L'homélie du dimanche (prochain)

30 mars 2025

Le doigt de Dieu

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Le doigt de Dieu

 

Homélie pour le 5° Dimanche de Carême / Année C
06/04/25


Cf. également :

Une spiritualité zéro déchet
La première pierre
Lapider : oui, mais qui ?
L’adultère, la Loi et nous
L’oubli est le pivot du bonheur
Le Capharnaüm de la mémoire : droit à l’oubli, devoir d’oubli
Comme l’oued au désert
Jésus face à la violence mimétique
Les sans-dents, pierre angulaire
Lapidation : le retour !

 

1. Rendre le mal éphémère

Le doigt de Dieu dans Communauté spirituelle Pierre-sableDeux amis marchaient dans le désert. À un moment donné, ils se disputèrent et l’un des deux donna une gifle à l’autre. Ce dernier, endolori mais sans rien dire, écrivit dans le sable : « Aujourd’hui mon meilleur ami m’a donné une gifle ».

Ils continuèrent de marcher, puis trouvèrent une oasis, dans laquelle ils décidèrent de se baigner. Mais celui qui avait été giflé manqua de se noyer et son compagnon le sauva. Quand il eut recouvré ses esprits, il écrivit sur une pierre : « Aujourd’hui mon meilleur ami m’a sauvé la vie ». 

Celui qui avait donné la gifle et avait sauvé son camarade lui demanda : 

- « Quand je t’ai blessé, tu as écrit sur le sable et maintenant tu écris sur la pierre. Pourquoi ? » Son ami lui répondit : 

- « Quand quelqu’un nous blesse, nous devons l’écrire dans le sable, où les vents du pardon peuvent l’effacer. Mais quand quelqu’un nous fait du bien, nous devons le graver dans la pierre, où aucun vent ne peut l’effacer ».

 

Cette vieille parabole de Lao Tseu semble rejoindre le sens global de notre évangile dit « de la femme adultère » (Jn 8,1-11) de ce dimanche. Jésus écrit quelque chose sur le sable, et au IV° siècle saint Jérôme imaginait contre Pélage que c’était les péchés de la femme que Jésus écrivait ainsi, afin que le vent les disperse et les efface pour toujours. 

Pourquoi pas ? C’est bien la miséricorde que le Christ est venu annoncer. Contre Pélage qui voulait faire son salut à la force du poignet, par les mérites et les vertus, Jérôme lisait dans le pardon accordé à la femme adultère la gratuité absolue du salut offert en Jésus.

 

Rendre le mal éphémère en pratiquant l’oubli des offenses : avouons que ce n’est guère à la mode en notre époque de judiciarisation forcenée (MeToo, CPI, Conseil constitutionnel, nouveaux crimes et délits etc.), qui favorise paradoxalement le retour de la loi du plus fort (Poutine, Trump, Xi Jinping, Kim Jong-un …) au mépris du droit. On peut tout à fait suivre Jérôme en interprétant le pardon accordé à la femme adultère comme un droit à l’oubli que Dieu nous octroie, sans conditions.

 

Le texte biblique est cependant plus complexe que cette seule interprétation (déjà révolutionnaire !).
Car on ne sait pas vraiment ce que Jésus écrivait.
Et il écrivait sur la terre, pas sur le sable ; et pas une fois, mais deux fois. 

Comment comprendre ce double geste étrange ?

 

2. Name and shame

 adultère dans Communauté spirituelleComme toujours, une allusion à l’Écriture vient éclairer le geste de Jésus. Il s’agit du seul passage de l’Ancien Testament qui fasse explicitement référence au fait d’écrire sur le sol : « Seigneur, espoir d’Israël, tous ceux qui t’abandonnent seront couverts de honte ; ils seront inscrits sur la terre, ceux qui se détournent de toi, car ils ont abandonné le Seigneur, la source d’eau vive » (Jr 17,13). Selon ce passage, on verrait plutôt Jésus écrire les noms des accusateurs, ces hommes endurcis qui instrumentalisent la Loi pour garder leur pouvoir de domination (sur les femmes ici), préférant ainsi l’eau croupie (la lettre de la Loi) à la source d’eau vive (l’Esprit de Jésus). Un peu à la manière de Wikileaks, Jésus écrivant sur le sol dit aux accusateurs : ‘J’ai une fiche et des documents sur chacun de vous. Votre dossier est rempli de turpitudes. Je suis prêt à le rendre public si vous persévérez à vouloir lapider cette femme’.

Processus un peu terroriste ! Mais la peur n’est-elle pas le commencement de la sagesse (Pr 9,10 ; Ps 111,10) ? Si ces ‘fous de la Loi’ n’entendent rien à la miséricorde, ils seront peut-être sensibles à la menace ! Aujourd’hui, les campagnes de Name and shame prennent  le relais de cette pression exercée par Jésus. En dévoilant médiatiquement le nom des entreprises qui ont des pratiques économiques, éthiques ou écologiques peu reluisantes, on les force à changer d’attitude, sous peine de boycott des consommateurs et des clients. Malin ! « Soyez intelligents comme des serpents » (Mt 10,16) avait conseillé Jésus à ses disciples, en leur demandant d’être plus habiles que les fils de ce monde (Lc 16,8). Et c’est efficace : le boycott de Tesla a déjà coûté des milliards de dollars à Elon Musk !  [1]


Menacer de Name and shame (et de boycott) est encore aujourd’hui un moyen évangélique, non-violent, de lutter contre l’impunité des méchants, en dévoilant publiquement leurs contradictions, leurs crimes.

