répondre à un appel
The Chosen
Une série télévisée fait grand bruit aux USA et a déjà débarqué en France sur C8 : The Chosen [1]. « Ceux qui ont été choisis », en anglais. Chaque épisode d’une heure environ nous montre non pas le parcours de Jésus, mais celui des protagonistes de son histoire. La série est plutôt érudite, en ce sens qu’elle fourmille de détails historiquement attestés ou vraisemblables sur la vie en Palestine au premier siècle. Financée entièrement par les dons des spectateurs (plus de 10 millions d’euros !) et distribuée en dehors des plateformes traditionnelles, la série traduite dans plus de 50 langues cumule déjà plus de 300 millions de vues dans le monde.
Le 4° épisode nous fait découvrir Simon et son frère André avec leurs associés Jean et Jacques. On voit bien qu’à eux tous, ils forment une PME déjà conséquente : 2 barques au moins, plusieurs marins-pêcheurs à leurs ordres, des commandes à honorer, des taxes romaines à payer (c’est Lévi qui s’en charge pour l’occupant !). Tout cela est fort bien rendu. Sauf peut-être la fiction romanesque où le scénariste montre Simon accablé par les dettes, ne pouvant payer l’impôt romain, et finalement bien content de la pêche miraculeuse pour apurer son bilan comptable… Sans aller jusqu’à ce degré de fiction, on peut néanmoins imaginer avec The Chosen que Simon, Jacques et Jean tels que décrits dans l’Évangile de Luc ce dimanche (Lc 5, 1-11) faisaient tourner effectivement une PME de pêche assez conséquente sur le lac de Tibériade. Une classe moyenne sans doute aisée pour l’époque. Mais un métier surprenant ! Car l’eau, la mer, la pêche ne font pas partie du génie d’Israël à cette époque, et depuis des siècles ! À tel point que les autres évangélistes juifs comme Mathieu et Marc, parlant à des juifs, utilisent toujours le terme de mer pour désigner ce que Luc a raison d’appeler lac, tellement ils avaient peur de la moindre flaque d’eau ! La retenue d’eau naturelle qui transforme le Jourdain en lac n’a guère que 21 kms de long et 13 kms de large : pas de quoi effrayer de vrais marins, comme les Phéniciens de la côte ou les autres peuples de la mer ayant envahi le pourtour de la Méditerranée quelques siècles avant. Israël n’a jamais excellé dans l’industrie maritime, ni l’art de la guerre sur l’eau. Seuls quelques textes anciens vantent la flotte de Salomon d’autrefois, mais on n’en a guère la trace. De plus, la mer faisait peur aux juifs, qui la considéraient comme la demeure des monstres marins terrifiants comme le Léviathan, ou des poissons géants comme celui qui avala Jonas, ou des tempêtes soudaines qu’ils étaient incapables d’affronter. Si bien que le moindre coup de vent sur le lac de Tibériade paraissait une tornade pour les terriens alentours.
Sombre et maléfique, lieu de la mort et de la perdition, la mer ne donnait pas bonne réputation aux métiers qui lui sont liés. Un peu comme les dockers plus tard à l’ère industrielle dans les ports, les marins-pêcheurs étaient plutôt mal vus, constituant une caste un peu à part. La majorité des habitants du pays travaillait la terre, les autres étaient artisans ou fonctionnaires. C’était le génie des peuples étrangers que de s’occuper de la pêche et de la navigation, pas d’Israël. Une autre version de l’opposition sédentaires-nomades, agriculteurs-bergers en somme.
Appeler non pas les justes mais les pécheurs
Et voilà que Jésus choisit 3 pêcheurs comme premiers disciples ! Choix étonnant, et même déroutant, comme Augustin en témoigne encore au IV° siècle :
« Si le Christ avait choisi en premier lieu un orateur, l’orateur aurait pu dire: « J’ai été choisi pour mon éloquence ». S’il avait choisi un sénateur, le sénateur aurait pu dire: « J’ai été choisi à cause de mon rang ». Enfin, s’il avait choisi un empereur, l’empereur aurait pu dire : « J’ai été choisi en raison de mon pouvoir ». Que ces gens-là se taisent, qu’ils attendent un peu, qu’ils se tiennent tranquilles. Il ne faut pas les oublier ni les rejeter, mais les faire attendre un peu; ils pourront alors se glorifier de ce qu’ils sont en eux-mêmes.
