De quoi l’eucharistie est-elle la madeleine ?
De quoi l’eucharistie est-elle la madeleine?
Homélie pour la fête du Corps et du Sang du Christ / Année A
22/06/2014
Une histoire juive
Une histoire juive comme seuls les rabbins peuvent en raconter :
Hitler visite un jour un camp de concentration. Il voit un juif qui réfléchit, couché à même le sol.
- à quoi penses-tu ?
- je réfléchis à des problèmes de cuisine.
- ici, dans un camp de concentration, tu réfléchis à des problèmes de cuisine ?
- je voudrais vous expliquer. Il y a 3500 ans, un pharaon a voulu exterminer le peuple d’Israël. En souvenir de sa défaite, nous mangeons chaque année de la matsa (pain azyme). Il y a 2500 ans, un autre régnait sur 227 états et a voulu nous faire disparaître. Depuis, nous mangeons des beignets appelés « les oreilles de Haman » (amantaschen) lors de la fête de Pourim, en souvenir de sa défaite. Ensuite, il y a eu le roi des Grecs qui a voulu faire pareil, et chaque année, lors de la fête de Hanoukka, nous mangeons des pâtisseries spécialement cuisinées pour commémorer notre survie (soufganiot). Alors je me demandais : quel plat cuisiné va-t-on bien inventer pour fêter la défaite de Hitler qui approche ?…
Manger, c’est se souvenir
La tradition juive a toujours associé l’acte de manger et la mémoire. En cette fête du Corps et du Sang du Christ, il est bon de revisiter ce lien fondamental, qui joue toujours pour les chrétiens un rôle structurant (faire mémoire de la mort et de la résurrection du Christ).
- Dès la Création, Dieu établit un ordre qui émerge du chaos, ordre dont les espèces vivantes doivent témoigner. Sont alors déclarés impurs à la consommation humaine les animaux qui transgressent cet ordre, c’est-à-dire qui ne respectent pas la différenciation originelle : le porc, le chameau, le lièvre, les poissons sans écailles etc. Certains mélanges également sont interdits par la cacherout (code réglementaire pour la nourriture) juive. Il est interdit de manger la viande avec le lait, par exemple. Il est également interdit de consommer le sang des animaux (pas de boudin !) parce que le sang c’est la vie, qui appartient à Dieu seul.
On le voit, ces interdits alimentaires n’ont pas de visées sanitaires ou hygiéniques comme voudraient le croire l’Occident trop rationnel, comme pour se rassurer en se disant qu’il peut s’en passer désormais. Le but est bien théologique : faire mémoire de la Création, qui est apparue grâce à la différenciation, et donc refuser toute confusion qui symboliquement ferait régresser celui qui mange vers l’état du chaos primitif.
Du coup la commensalité (cum-mensa = partager la même table) a pris une importance considérable : manger avec un non-juif, c’est risquer de manger des aliments impurs, et donc c’est interdit. Les musulmans ne feront que reprendre plus tard ce communautarisme alimentaire juif, dont la fonction première est de préserver l’identité du groupe en l’empêchant de se dissoudre par le mélange avec les autres.
On voit mieux ce que l’eucharistie chrétienne a de révolutionnaire par rapport aux repas juifs ou musulmans. En faisant table commune avec les païens, pour le repas ordinaire comme pour le « repas du Seigneur » (1Co 11,20), les premiers chrétiens instaurent une rupture fondatrice : communier avec tous les peuples en s’appuyant sur la mémoire de la mort du Christ « pour la multitude » (Mc 14,24).
Paul ‘engueulera’ sérieusement Pierre en public à cause de son hésitation à faire table commune avec des non-circoncis :
« Quand Céphas vint à Antioche, je lui résistai en face, parce qu’il s’était donné tort. En effet, avant l’arrivée de certaines gens de l’entourage de Jacques, il prenait ses repas avec les païens; mais quand ces gens arrivèrent, on le vit se dérober et se tenir à l’écart, par peur des circoncis. Et les autres Juifs l’imitèrent dans sa dissimulation, au point d’entraîner Barnabé lui-même à dissimuler avec eux. Mais quand je vis qu’ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l’Évangile, je dis à Céphas devant tout le monde: « Si toi qui es Juif, tu vis comme les païens, et non à la juive, comment peux-tu contraindre les païens à judaïser ? » » (Ga 2, 11-14)
- D’autres particularismes alimentaires bibliques font le lien entre l’histoire du peuple et sa situation présente.
Depuis son combat contre Dieu lui-même (Gn 32, 22-33), Jacob-Israël ne mange plus de nerf sciatique (il n’y a là rien qui concerne l’hygiène ou la santé !). Car sa hanche a été démise pendant le combat à la hauteur de ce nerf, et il boîte depuis ce temps-là. Cet interdit bizarre (ne pas manger de nerf sciatique) est en fait une mémoire très concrète du combat qu’Israël mène contre Dieu depuis longtemps (en se roulant dans la poussière avec lui, durant la nuit..), et de la bénédiction qui en découle.