À l’inverse, Jésus invite ses disciples à se réjouir de ce que leurs noms sont écrits (ἐγγράφω, engrafō) dans les cieux (Lc 10,20) : c’est donc qu’il y a une manière divine d‘écrire  les noms humains pour les graver à jamais en lui.
Name and rejoice en quelque sorte, au lieu de Name and shame
Ce que nous pouvons faire nous aussi avec ceux que nous aimons à jamais.
À la manière du grand-prêtre qui portait sur sa poitrine les noms des douze tribus d’Israël : « Les pierres étaient aux noms des fils d’Israël ; comme leurs noms, elles étaient douze, écrites (gravées) dans la pierre à la manière d’un sceau ; chacune portait le nom de l’une des douze tribus » (Ex 39,14).
À la manière également de Paul qui chérit les communautés qu’il a engendrées, et les compare à une lettre écrite par le Christ dans le cœur des fidèles : « Notre lettre de recommandation, c’est vous, elle est écrite dans nos cœurs, et tout le monde peut en avoir connaissance et la lire. De toute évidence, vous êtes cette lettre du Christ, produite par notre ministère, écrite non pas avec de l’encre, mais avec l’Esprit du Dieu vivant, non pas, comme la Loi, sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur vos cœurs » (2Co 3,2-3).
Nos noms sont inscrits dans les cieux, gravés sur le pectoral du Grand-Prêtre, écrits en nos cœurs par l’Esprit du Dieu vivant, formant en nous une lettre de chair au lieu de la Loi de pierre…
À la fin des temps, nous auront la surprise de découvrir notre vrai nom écrit sue la caillou que Dieu remettra en chacun en signe de sa véritable identité divine : « Au vainqueur je donnerai de la manne cachée, je lui donnerai un caillou blanc, et, écrit sur ce caillou, un nom nouveau que nul ne sait, sauf celui qui le reçoit » (Ap 2,17).
Pour la Bible, écrire le nom de quelqu’un sur la pierre, dans les cieux, dans les cœurs ou sur la terre – comme Jésus pourrait l’avoir fait face à ses accusateurs –  est donc lourd de sens !

3. Le doigt de Dieu

Moïse reçoit les Tables de la Loi de Dieu sur le mont SinaïUne autre particularité de ce texte est le fameux doigt avec le Christ écrit sur le sol. Et seulement la première fois, pas la seconde… Comment ne pas y voir une référence explicite à l’écriture des tables de la Loi au Sinaï ?

Le verbe « lapider » (lithazein Jn 8,5) et le substantif « pierre » (lithos Jn 8,7), qui en grec sont de même racine, font référence au même matériau que celui des « tables de pierre » (plakes lithinai) décrites dans l’Exode. La première fois, Moïse reçoit sur le Sinaï deux tables de pierre écrites par Dieu lui-même, « avec son doigt » (Ex 32,1-35). Mythe fondateur de l’origine transcendante de la Loi juive (un peu comme le mythe de Gabriel censé révéler le Coran à Mohamed). Mais après l’idolâtrie du veau d’or, Moïse brise ces deux premières tables, de colère. Il est obligé de monter à nouveau au Sinaï pour en obtenir deux autres. Seulement, cette fois-ci, le texte ne dit pas que ces tables soient écrites du doigt de Dieu. C’est simplement Moïse qui les réécrit sur la pierre.


Le parallèle avec la femme adultère est frappant : le peuple a commis un adultère en trompant YHWH avec le veau d’or, ce qui oblige Moïse à réécrire la Loi pour tenir compte de leur infidélité. Jésus rappelle aux accusateurs qu’ils sont adultères, comme cette femme, lorsqu’ils instrumentalisent la Loi en idolâtrant la lettre de la Loi (lapider l’adultère) au lieu d’en suivre l’Esprit (pardonner aux pécheurs). Il réécrit alors la Loi (deuxième geste d’écriture), comme Moïse, en évitant de la figer dans une interprétation fixiste, intégriste (d’où l’écriture « sur la terre »).

 

Les rabbins aujourd’hui encore se souviennent des deux Tables brisées écrites par le doigt de Dieu : elles représentent pour eux la Torah orale, celle qui n’est pas dans les textes, mais dans l’interprétation, dans la tradition orale, qui n’est jamais figée une fois pour toutes dans la pierre, car sans cesse façonnée et renouvelée par l’intelligence spirituelle. Les multiples commentaires de la Torah (Talmud, Michna, Guémara, Zohar, Kabbale etc.) témoignent de cette interprétation infinie qui invite les juifs à « lire aux éclats » selon la belle formule de Marc Alain Ouaknin.

Les chrétiens prolongent cette exégèse en voyant dans l’Esprit Saint la « seconde Loi »  communiquée par Jésus. C’est l’Esprit qui fait vivre (cf. le Credo) la lettre gravée dans le texte. C’est l’Esprit qui peut tirer sans cesse du neuf à partir de l’ancien. C’est lui qui met le vin nouveau dans des outres neuves.

 

 doigtEn se penchant vers la terre, Jésus ne fait pas seulement un geste d’humilité (s’abaisser). Par ce geste, il montre que la Loi nouvelle n’est pas en surplomb, et n’est pas faite pour humilier. Il dessine par ce geste le parcours même de son Incarnation, de sa kénose : se baisser à terre jusqu’à rejoindre l’humanité dans son péché. Plus encore, il a été pour nous « identifié au péché » (2Co 5,21) afin d’offrir aux pécheurs leur salut. 


