Les malheuritudes de Jésus
Les malheuritudes de Jésus
Homélie pour le 6° dimanche du temps ordinaire / Année C
17/02/2019
Cf. également :
Le bonheur illucide
Aimer Dieu comme on aime une vache ?
La « réserve eschatologique »
Comment peut-on dire à quelqu’un : « malheur à toi ? » Ou pire encore : « maudit sois-tu ! » Nous sommes (relativement) à l’aise avec les quatre béatitudes de Luc dans l’Évangile aujourd’hui (Lc 6, 17.20-26). Mais on passe souvent sous silence les quatre « malheuritudes » (néologisme pour désigner le contraire des béatitudes) qui suivent : « malheur à vous les riches ! à vous riez ! à vous qui êtes repus ! à vous dont tout le monde dit du bien ! » Or la conception du texte montre que ces quatre déclarations de malheur, exactement symétrique des quatre béatitudes, sont nécessaires à l’ensemble pour qu’il y ait une alternative, un choix possible. C’est parce que cette version de Luc est plus dure, plus difficile à porter qu’elle est moins populaire que celle de Matthieu, avec ses huit belles et amples béatitudes sans contrepartie (Mt 5, 1-11). Or l’Évangile de Luc est à juste titre surnommé « l’Évangile de la miséricorde » : y aurait-il contradiction ?
Si on ne peut enlever ces lignes de Luc, c’est donc que déclarer « malheur ! » à quelqu’un fait partie intégrante de notre fonction prophétique d’aujourd’hui, et de la miséricorde que nous devons à notre époque. Sans tomber dans l’excès où nous ne deviendrions plus que des prophètes de malheur, il nous appartient de prendre au sérieux le tragique de l’existence, d’avertir quelqu’un/un groupe/un peuple du malheur qui va fondre sur lui s’il ne change rien. Car béatitudes et malheuritudes ne sont pas des récompenses ni des sanctions : ce sont des constats. Si vous êtes riches, vous avez déjà votre consolation : l’avenir ne vous apportera rien, votre malheur en sera immense. Si vous êtes repus alors que les autres ont faim, vous vous excluez vous-même de la table commune à laquelle tous seront invités. Si vous riez – et c’est souvent aux dépens des autres – vous endurcissez votre cœur en ne ressentant plus de compassion, et vous vous préparez un avenir glacé, amputé de la joie de communier aux autres. Si vous recherchez la renommée, la gloire, l’adulation, vous n’aurez plus la force de contrarier les puissants, de dénoncer les tyrans, de contester les injustices ; vous serez comme les faux prophètes n’annonçant aux princes que ce que les princes ont envie d’entendre…
François Clavairoly, Président de la Fédération protestante de France, fait ainsi le diagnostic du malheur qui s’abat sur Judas après la Cène :
« De même, Judas, dans le récit de l’évangile, n’est condamné par quiconque. À l’inverse de Pierre qui n’est pas pris de remord alors qu’il vient sans vergogne de renier son maitre, Judas veut revenir sur sa décision et rendre l’argent de la trahison, il veut faire marche arrière, mais il ne se pardonnera pas son geste ni n’attendra aucun pardon et il se perdra lui-même. Judas est plongé, piégé lui-aussi dans son malheur, et il s’y noiera, comme Jésus l’avait pressenti au moment du dernier repas en disant, sans le nommer, d’ailleurs : « Malheur à cet homme par qui le Fils de l’homme est livré ! Mieux eût-il valu pour lui qu’il ne fût pas né, cet homme-là »
Le suicide est un geste, comme je le disais, placé sous le signe du malheur. Non pas de la malédiction, car alors Dieu prononcerait un verdict de jugement, mais, pour employer un mot qui n’existe pas et qui dit exactement l’inverse de la béatitude, Judas est sous l’emprise d’une « malheuritude » qui l’enferme et il se perd lui-même, seul, dans sa propre nuit d’une responsabilité trop lourde à porter et que personne ne veut partager autour de lui. » [1]
Dire « malheur à vous ! » est dans la bouche de Jésus un acte d’amour : c’est l’avertissement – porteur de salut – que la voie choisie par certains est une forme de suicide, une impasse, et ne peut que les mener au malheur.