« Donne-moi, dit le Christ, ce pêcheur, donne-moi cet homme simple et sans instruction, donne-moi celui avec qui le sénateur ne daigne pas parler, même quand il lui achète un poisson. Oui, donne-moi cet homme. Certes, j’accomplirai aussi mon œuvre dans le sénateur, l’orateur et l’empereur. Un jour viendra où j’agirai aussi dans le sénateur, mais mon action sera plus évidente dans le pêcheur. Le sénateur, l’orateur et l’empereur peuvent se glorifier de ce qu’ils sont : le pêcheur, uniquement du Christ. Que le pêcheur vienne leur enseigner l’humilité qui procure le salut. Que le pêcheur passe en premier. C’est par lui que l’empereur sera plus aisément attiré. »
Songez donc à ce pêcheur saint, juste, bon et rempli du Christ, qui a reçu la charge de prendre ce peuple et tous les autres en jetant son filet jusqu’au bout du monde ».
Saint Augustin (+ 430), Sermon 43, 5-6, CCL41, 510-511
Quand Dieu choisit, il ne le fait pas à la manière humaine, en appelant les plus nobles, les plus riches ou les plus réputés. Le 4e disciple appelé par Jésus confirmera cette tendance divine à contre-courant de nos critères habituels. Il choisira Lévi, le collecteur d’impôts assis au bureau des taxes de Capharnaüm (Lc 5,27-32). Un collabo ! Après les trois marins-pêcheurs, ce choix ne rehausse pas le prestige social du groupe ! D’ailleurs, la racaille invitée au festin donné par Lévi dans sa maison à cette occasion incommode fortement les pharisiens et leurs scribes ! Ce qui permet à Jésus de donner la clé de ces appels étonnants : « je suis venu appeler non pas les justes mais les pécheurs ».
Paul refera ce constat anormal, justement à Corinthe, port maritime grouillant de tous les extrêmes à l’entrée de l’isthme de Corinthe. Dockers, esclaves, prostituées, gens de basse condition formaient le gros de la petite assemblée de Corinthe, dont le prestige intellectuel, spirituel et social était du coup quasi nul :
« Frères, vous qui avez été appelés par Dieu, regardez bien : parmi vous, il n’y a pas beaucoup de sages aux yeux des hommes, ni de gens puissants ou de haute naissance. Au contraire, ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi, pour couvrir de confusion les sages ; ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi, pour couvrir de confusion ce qui est fort » (1 Co 1, 26 27).
Quelle Église aujourd’hui est fidèle à ce critère de choix ?
Les assemblées évangéliques dans les quartiers défavorisés débordant d’immigrés et d’Outre-Mer. Les groupes réunis par le Secours catholique, la fondation Emmaüs ou ATD Quart-Monde. Les aumôneries d’hôpital, d’EHPAD, de prison, de pavillons de psychiatrie… Les assemblées plus huppées des beaux quartiers protesteront : ‘la vraie pauvreté ne se voit pas toujours ; nous en avons aussi chez nous !’. C’est vrai, mais avouez qu’il y a quand même moins de ‘gens de rien’ à la paroisse d’Auteuil (fort respectable au demeurant !) qu’à l’aumônerie de la prison de la Santé…
Le critère évangélique du choix par Dieu des mal vus et des humbles doit nous provoquer à une relecture critique de la composition de nos assemblées, et à en tirer les conséquences : non pas renvoyer les riches, mais appeler les pauvres, les mal vus, et leur donner une place centrale !
Notons au passage deux autres caractéristiques du choix par Jésus de ses disciples : ils exercent tous un métier et cela va compter dans leur mission ; ils sont appelés à tout quitter pour suivre Jésus, et pas seulement à lui faire de la publicité.
Un métier, une vocation
Sur leur métier : il y a à la fois rupture et continuité entre leur métier et leur vocation, leur mission. Songez qu’en allemand c’est le même mot : Beruf qui veut dire métier et vocation ! Et en français, le mot métier vient du latin ministerium = ministère, service de celui qui se fait plus petit (minus) que l’autre pour le servir.
Le jeu de mots de Jésus : pêcheurs de poissons / pêcheurs d’hommes traduit cette rupture et cette continuité. Ce que marque également le détail mentionné par Luc pour Lévi : assis à son bureau de taxes, il sait manier la plume et le calcul. Il mettra ces talents au service de la rédaction de l’Évangile en devenant Matthieu. Pierre et ses compagnons mettent eux leur talent de marins-pêcheurs au service de l’avancée de la barque-Église au large, en eau profonde, c’est-à-dire chez les nations païennes (Chypre, Malte, Rome, la Turquie, la Grèce etc.).