D’ailleurs, le récit identifie Jésus et la femme adultère.
- Dans la première partie tous deux se trouvent coincés : la femme est déjà inculpée d’adultère (8,4-5), et contre Jésus les accusateurs cherchent une raison pour l’
« accuser » (8,6). L’Apocalypse de Jean utilisera ce terme d’accusateur pour désigner Satan lui-même : « Maintenant voici le salut, la puissance et le règne de notre Dieu, voici le pouvoir de son Christ ! Car il est rejeté, l’accusateur de nos frères, lui qui les accusait, jour et nuit, devant notre Dieu » (Ap 12,10). Voilà les ‘fous de la Loi’ ramenés au rang de Satan (« Vous, vous êtes du diable, c’est lui votre père » Jn 8,44) ! …

- Dans la dernière partie, Jésus et la femme sont tous deux libérés : il n’est personne pour condamner la femme (8,11) et pour l’instant Jésus est « laissé seul » et en paix, après le départ silencieux des accusateurs (8,9). 

Voilà pourquoi Jésus s’identifie sans peine à la femme adultère, lui qui n’a jamais commis de péché. Jésus subira même plusieurs tentatives de lapidation (Jn 8,59 ; 10,31 ; 11,8).

Il « mime » son incarnation en se mettant en-dessous de la pécheresse, pour la sauver. Le grain de blé tombé en terre porte ainsi beaucoup de fruit (Jn 12,24).

 

La première fois qu’il écrit sur la terre, Jésus s’ancre dans la révélation faite à Moïse : le doigt de Dieu écrit la Loi de salut pour ceux qui l’accueillent. Jésus a déjà expérimenté cette équivalence lorsqu’il libérait les possédés de leur aliénation : « En revanche, si c’est par le doigt de Dieu que j’expulse les démons, c’est donc que le règne de Dieu est venu jusqu’à vous » (Lc 11,20). Alors que les spécialistes des textes de la Torah – eux – ne veulent même pas pratiquer ce qu’ils enseignent : « Vous aussi, les docteurs de la Loi, malheureux êtes-vous, parce que vous chargez les gens de fardeaux impossibles à porter, et vous-mêmes, vous ne touchez même pas ces fardeaux d’un seul doigt » (Lc 11,46). 

Tout cela est donc bien une affaire de doigté

 

LE FESTIN DE BALTHAZARDans l’Ancien Testament, le seul passage où l’on parle de doigt [2] qui écrive – hors Sinaï – est le fameux banquet royal ou le prophète Daniel déchiffre pour le roi de Babylone (Balthazar) les inscriptions mystérieuses inscrites par « les doigts d’une main d’homme » (mais le message vient de YHWH) sur le mur de la salle du festin, et cela dans un contexte d’idolâtrie (qui fait penser à l’adultère d’Israël) : « Après avoir bu, ils entonnèrent la louange de leurs dieux d’or et d’argent, de bronze et de fer, de bois et de pierre. Soudain on vit apparaître, en face du candélabre, les doigts d’une main d’homme qui se mirent à écrire sur la paroi de la salle du banquet royal. Lorsque le roi vit cette main qui écrivait, il changea de couleur, son esprit se troubla, il fut pris de tremblement, et ses genoux s’entrechoquèrent » (Dn 5,4–6). Les doigts écrivent ici un message d’avertissement salutaire, ou funeste si on l’ignore (Balthazar sera tué lors de la prise de Babylone par les Perses). 

Jésus dénonce l’idolâtrie des ‘fous de la Loi’ voulant lapider les pécheurs au nom de la Loi. Comme Daniel avec Balthazar, son écriture sur la terre est un avertissement : ‘changez votre rapport à la Loi, sinon c’est vous qui périrez !’

 

En point d’orgue de ce développement sur le doigt de Dieu, rappelons que c’est bien ainsi que la liturgie catholique appelle l’Esprit Saint dans le Veni Creator ! 

Donne-nous les sept dons de ton amour,
Toi le doigt qui œuvres au Nom du Père 

  (digitus paternae dexterae : le doigt de la droite du Père),
Toi dont il nous promit le règne et la venue,
Toi qui inspires nos langues pour chanter.

Car c’est bien l’Esprit divin qui communique à l’Église son pouvoir de remettre les péchés, grâce au souffle reçu par les apôtres de la bouche-même du Christ au soir de sa résurrection…

 

L’Esprit est la ‘deuxième Loi’ communiquée par Jésus, et cette Loi n’est pas écrite sur la pierre mais sur la terre, afin que sans cesse le vent de l’Esprit la modèle, la façonne et la renouvelle…

 

4. La nouvelle Suzanne au bain

 lapidationL’exégèse du récit n’est pas pour autant épuisée par cette piste du doigt de Dieu ! Car un autre récit de l’Ancien Testament est singulièrement comparable : le fameux épisode de Suzanne au bain, échappant au viol de deux vieillards, mais accusée par eux en représailles. À tel point que l’air de famille entre les deux donne matière à réfléchir. Les ressemblances sont en effet nombreuses. Les deux femmes sont accusées par les chefs spirituels du peuple (Dn 13,41 et Jn 8,3), qui sont présentés d’une manière très négative (voir Jn 8,6) ; enfin toutes deux sont sauvées, grâce à la sagesse d’un homme de Dieu (Daniel / Jésus).