Jérémie pratiquait cette arme prophétique (première lecture : Jr 17,5-8) : « maudit soit l’homme qui met sa foi dans un mortel tandis que son cœur se détourne du Seigneur : il ne verra pas venir le bonheur ». Transposez cette remarque à la construction européenne par exemple, et vous aurez une idée des ennuis qui vont vous tomber dessus comme ils ont plu sur Jérémie…
Le psaume 1 reprend cette même pédagogie de l’avertissement : « les méchants sont comme de la paille balayée par le vent ; leur chemin se perdra ». C’est là encore un constat désolé et non une condamnation. C’est l’adolescent délinquant qu’on secoue par les épaules avec amour pour lui dire : « réveille-toi, tu es en train de te perdre toi-même ». C’est l’ami confident qui ose reprocher à son ami ses infidélités conjugales, faute de quoi sa famille va dans le mur. C’est plus trivialement le panneau : « attention danger ! » avec une tête de mort qui avertit le promeneur trop curieux qu’il entre dans une zone militaire, un générateur haute tension ou une route effondrée, avec beaucoup de risques et de périls. Ce sont les phrases et photos terribles sur les paquets neutres de cigarettes : « fumer tue ». Et Paul dans la deuxième lecture (1 Co 15, 12-20) avertit les Corinthiens baptisés : « si nous avons mis cet espoir dans le Christ pour cette vie-ci seulement, nous sommes les plus malheureux de tous les hommes ». Rétrécir l’espérance chrétienne au bien-être dans cette vie-ci nous empêche finalement d’accueillir la vie éternelle promise en Christ au-delà de la mort.
« Malheur à vous… » : Luc et Matthieu sont d’ailleurs spécialistes de cette formule-choc destinée à sortir l’aider de sa torpeur spirituelle, de sa complicité avec le mal.
Mais malheureux êtes-vous, Pharisiens, vous qui versez la dîme de la menthe, de la rue et de tout ce qui pousse dans le jardin, et qui laissez de côté la justice et l’amour de Dieu. C’est ceci qu’il fallait faire, sans négliger cela.
Malheureux êtes-vous, Pharisiens, vous qui aimez le premier siège dans les synagogues et les salutations sur les places publiques.
Malheureux, vous qui êtes comme ces tombes que rien ne signale et sur lesquelles on marche sans le savoir.
Vous aussi, légistes, vous êtes malheureux, vous qui chargez les hommes de fardeaux accablants, et qui ne touchez pas vous-mêmes d’un seul de vos doigts à ces fardeaux.
Malheureux êtes-vous, légistes, vous qui avez pris la clé de la connaissance: vous n’êtes pas entrés vous-mêmes, et ceux qui voulaient entrer, vous les en avez empêchés. (Lc 11, 42-44.46.52)
Malheureux êtes-vous, scribes et Pharisiens hypocrites, vous qui versez la dîme de la menthe, du fenouil et du cumin, alors que vous négligez ce qu’il y a de plus grave dans la Loi: la justice, la miséricorde et la fidélité; c’est ceci qu’il fallait faire, sans négliger cela.
Malheureux êtes-vous, scribes et Pharisiens hypocrites, vous qui purifiez l’extérieur de la coupe et du plat, alors que l’intérieur est rempli des produits de la rapine et de l’intempérance.
Malheureux êtes-vous, scribes et Pharisiens hypocrites, vous qui ressemblez à des sépulcres blanchis: au-dehors ils ont belle apparence, mais au-dedans ils sont pleins d’ossements de morts et d’impuretés de toutes sortes (Mt 23,22.25.27).