Exercer son métier avec compétence et talent est donc l’une des meilleures préparations au ministère apostolique ! Nous l’avons peut-être oublié en Occident dans la formation des futurs prêtres… En tout cas, c’est à partir de notre métier que le Christ discerne comment nous appeler. De quoi redonner une valeur hautement spirituelle à la déontologie, à la conscience professionnelle, à l’éthique au travail, à l’excellence dans son métier. L’aventure des prêtres-ouvriers en France aurait pu développer cette veine spirituelle de l’appel lié à un métier. Mais les compromissions idéologiques avec le marxisme des années d’après-guerre ont malheureusement fait échouer cette tentative, qui nous manque cruellement à l’heure actuelle. Le Père Joseph Wrezinski, fondateur d’ATD Quart-Monde, le Père Bernard Dewaere, fondateur d’Habitat et Humanisme, Sr Irène Devos, fondatrice de Magdala etc. sont avec quelques autres des figures contemporaines du lien entre compétence professionnelle et mission ecclésiale. Mais trop rares… Les diacres permanents pourraient relever le défi (à condition qu’on ne les cantonne pas dans des fonctions liturgiques ou sacramentelles de suppléance…).
Tout quitter : vraiment ?
Dernière caractéristique du choix par Jésus : « tout quitter ». C’est Luc qui insiste particulièrement sur cette dimension de l’appel : « laissant tout » (les trois pêcheurs en Lc 5,11), « quittant tout » (Lévi en Lc 5,28), ils le suivirent. On peut se demander d’ailleurs comment cela s’est passé en réalité. Car on ne ferme pas une PME de pêche comme cela. Et on ne démissionne pas de la fonction publique non plus en claquant des doigts. Luc exagère donc un peu, pour montrer combien suivre le Christ se traduit tôt ou tard par de vraies coupures, des renoncements et des séparations radicales. Pas même le temps de vendre la pêche miraculeuse et les 2 barques pour se constituer un petit capital d’avance ! Pas même le temps de négocier le solde de tout compte que l’État romain doit à Lévi !
« Voilà que nous avons tout quitté pour te suivre », dira Pierre (Mc 10,28). Tout quitter restera un idéal à atteindre, que François d’Assise, Charles de Foucauld, Mère Teresa et quelques grandes figures de sainteté ont réellement mis en œuvre. Mais la plupart du temps, il est humain, très humain de reprendre d’une main ce qu’on a cru donner de l’autre. Certains prêtres et religieuses ont quitté une possible vie de famille ou de succès séculier, mais récupèrent très vite un prestige, une autorité, une notoriété, un statut social fort enviables, sans compter une sécurité matérielle aujourd’hui appréciable. N’oublions pas que rentrer dans les ordres fut une promotion sociale pendant des siècles ! Et paradoxalement cela le redevient, avec le cléricalisme de nombre de jeunes prêtres dans des petits cercles de catholiques privilégiés…
Qu’as-tu quitté pour suivre le Christ ?
Qu’as-tu récupéré, plus ou moins consciemment ?
Si tu as panaché ton adhésion comme on ventile une épargne entre des fonds à risque, des assurances-vie, de l’immobilier etc. alors tu vas jouer sur tous les tableaux en même temps, et tu vas perdre sur l’essentiel !
Laissons donc le Christ choisir à sa manière qui il veut.
Cultivons le métier où nous pourrons entendre cet appel.
Préparons-nous à tout quitter, c’est-à-dire au moins davantage que nos petites concessions à l’Évangile…
[1]. Cf. https://watch.angelstudios.com/thechosen (choisissez « French » dans les sous-titres en cliquant sur les 3 points en bas à droite)
Lectures de la messe
Première lecture
« Me voici : envoie-moi ! » (Is 6, 1-2a.3-8)
Lecture du livre du prophète Isaïe
L’année de la mort du roi Ozias, je vis le Seigneur qui siégeait sur un trône très élevé ; les pans de son manteau remplissaient le Temple. Des séraphins se tenaient au-dessus de lui. Ils se criaient l’un à l’autre : « Saint ! Saint ! Saint, le Seigneur de l’univers ! Toute la terre est remplie de sa gloire. » Les pivots des portes se mirent à trembler à la voix de celui qui criait, et le Temple se remplissait de fumée. Je dis alors : « Malheur à moi ! je suis perdu, car je suis un homme aux lèvres impures, j’habite au milieu d’un peuple aux lèvres impures : et mes yeux ont vu le Roi, le Seigneur de l’univers ! » L’un des séraphins vola vers moi, tenant un charbon brûlant qu’il avait pris avec des pinces sur l’autel. Il l’approcha de ma bouche et dit : « Ceci a touché tes lèvres, et maintenant ta faute est enlevée, ton péché est pardonné. » J’entendis alors la voix du Seigneur qui disait : « Qui enverrai-je ? qui sera notre messager ? » Et j’ai répondu : « Me voici : envoie-moi ! »
Psaume
(Ps 137 (138), 1-2a, 2bc-3, 4-5, 7c-8)
R/ Je te chante, Seigneur, en présence des anges. (cf. Ps 137, 1c)
De tout mon cœur, Seigneur, je te rends grâce :
tu as entendu les paroles de ma bouche.