On sait qu’il faut deux témoins au minimum pour porter une accusation ou un plaidoyer devant un tribunal juif (Dt 19,15 ; Jn 8,17 ; 2Co 13,1 ; Ap 11,3). Les deux vieillards témoins contre Suzanne sont aussi véreux que les docteurs de la Loi traînant la femme adultère en comparution immédiate devant Jésus. Leur accusation ne tient pas la route. Pire, elle se retourne contre eux, qui sont en réalité les vrais coupables. Il n’en reste pas un seul à la fin ! Jésus crée une situation dans laquelle il n’y a pas deux témoins pour attester contre la femme, ce qui serait requis par la Loi pour que quelqu’un soit mis à mort. Donc même ainsi, en évitant le piège, il demeure fidèle à la Loi de Moïse. Autrement dit, il violerait la Loi s’il prenait une pierre et la lapidait avec seulement une personne. Ce serait enfreindre la Loi : il faut deux témoins publics pour attester. Si l’on veut un parallèle, souvenons-nous du procès devant le sanhédrin : ils essaient de trouver deux témoignages sur le fait que Jésus aurait dit vouloir détruire le Temple (Mt 26,60-61), car ils ne peuvent le condamner à mort sans au moins deux personnes prêtes à attester publiquement d’un crime. Et c’est ce qui ne se passe pas ici pour cette femme. Il peut donc lui dire : « moi non plus, je ne te condamne pas ».

 

La femme adultère n’est pas innocente comme Suzanne, mais – comme Suzanne – elle dévoile l’iniquité de ceux qui se servent de la Loi pour leurs intérêts. Jésus est le nouveau Daniel qui, prophétiquement, dévoile la perversité de ceux qui veulent la mort du pécheur (pécheresse).

 

Révéler la malice des accusateurs : telle est bien ici la vocation prophétique de Daniel et de Jésus, qui devient la nôtre par le baptême…

 

5. La main de justice

140px-Hand_of_justice_Louvre_MS85 loiAllez ! Encore une dernière pour la route : il se peut que cet épisode de la femme adultère ait une fécondité sociale inattendue dans l’histoire de France ! En effet, nous avons tous en tête une image de notre manuel scolaire d’histoire où l’on voit saint Louis (Louis IX) rendre la justice sous un chêne à Vincennes. Mais, contrairement à la gravure d’Épinal de nos manuels, le roi n’était en réalité pas assis sur un trône, en majesté. La bulle Gloria et laus du pape Boniface VIII canonisant Louis IX précise que Sa Majesté rendait souvent la justice en s’asseyant à même le sol, par terre, sous un chêne à Vincennes. Cette scène du roi rendant justice humblement, sans trône ni faste, est restée célèbre. Elle illustre son souci de proximité avec ses sujets et son engagement en faveur d’une justice équitable et accessible à tous. Comment ne pas y voir un écho du geste de Jésus se penchant à terre, assis à même le sol, pour écrire la nouvelle justice du royaume de Dieu ? D’autant plus que Louis IX a innové en faisant en sorte que la justice royale supplante celle des barons et des seigneurs locaux, empêtrés dans leurs conflits d’intérêts. Il est même allé jusqu’à autoriser à porter plainte contre les abus de l’administration royale, un peu comme Jésus se plaint de la Loi au nom de la Loi… Il généralisa la procédure d’appel à la justice royale et desserra  l’étau féodal au double profit des individus et de l’État. De fait, son désir de justice a contribué à affermir l’État comme représentant de la volonté générale, ce qui permet de comprendre que la III° République – ‘la laïque’ de Jules Ferry – ait pu se reconnaître en lui.


Cette justice royale est symbolisée par un bâton de bois surmonté d’une main d’ivoire avec trois doigts ouverts, le pouce symbolisant le Roi, l’index, la raison et le majeur la charité, c’est la main de justice, une variante du sceptre, reçue comme lui au moment du sacre. La main de justice est apparue pour la première fois lors du sacre du jeune Louis IX en 1226. Il jura de faire régner la paix, la justice et d’être miséricordieux. Le symbole a été repris par Napoléon qui fit réaliser pour son sacre une main de justice incorporant l’anneau du trésor de Saint Denis. Elle se trouve aujourd’hui au Louvre.

 

Cette main de justice, avec ses doigts prêts à écrire, fait furieusement penser à la main de justice de Jésus tendant le doigt pour écrire sur la terre la nouvelle justice de son royaume, faite de droiture, de pardon et d’amour inconditionnel.

Ah, si la justice des hommes pouvait s’inspirer du récit de la femme adultère ! La main de justice de saint Louis devrait orner nos tribunaux et guider nos délibérations…

 

Ces quelques pistes d’interprétation ne sont pas exhaustives : il y en a bien d’autres ! Que celles-là nous encouragent à discerner ce que le doigt de Dieu écrit dans notre histoire personnelle et collective…

 

_________________________

[1] La part de marché de Tesla dans les voitures électriques est tombée à 9,6 %, au premier trimestre 2025 contre 21,6 % l’année précédente. Sur le marché global de l’automobile européenne, Tesla ne pèse désormais plus que 1,8 %.

[2] Un autre passage y fait allusion, à propos des prodiges accomplis par le bâton de Moïse : « Les magiciens dirent alors à Pharaon : “C’est le doigt de Dieu !” Mais Pharaon s’obstina ; il n’écouta pas Moïse et Aaron, ainsi que l’avait annoncé le Seigneur » (Ex 8,15). Luc y fait sans doute référence en Lc 11,20 : « Si c’est par le doigt de Dieu que j’expulse les démons, c’est donc que le règne de Dieu est venu jusqu’à vous ».