L’être humain est ainsi fait : si personne ne l’avertit à temps de ses dérives dangereuses, il est capable de s’enfermer lui-même dans un malheur sans fin. Il aurait fallu plus de ces prophètes de malheur pour empêcher la cupidité bancaire de déclencher la crise de 2008, pour détourner les musulmans de l’islamisme, pour éviter les explosions de colère des oubliés un peu partout en Europe…
Au nom de notre vocation prophétique, nous ne pouvons pas renoncer à diagnostiquer et rendre public le malheur en train de préparer sa venue et sa domination.
Ce faisant, nous perdrons sans aucun doute l’estime de beaucoup. Nous serons peut-être haïs, insultés, méprisés – selon les mots des Jésus – car nous heurterons de front des intérêts et des idéologies extrêmement puissantes et répandues.
Ce faisant, nous découvrirons que les quatre béatitudes font système, comme hélas les quatre malheuritudes symétriques. Impossible en effet de résister aux attaques sans avoir un cœur de pauvre qui met son espérance en Dieu et non dans les mortels. Impossible de dénoncer l’injustice sans en payer le prix d’une manière ou d’une autre, sans éprouver la faim, sans pleurer devant le mal progressant sous nos yeux.
Le malheur déclaré à l’autre (« malheur à vous ! ») n’est jamais que l’heure du mal (mal-heur), la conséquence implacable de sa liberté humaine. Pourtant, par essence, cette déclaration est réversible : « si tu changes de voie, alors le malheur s’éloignera de toi ». Et par essence, cette déclaration témoigne de l’attachement à l’autre, sinon on laisserait se perdre en pensant : « bien fait pour lui, je m’en fiche ». Eh bien non ! Comme la correction fraternelle obligeant à révéler un péché à son frère, la malheuritude est le fruit d’un amour inquiet de la perdition de l’autre.
Comment retrouver aujourd’hui cette force de contestation prophétique ?
Peut-être en commençant par se l’appliquer à soi-même, à l’image de Paul : « malheur à moi si je n’annonce pas l’Évangile ! » (1Co 9,16). Chacun de nous peut décliner cette malheuritude pour lui-même : « malheur à moi si j’oublie ceci, si je m’éloigne de cela, si je deviens complice de…. »
Ensuite, nous aurons besoin de nous enraciner longuement en Dieu avant de constater telle ou telle menace sur le bonheur humain. C’est après avoir descendu de la montagne que Jésus enseigne les foules : c’est donc que l’intimité avec Dieu (lors de sa solitude en montagne auparavant) nourrit sa parole démasquant les impasses malheureuses. À parler trop vite, nous risquerions de n’être le porte-voix que de notre ego ou de nos idéologies trop humaines. Sans cette intense fréquentation de l’Esprit de discernement, à travers la prière, l’étude biblique, le silence, l’écoute des événements, nous resterons prisonniers de ce que nous prétendons dénoncer.
Reste que le devoir d’annoncer l’Évangile, à temps et à contretemps, nous fera nous aussi comme le Christ proclamer : « malheur à vous si… », avec les conséquences que cela entraîne.
N’ayons pas peur d’assumer ce rôle prophétique, en politique ou en entreprise, entre voisins ou entre membres d’une association. Car notre bonheur est de voir l’autre (et nous-mêmes !) se détourner du malheur annoncé…
[1]. Cf. Le suicide : éléments de réflexion dans une perspective protestante (27 janvier 2016) : http://www.protestants.org/index.php?id=34057#_msocom_1
Lectures de la messe
Première lecture
« Maudit soit l’homme qui met sa foi dans un mortel. Béni soit l’homme qui met sa foi dans le Seigneur » (Jr 17, 5-8)
Lecture du livre du prophète Jérémie
Ainsi parle le Seigneur :
Maudit soit l’homme qui met sa foi dans un mortel, qui s’appuie sur un être de chair, tandis que son cœur se détourne du Seigneur. Il sera comme un buisson sur une terre désolée, il ne verra pas venir le bonheur. Il aura pour demeure les lieux arides du désert, une terre salée, inhabitable.