- Notre histoire juive du début évoque les plats et confiseries spéciales liées à des événements où le peuple a été sauvé de la persécution et du génocide (déjà…) : manger ces beignets, c’est faire mémoire de l’amour de Dieu qui a déjà libéré Israël et le libérera encore.
Le repas le plus sacré de la foi juive, le Seder Pessah (= le rituel du repas pascal) est lui-même une catéchèse alimentaire. L’oeuf signifie à la fois la mort et la vie qu’a traversées Israël ; l’os grillé rappelle l’agneau de la sortie d’Égypte (« pas un de ses os ne sera brisé » Ex 12,46 ; cf. Jn 19,36) ; les herbes amères sont le symbole de l’amertume de l’esclavage ; la quatrième coupe de vin annonce le retour du prophète Élie etc.
Bref : le lien entre l’alimentaire et le mémorial est si fort pour un juif que Jésus a instinctivement prolongé cette tradition à travers le pain et le vin de la Cène. Il a chargé ses aliments d’un pouvoir symbolique extraordinairement fort, et en même temps très simple : faire mémoire de son corps livré, de son sang versé, qui nous associent à sa victoire pascale sur la mort.
De quoi l’eucharistie est-elle la madeleine ?
Le premier événement dont l’eucharistie est la mémoire est bien sûr la résurrection du Christ. C’est essentiel et fondateur.
Pourtant, tant que je n’ai pas mis ma propre chair sur cet événement, tant que je n’ai pas vu mon propre sang couler avec celui du Christ, comment faire mémoire ? Car personne n’a vécu physiquement de ses yeux l’événement pascal, personne après l’Ascension n’a renouvelé l’expérience des Onze ou celle de Thomas mettant ses mains dans les plaies du crucifié ressuscité.
Puis-je faire mémoire de quelque chose que je n’ai pas vécu en direct ? Évidemment oui, si l’on fait confiance aux témoignages de ceux qui y étaient. Pensez aux commémorations du débarquement des Alliés en Normandie le 6 juin 44 : les témoins oculaires se font rares, mais nous les croyons assez pour continuer à faire mémoire des milliers de morts dont le sang a été versé pour notre liberté. Combien plus faisons-nous confiance pour l’eucharistie au témoignage des quatre évangiles et du Nouveau Testament ! Mais cela risque de nous rester extérieur tant que nous en restons là, comme les commémorations militaires dont la ferveur s’émousse avec les siècles. Qui fait encore mémoire de 1871 (guerre franco-allemande), de 1648 (traité de Westphalie), de 313 (édit de Milan) etc. ?
La mémoire eucharistique ne sera vive et vivante que si chacun de nous y associe ses propres souvenirs, les événements de son parcours où quelque chose s’est joué de l’ordre du corps livré, du sang versé, du passage (c’est le sens du mot Pâques) sur une autre rive.
Proust a immortalisé le pouvoir mémoriel d’une simple madeleine.
« Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot – s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, 1913.
Eh bien : l’eucharistie sera pour nous un vrai trésor personnel si nous en faisons la madeleine de nos passages (Pâques) les plus forts.
Communier peut en effet nous remettre en mémoire les événements pascals qui ont jalonné notre histoire, et nous donner ainsi la force de continuer la route, appuyés sur la fidélité de Dieu à son action pour nous.
Ce sont souvent d’autres eucharisties qui reviennent en mémoire lorsque nous allons communier : celle d’un mariage, de funérailles, ou une messe célébrée autour d’un feu lors d’un camp d’aumônerie, devant une chaîne de montagnes ou dans le cockpit d’un voilier au mouillage…
Ce sont d’autres souvenirs encore que les textes du dimanche peuvent faire remonter à la surface : tel combat dont nous gardons les traces, tel éblouissement qui nous a marqué à tout jamais, telle parole biblique qui a joué un rôle particulier à un moment donné pour nous…
La musique et les chants se chargent de venir compléter cette mobilisation de la mémoire. Claudel lui-même ne sait pas pourquoi il a pleuré en entendant le Magnificat chanté à Notre-Dame de Paris. Mais il est ressorti chrétien de la cathédrale où il était entré athée, et il n’a cessé à chaque eucharistie d’entretenir ce feu intérieur dont il savait qu’il avait pris naissance là, au milieu du chant, derrière ce pilier à Notre-Dame…
Chacun de nous a ses madeleines eucharistiques !