 

 

Lectures de la messe

Première lecture

« Voici que je fais une chose nouvelle, je vais désaltérer mon peuple » (Is 43, 16-21)


Lecture du livre du prophète Isaïe
Ainsi parle le Seigneur, lui qui fit un chemin dans la mer, un sentier dans les eaux puissantes, lui qui mit en campagne des chars et des chevaux, des troupes et de puissants guerriers ; les voilà tous couchés pour ne plus se relever, ils se sont éteints, consumés comme une mèche. Le Seigneur dit : « Ne faites plus mémoire des événements passés, ne songez plus aux choses d’autrefois. Voici que je fais une chose nouvelle : elle germe déjà, ne la voyez-vous pas ? Oui, je vais faire passer un chemin dans le désert, des fleuves dans les lieux arides. Les bêtes sauvages me rendront gloire – les chacals et les autruches – parce que j’aurai fait couler de l’eau dans le désert, des fleuves dans les lieux arides, pour désaltérer mon peuple, celui que j’ai choisi. Ce peuple que je me suis façonné redira ma louange. »

Psaume
(Ps 125 (126), 1-2ab, 2cd-3, 4-5, 6)
R/ Quelles merveilles le Seigneur fit pour nous : nous étions en grande fête !
 (Ps 125, 3)

Quand le Seigneur ramena les captifs à Sion,
nous étions comme en rêve !
Alors notre bouche était pleine de rires,
nous poussions des cris de joie.

Alors on disait parmi les nations :
« Quelles merveilles fait pour eux le Seigneur ! »
Quelles merveilles le Seigneur fit pour nous :
nous étions en grande fête !

Ramène, Seigneur, nos captifs,
comme les torrents au désert.
Qui sème dans les larmes
moissonne dans la joie.

Il s’en va, il s’en va en pleurant,
il jette la semence ;
il s’en vient, il s’en vient dans la joie,
il rapporte les gerbes.

Deuxième lecture
« À cause du Christ, j’ai tout perdu, en devenant semblable à lui dans sa mort » (Ph 3, 8-14)

Lecture de la lettre de saint Paul apôtre aux Philippiens
Frères, tous les avantages que j’avais autrefois, je les considère comme une perte à cause de ce bien qui dépasse tout : la connaissance du Christ Jésus, mon Seigneur. À cause de lui, j’ai tout perdu ; je considère tout comme des ordures, afin de gagner un seul avantage, le Christ, et, en lui, d’être reconnu juste, non pas de la justice venant de la Loi de Moïse mais de celle qui vient de la foi au Christ, la justice venant de Dieu, qui est fondée sur la foi. Il s’agit pour moi de connaître le Christ, d’éprouver la puissance de sa résurrection et de communier aux souffrances de sa Passion, en devenant semblable à lui dans sa mort, avec l’espoir de parvenir à la résurrection d’entre les morts. Certes, je n’ai pas encore obtenu cela, je n’ai pas encore atteint la perfection, mais je poursuis ma course pour tâcher de saisir, puisque j’ai moi-même été saisi par le Christ Jésus. Frères, quant à moi, je ne pense pas avoir déjà saisi cela. Une seule chose compte : oubliant ce qui est en arrière, et lancé vers l’avant, je cours vers le but en vue du prix auquel Dieu nous appelle là-haut dans le Christ Jésus.

Évangile
« Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à jeter une pierre » (Jn 8, 1-11)
Gloire à toi, Seigneur.
 Gloire à toi. Maintenant, dit le Seigneur, revenez à moi de tout votre cœur, car je suis tendre et miséricordieux. Gloire à toi, Seigneur. Gloire à toi. (cf. Jl 2, 12b.13c)

Évangile de Jésus Christ selon saint Jean
En ce temps-là, Jésus s’en alla au mont des Oliviers. Dès l’aurore, il retourna au Temple. Comme tout le peuple venait à lui, il s’assit et se mit à enseigner. Les scribes et les pharisiens lui amènent une femme qu’on avait surprise en situation d’adultère. Ils la mettent au milieu, et disent à Jésus : « Maître, cette femme a été surprise en flagrant délit d’adultère. Or, dans la Loi, Moïse nous a ordonné de lapider ces femmes-là. Et toi, que dis-tu ? » Ils parlaient ainsi pour le mettre à l’épreuve, afin de pouvoir l’accuser. Mais Jésus s’était baissé et, du doigt, il écrivait sur la terre. Comme on persistait à l’interroger, il se redressa et leur dit : « Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter une pierre. » Il se baissa de nouveau et il écrivait sur la terre. Eux, après avoir entendu cela, s’en allaient un par un, en commençant par les plus âgés. Jésus resta seul avec la femme toujours là au milieu. Il se redressa et lui demanda : « Femme, où sont-ils donc ? Personne ne t’a condamnée ? » Elle répondit : « Personne, Seigneur. » Et Jésus lui dit : « Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, et désormais ne pèche plus. »
Patrick BRAUD

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6 octobre 2024

L’orthopraxie, c’est bien triste !

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

L’orthopraxie, c’est bien triste !