Béni soit l’homme qui met sa foi dans le Seigneur, dont le Seigneur est la confiance. Il sera comme un arbre, planté près des eaux, qui pousse, vers le courant, ses racines. Il ne craint pas quand vient la chaleur : son feuillage reste vert. L’année de la sécheresse, il est sans inquiétude : il ne manque pas de porter du fruit.
Psaume
(Ps 1, 1-2, 3, 4.6)
R/ Heureux est l’homme qui met sa foi dans le Seigneur. (Ps 39, 5a)
Heureux est l’homme qui n’entre pas au conseil des méchants,
qui ne suit pas le chemin des pécheurs,
ne siège pas avec ceux qui ricanent,
mais se plaît dans la loi du Seigneur
et murmure sa loi jour et nuit !
Il est comme un arbre planté près d’un ruisseau,
qui donne du fruit en son temps,
et jamais son feuillage ne meurt ;
tout ce qu’il entreprend réussira.
Tel n’est pas le sort des méchants.
Mais ils sont comme la paille balayée par le vent.
Le Seigneur connaît le chemin des justes,
mais le chemin des méchants se perdra.
Deuxième lecture
« Si le Christ n’est pas ressuscité, votre foi est sans valeur » (1 Co 15, 12.16-20)
Lecture de la première lettre de saint Paul Apôtre aux Corinthiens
Frères, nous proclamons que le Christ est ressuscité d’entre les morts ; alors, comment certains d’entre vous peuvent-ils affirmer qu’il n’y a pas de résurrection des morts ? Car si les morts ne ressuscitent pas, le Christ non plus n’est pas ressuscité. Et si le Christ n’est pas ressuscité, votre foi est sans valeur, vous êtes encore sous l’emprise de vos péchés ; et donc, ceux qui se sont endormis dans le Christ sont perdus. Si nous avons mis notre espoir dans le Christ pour cette vie seulement, nous sommes les plus à plaindre de tous les hommes. Mais non ! le Christ est ressuscité d’entre les morts, lui, premier ressuscité parmi ceux qui se sont endormis.
Évangile
« Heureux les pauvres ! Quel malheur pour vous les riches ! » (Lc 6, 17.20-26)
Alléluia. Alléluia. Réjouissez-vous, tressaillez de joie, dit le Seigneur, car votre récompense est grande dans le ciel. Alléluia. (Lc 6, 23)
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
En ce temps-là, Jésus descendit de la montagne avec les Douze et s’arrêta sur un terrain plat. Il y avait là un grand nombre de ses disciples, et une grande multitude de gens venus de toute la Judée, de Jérusalem, et du littoral de Tyr et de Sidon.
Et Jésus, levant les yeux sur ses disciples, déclara : « Heureux, vous les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous. Heureux, vous qui avez faim maintenant, car vous serez rassasiés. Heureux, vous qui pleurez maintenant, car vous rirez. Heureux êtes-vous quand les hommes vous haïssent et vous excluent, quand ils insultent et rejettent votre nom comme méprisable, à cause du Fils de l’homme. Ce jour-là, réjouissez-vous, tressaillez de joie, car alors votre récompense est grande dans le ciel ; c’est ainsi, en effet, que leurs pères traitaient les prophètes.
Mais quel malheur pour vous, les riches, car vous avez votre consolation ! Quel malheur pour vous qui êtes repus maintenant, car vous aurez faim ! Quel malheur pour vous qui riez maintenant, car vous serez dans le deuil et vous pleurerez ! Quel malheur pour vous lorsque tous les hommes disent du bien de vous ! C’est ainsi, en effet, que leurs pères traitaient les faux prophètes. »
Patrick BRAUD