Je te chante en présence des anges,
vers ton temple sacré, je me prosterne.
Je rends grâce à ton nom pour ton amour et ta vérité,
car tu élèves, au-dessus de tout, ton nom et ta parole.
Le jour où tu répondis à mon appel,
tu fis grandir en mon âme la force.
Tous les rois de la terre te rendent grâce
quand ils entendent les paroles de ta bouche.
Ils chantent les chemins du Seigneur :
« Qu’elle est grande, la gloire du Seigneur ! »
Ta droite me rend vainqueur.
Le Seigneur fait tout pour moi !
Seigneur, éternel est ton amour :
n’arrête pas l’œuvre de tes mains.
Deuxième lecture
« Voilà ce que nous proclamons, voilà ce que vous croyez » (1 Co 15, 1-11)
Lecture de la première lettre de saint Paul Apôtre aux Corinthiens
Frères, je vous rappelle la Bonne Nouvelle que je vous ai annoncée ; cet Évangile, vous l’avez reçu ; c’est en lui que vous tenez bon, c’est par lui que vous serez sauvés si vous le gardez tel que je vous l’ai annoncé ; autrement, c’est pour rien que vous êtes devenus croyants. Avant tout, je vous ai transmis ceci, que j’ai moi-même reçu : le Christ est mort pour nos péchés conformément aux Écritures, et il fut mis au tombeau ; il est ressuscité le troisième jour conformément aux Écritures, il est apparu à Pierre, puis aux Douze ; ensuite il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois – la plupart sont encore vivants, et quelques-uns sont endormis dans la mort –, ensuite il est apparu à Jacques, puis à tous les Apôtres. Et en tout dernier lieu, il est même apparu à l’avorton que je suis. Car moi, je suis le plus petit des Apôtres, je ne suis pas digne d’être appelé Apôtre, puisque j’ai persécuté l’Église de Dieu. Mais ce que je suis, je le suis par la grâce de Dieu, et sa grâce, venant en moi, n’a pas été stérile. Je me suis donné de la peine plus que tous les autres ; à vrai dire, ce n’est pas moi, c’est la grâce de Dieu avec moi.
Bref, qu’il s’agisse de moi ou des autres, voilà ce que nous proclamons, voilà ce que vous croyez.
Évangile
« Laissant tout, ils le suivirent » (Lc 5, 1-11)
Alléluia. Alléluia. « Venez à ma suite, dit le Seigneur, et je vous ferai pêcheurs d’hommes. » Alléluia. (Mt 4, 19)
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
En ce temps-là, la foule se pressait autour de Jésus pour écouter la parole de Dieu, tandis qu’il se tenait au bord du lac de Génésareth. Il vit deux barques qui se trouvaient au bord du lac ; les pêcheurs en étaient descendus et lavaient leurs filets. Jésus monta dans une des barques qui appartenait à Simon, et lui demanda de s’écarter un peu du rivage. Puis il s’assit et, de la barque, il enseignait les foules. Quand il eut fini de parler, il dit à Simon : « Avance au large, et jetez vos filets pour la pêche. » Simon lui répondit : « Maître, nous avons peiné toute la nuit sans rien prendre ; mais, sur ta parole, je vais jeter les filets. » Et l’ayant fait, ils capturèrent une telle quantité de poissons que leurs filets allaient se déchirer. Ils firent signe à leurs compagnons de l’autre barque de venir les aider. Ceux-ci vinrent, et ils remplirent les deux barques, à tel point qu’elles enfonçaient. à cette vue, Simon-Pierre tomba aux genoux de Jésus, en disant : « Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur. » En effet, un grand effroi l’avait saisi, lui et tous ceux qui étaient avec lui, devant la quantité de poissons qu’ils avaient pêchés ; et de même Jacques et Jean, fils de Zébédée, les associés de Simon. Jésus dit à Simon : « Sois sans crainte, désormais ce sont des hommes que tu prendras. » Alors ils ramenèrent les barques au rivage et, laissant tout, ils le suivirent.
Patrick BRAUD