 

Homélie pour le 28° Dimanche du Temps ordinaire / Année B
13/10/24

Cf. également :

Questions d’héritage
Comme une épée à deux tranchants
Chameau et trou d’aiguille
À quoi servent les riches ?
Plus on possède, moins on est libre
Où est la bénédiction ? Où est le scandale ? dans la richesse, ou la pauvreté ?
Les sans-dents, pierre angulaire
Donne-moi la sagesse, assise près de toi
Les bonheurs de Sophie
Une Loi, deux tables, 10 paroles

 

Les ambiguïtés de l’humanitaire

Les ambiguïtes de l'humanitaire. De saint Vincent de Paul aux french doctorsNiger, Mali, Burkina Faso : ces trois pays se sont alliés récemment (Alliance des États du Sahel) pour défendre leurs intérêts contre à la fois les djihadistes à leurs frontières et l’ancienne puissance coloniale française. L’uniforme kaki a remplacé le costume-cravate ; les putschs successifs ont supplanté les élections ; les mercenaires russes de Wagner ont pris la place de l’armée française. L’économie de ces pays est en berne depuis des décennies. Les groupes islamistes armés progressent, sur fond de misère, d’autoritarisme et de corruption. Ayant vécu un peu en Afrique de l’Ouest dans les années 80, je me souviens que la mode en France était à l’époque à la compassion humanitaire. N’importe quel blanc visitant un village en brousse revenait bouleversé et créait une association de retour chez lui pour venir en aide. Les ONG. se sont multipliées, avec des élans de générosité admirables : pour un puits, une école, une PMI, un dispensaire etc. À tel point que le gouvernement de la Haute-Volta (futur Burkina Faso) avait institué un Bureau national de coordination des ONG, car ce flux humanitaire devenait anarchique. Chaque commune française voulait avoir son pauvre en la personne d’une commune africaine, chaque paroisse voulait avoir sa paroisse jumelle, avec cœur, mais avec incompétence, inefficacité et dispersion, suscitant même une concurrence entre villages pour obtenir les faveurs des bienfaiteurs les plus charitables…

L’humanitaire de cette époque – mais a-t-il changé ? – ne réfléchissait pas aux causes : il voulait seulement agir sur les symptômes, sous le coup de l’émotion.

Les faillites de ces élans du cœur sont multiples :

– économique, car la prolifération des ONG n’a jamais développé ces pays. Les anglo-saxons, plus réalistes, osèrent alors lancer un autre slogan pour contester cette générosité aveugle : « Trade, not aid » (le commerce, pas les aides CNUCED 1964), slogan qui a eu du succès et des résultats, ailleurs, et a inspiré la naissance du commerce équitable.

– politique, car ceux qui avaient la chance de connaître de riches blancs s’en tiraient moins mal que les autres, suscitant rivalités, jalousies, divisions. Les amitiés étaient intéressées, les projets communs dévoyés.

– religieuse, car les paroisses françaises se sont engagées à corps perdu dans ces jumelages et associations de solidarités. Combien de lotos, de repas paroissiaux, de  concerts, de quêtes « au profit de nos frères d’Afrique » ? Si bien que la religion également est devenue très intéressée : combien peut rapporter un évangélique à ma famille si je fréquente son église ? Comment une paroisse de France peut-elle contribuer au développement de mon village ?

À ce jeu-là, l’islamisme est aujourd’hui en train de tirer les marrons du feu auprès des populations rurales ballottées et abandonnées par les puissants : lui au moins apporte l’ordre, la stricte application de la loi, la pudeur, l’apparente soumission à Dieu et non à l’argent etc.

– néocoloniale : Jean-François Revel parlait en 2002 de « l’imposture humanitaire » en dénonçant l’instrumentalisation de l’aide occidentale, dissimulant la poursuite d’une domination néocoloniale et d’une politique ‘France à fric’…

 

Ces échecs multiples de l’humanitaire reposent largement sur une absence d’analyse des causes, sur la fascination de l’émotion et la séduction de l’action immédiate sur les symptômes.

 

Curieusement, il se pourrait que notre Évangile dit « du jeune homme riche »  (Mc 10,17-30) éclaire ce dilemme, en diagnostiquant une opposition fondamentale entre faire pour avoir et être-avec et aimer. L’humanitaire et l’homme riche sont dans la première logique, Jésus dans la seconde.

Voyons comment.

 

Pourquoi 6 commandements et pas 10 ?

L’élève Jésus n’aurait pas eu la moyenne à une interrogation écrite de catéchisme ! Il prétend en effet citer les commandements, mais il n’en mentionne que 5 en réalité, et il en rajoute même un sixième, inconnu de la liste officielle ! Cela mériterait une note de 4 sur 10 !…

Pourquoi 6 commandements et pas 10 ?

Décalogue 2 tablesÀ y regarder de plus près, on constate que les 5 commandements cités à partir d’Exode 20 sont ceux de la seconde table du Décalogue (meurtre, adultère, vol, faux témoignage, parents, dans un ordre bizarre puisque le commandement sur les parents apparaît ci en dernier alors qu’il est n° 5 en Ex 20), la table qui concerne la relation avec autrui. Nulle mention des 4  premiers qui concernent la relation à Dieu (YHWH libérateur, adorer Dieu seul, respecter son Nom, mémorial du shabbat). Pourquoi ? Cette amputation du Décalogue est sûrement voulue…

Pas facile de répondre. Tentons une interprétation.