Il suffit de travailler la présence de soi à soi, ou plutôt à son histoire : quels sont les événements de communion/de rupture qui m’ont fait devenir ce que je suis ? quelles sont les personnes qui m’ont donné de prendre de vrais virages, me sauvant d’une mort certaine ? Quelles sont les paroles qui m’ont fait passer du désespoir à l’envie de vivre ?
Si vous laissez la liturgie eucharistique coudre ces points de suture entre votre passé et votre présent, alors faire mémoire du Christ ressuscité en allant communier deviendra faire mémoire de votre propre résurrection, dès maintenant.
Ainsi, quand bien même un nouvel Hitler s’avancerait, dominateur, pour vous humilier au milieu d’une concentration d’épreuves insupportables, répondez-lui avec humour : quelle nourriture vais-je inventer pour faire mémoire de ta défaite qui approche ?…
1ère lecture : Dieu nourrit son peuple (Dt 8, 2-3.14b-16a)
Lecture du livre du Deutéronome
Moïse disait au peuple d’Israël :
« Souviens-toi de la longue marche que tu as faite pendant quarante années dans le désert ; le Seigneur ton Dieu te l’a imposée pour te faire connaître la pauvreté ; il voulait t’éprouver et savoir ce que tu as dans le c?ur : est-ce que tu allais garder ses commandements, oui ou non ?
Il t’a fait connaître la pauvreté, il t’a fait sentir la faim, et il t’a donné à manger la manne ? cette nourriture que ni toi ni tes pères n’aviez connue ? pour te faire découvrir que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui vient de la bouche du Seigneur.
N’oublie pas le Seigneur ton Dieu qui t’a fait sortir du pays d’Égypte, de la maison d’esclavage.
C’est lui qui t’a fait traverser ce désert, vaste et terrifiant, pays des serpents brûlants et des scorpions, pays de la sécheresse et de la soif.
C’est lui qui, pour toi, a fait jaillir l’eau de la roche la plus dure. C’est lui qui, dans le désert, t’a donné la manne ? cette nourriture inconnue de tes pères. »
Psaume : Ps 147, 12-13, 14-15, 19-20
R/ Peuple de Dieu, célèbre ton Seigneur !
Glorifie le Seigneur, Jérusalem !
Célèbre ton Dieu, ô Sion !
Il a consolidé les barres de tes portes,
dans tes murs il a béni tes enfants.
Il fait régner la paix à tes frontières,
et d’un pain de froment te rassasie.
Il envoie sa parole sur la terre :
rapide, son verbe la parcourt.
Il révèle sa parole à Jacob,
ses volontés et ses lois à Israël.
Pas un peuple qu’il ait ainsi traité ;
nul autre n’a connu ses volontés.
2ème lecture : Le sacrement de l’unité (1Co 10, 16-17)
Lecture de la première lettre de saint Paul Apôtre aux Corinthiens
Frères,
La coupe d’action de grâce que nous bénissons, n’est-elle pas communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons, n’est-il pas communion au corps du Christ ?
Puisqu’il y a un seul pain, la multitude que nous sommes est un seul corps, car nous avons tous part à un seul pain.
sequence : La séquence est facultative et ad libitum : ()
Sion, célèbre ton Sauveur,
chante ton chef et ton pasteur
par des hymnes et des chants.
Tant que tu peux, tu dois oser,
car il dépasse tes louanges,
tu ne peux trop le louer…
Le voici, le pain des anges,
il est le pain de l’homme en route,
le vrai pain des enfants de Dieu,
qu’on ne peut jeter aux chiens…
Evangile : « Le pain que je donnerai, c’est ma chair, pour la vie du monde» (Jn 6, 51-58)
Acclamation : Alléluia.Alléluia. Tu es le pain vivant venu du ciel, Seigneur Jésus. Qui mange de ce pain vivra pour toujours. Alléluia. (cf. Jn 6, 51.58)
Évangile de Jésus Christ selon saint Jean
Après avoir nourri la foule avec cinq pains et deux poissons, Jésus disait :
« Moi, je suis le pain vivant, qui est descendu du ciel : si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement. Le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour que le monde ait la vie. »
Les Juifs discutaient entre eux : « Comment cet homme-là peut-il nous donner sa chair à manger ? »
Jésus leur dit alors : « Amen, amen, je vous le dis : si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas la vie en vous.
Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle ; et moi, je le ressusciterai au dernier jour.
En effet, ma chair est la vraie nourriture, et mon sang est la vraie boisson.
Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi je demeure en lui.
De même que le Père, qui est vivant, m’a envoyé, et que moi je vis par le Père, de même aussi celui qui me mangera vivra par moi.
Tel est le pain qui descend du ciel : il n’est pas comme celui que vos pères ont mangé. Eux, ils sont morts ; celui qui mange ce pain vivra éternellement. »
Patrick BRAUD