L’homme pose une question sur le faire : « que dois-je faire… ? » Jésus lui répond à ce niveau-là : ces 5 commandements sont ce qu’il faut faire pour mettre la Loi en pratique. Les premiers commandements ne relèvent pas du faire, mais du croire, de la relation à Dieu. Or cet homme semble exclure de lui-même Dieu de sa quête. Un indice de cela : il passe de « bon maître » à « maître » quand Jésus lui rappelle que « Dieu seul est bon ». Appeler  Jésus « maître » tout court montre qu’il n’est pas intéressé par son côté divin. Il ne voit en Jésus qu’un Garde des Sceaux, un maître de la Loi, validant ou non telle pratique. Seul compte pour lui l’orthopraxie (l’agir droit) ; peu lui importe l’orthodoxie (croire droit). Jésus essaie par deux fois de l’éveiller à l’importance de la foi plus que de la pratique : en l’invitant à le considérer comme Dieu, puisqu’il l’appelle « bon maître » et que seul Dieu est bon ; en l’appelant à le suivre, à lui faire confiance, ce qui ouvre un ensemble de possibles non-déterminés à l’avance par quelque loi que ce soit.

 

L’homme refuse de se détourner du faire, et de se tourner vers la suite du Christ. En cela, il manifeste un attachement incomplet à la Loi, qui comprend les deux volets, les deux tables : l’amour de Dieu et le respect du prochain.

Le chiffre 6 auquel Jésus parvient artificiellement en rajoutant un commandement fantôme (« ne fait de tort à personne ») au lieu du dernier commandement (« tu ne convoiteras pas ») pourrait bien être la trace de cette incomplétude dont Jésus révèle la tragique conséquence. Car 6 est le chiffre de l’inachèvement par excellence : le 6° jour, la Création est en attente du shabbat, sans lequel la semaine et le monde sont inachevés. Et l’on sait que 666 est le nombre de la Bête de l’Apocalypse (Ap 13,18), symbole du pouvoir politique qui se clôt sur lui-même (Néron) sans accorder à Dieu sa juste place.

 

L’homme riche persiste à s’enfermer dans une Loi incomplète, où seul compte le faire.

 

Faire pour avoir vs être-avec et aimer

Le dialogue entre cet homme riche et Jésus pourrait alors signifier : ‘tu accordes trop d’importance à ce qu’il faut faire. Et en plus tu n’es intéressé à faire que pour avoir (la vie éternelle). Ton attachement religieux est incomplet et inachevé. Au lieu de faire pour avoir, cherche plutôt à être-avec (suivre Jésus) dans l’amour (avec le Christ qui le premier nous aime : « et il l’aima »).

 

L’orthopraxie, c’est bien triste ! dans Communauté spirituelleQue faire pour avoir ? : c’est la version de Matthieu. Que faire pour hériter ? : c’est la version de Marc et Luc. La nuance est intéressante. Matthieu est dans la logique juive de l’orthopraxie. L’observance scrupuleuse des préceptes juridiques permet d’obtenir la récompense promise. Marc et Luc sont déjà dans un régime plus gratuit, puisqu’ils parlent d’héritage, qui par définition ne repose pas sur le mérite. Un enfant n’hérite pas de son père parce qu’il aurait fait tout ce qu’il faut pour cela. Il hérite parce que c’est son père, par nature, par naissance, un point c’est tout. « Faire pour hériter » est paradoxal, et même antinomique. Car l’héritage ne dépend pas du faire, répétons-le ! Donc même chez Marc et Luc, l’homme riche est en pleine contradiction intérieure : il pressent bien que la vie éternelle est un héritage (donc gratuit) qui vient de Dieu, mais il cherche à l’obtenir par ses propres forces, grâce à sa seule action…

 

Faire pour avoir : avouons que c’est la grande tentation de toute démarche religieuse. On fait des processions pour avoir la pluie, on fait des sacrifices pour avoir le pardon, on fait de l’humanitaire pour avoir bonne conscience, on multiplie les gestes de dévotion pour avoir bonne réputation etc. Comme raillait Maître Eckhart en son temps : beaucoup aiment Dieu comme on aime une vache : pour son lait, sa viande, son cuir, pas pour elle-même…

 

Déjà, l’enfant placé au milieu du cercle des disciples dimanche dernier les avait invités à changer pour accueillir au lieu de prendre, pour recevoir au lieu de convoiter, pour être avant d’avoir. L’auto-exclusion de l’homme riche renforce le trait : c’est être-avec qui sauve (suivre Jésus), pas avoir. C’est recevoir puis donner (« va, vends, donne ») qui rend capable d’aimer, et non faire pour avoir, qui n’est jamais qu’une recherche intéressée de soi et non une quête amoureuse de Dieu.

 

L’amour, plénitude de la loi

9782372410267_LaPlenitudeDeDieu-COUV-200x300 amour dans Communauté spirituelleL’homme riche souffre donc d’incomplétude, d’inachèvement (chiffre 6). Il est focalisé sur le faire. En posant son regard sur lui, Jésus l’invite à découvrir pourquoi il est incomplet, ce qui lui manque : « Jésus posa son regard sur lui, et il l’aima ». Voilà tout simplement ce qui manque à cet homme : l’amour. Et l’amour de Dieu en premier.

Il est juste, droit, il est en règle avec la Loi, mais aime-t-il vraiment ? En l’aimant le premier, Jésus lui fait ce cadeau d’entrer s’il le veut dans une relation basée sur l’être et non le faire, le vivre-avec (suivre) et non l’avoir.

Autrement dit : la loi ne suffit pas si l’amour ne vient pas lui donner tout son sens. Paul le dira avec justesse : l’amour accomplit la loi. « N’ayez de dette envers personne, sauf celle de l’amour mutuel, car celui qui aime les autres a pleinement accompli (πληρω = plēroō) la Loi. La Loi dit : Tu ne commettras pas d’adultère, tu ne commettras pas de meurtre, tu ne commettras pas de vol, tu ne convoiteras pas. Ces commandements et tous les autres se résument dans cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. L’amour ne fait rien de mal au prochain. Donc, le plein accomplissement (πλρωμα = plērōma) de la Loi, c’est l’amour » (Rm 13,8-10). Le terme que Paul utilise est plērōma, plérôme = remplir, plénitude. La loi est comme un vase d’argile : tant qu’elle n’est pas remplie par l’amour, elle n’est qu’un vase creux. La plénitude (plérôme) de la Loi, c’est l’amour, qui l’accomplit sans l’abolir.

 

L’homme riche a refusé cette plénitude, dans un éloignement suicidaire et triste : « il s’en alla tout triste, car il avait de grands biens ». Ce qui n’empêche pas Jésus de proclamer que même cette action suicidaire n’est pas le dernier mot de l’histoire de cet homme : « pour les hommes, c’est impossible d’être sauvé, mais pas pour Dieu ». On ne peut être plus clair : Dieu seul sauve. L’Esprit de sagesse nous met sur ce chemin, en compagnie du Christ, en nous faisant désirer la sagesse plus que tous les trésors humains, comme le dit notre première lecture (Sg 7,7-11) : « Je l’ai préférée aux trônes et aux sceptres ; à côté d’elle, j’ai tenu pour rien la richesse ; je ne l’ai pas comparée à la pierre la plus précieuse ; tout l’or du monde auprès d’elle n’est qu’un peu de sable, et, en face d’elle, l’argent sera regardé comme de la boue. Plus que la santé et la beauté, je l’ai aimée ; je l’ai choisie de préférence à la lumière, parce que sa clarté ne s’éteint pas. Tous les biens me sont venus avec elle et, par ses mains, une richesse incalculable ».

 

Cette semaine, faisons tourner dans notre tête, notre cœur, notre méditation, notre prière, cette opposition radicale révélée par le Christ : faire pour avoir, ou être et aimer ?

 

 

LECTURES DE LA MESSE

Première lecture
« À côté de la sagesse, j’ai tenu pour rien la richesse » (Sg 7, 7-11)

Lecture du livre de la Sagesse
J’ai prié, et le discernement m’a été donné. J’ai supplié, et l’esprit de la Sagesse est venu en moi. Je l’ai préférée aux trônes et aux sceptres ; à côté d’elle, j’ai tenu pour rien la richesse ; je ne l’ai pas comparée à la pierre la plus précieuse ; tout l’or du monde auprès d’elle n’est qu’un peu de sable, et, en face d’elle, l’argent sera regardé comme de la boue. Plus que la santé et la beauté, je l’ai aimée ; je l’ai choisie de préférence à la lumière, parce que sa clarté ne s’éteint pas. Tous les biens me sont venus avec elle et, par ses mains, une richesse incalculable.

Psaume
(Ps 89 (90), 12-13, 14-15, 16-17)
R/ Rassasie-nous de ton amour, Seigneur : nous serons dans la joie.
 (cf. Ps 89, 14)

Apprends-nous la vraie mesure de nos jours :
que nos cœurs pénètrent la sagesse.
Reviens, Seigneur, pourquoi tarder ?
Ravise-toi par égard pour tes serviteurs.

Rassasie-nous de ton amour au matin,
que nous passions nos jours dans la joie et les chants.
Rends-nous en joies tes jours de châtiment
et les années où nous connaissions le malheur.

Fais connaître ton œuvre à tes serviteurs et ta splendeur à leurs fils.
Que vienne sur nous la douceur du Seigneur notre Dieu !
Consolide pour nous l’ouvrage de nos mains ; oui, consolide l’ouvrage de nos mains.

Deuxième lecture
« La parole de Dieu juge des intentions et des pensées du cœur » (He 4, 12-13)

Lecture de la lettre aux Hébreux
Frères, elle est vivante, la parole de Dieu, énergique et plus coupante qu’une épée à deux tranchants ; elle va jusqu’au point de partage de l’âme et de l’esprit, des jointures et des moelles ; elle juge des intentions et des pensées du cœur. Pas une créature n’échappe à ses yeux, tout est nu devant elle, soumis à son regard ; nous aurons à lui rendre des comptes.

Évangile
« Vends ce que tu as et suis-moi » (Mc 10, 17-30) Alléluia. Alléluia. 
Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des Cieux est à eux ! Alléluia. (Mt 5, 3)

Évangile de Jésus Christ selon saint Marc
En ce temps-là, Jésus se mettait en route quand un homme accourut et, tombant à ses genoux, lui demanda : « Bon Maître, que dois-je faire pour avoir la vie éternelle en héritage ? » Jésus lui dit : « Pourquoi dire que je suis bon ? Personne n’est bon, sinon Dieu seul. Tu connais les commandements : Ne commets pas de meurtre, ne commets pas d’adultère, ne commets pas de vol, ne porte pas de faux témoignage, ne fais de tort à personne, honore ton père et ta mère. » L’homme répondit : « Maître, tout cela, je l’ai observé depuis ma jeunesse. » Jésus posa son regard sur lui, et il l’aima. Il lui dit : « Une seule chose te manque : va, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres ; alors tu auras un trésor au ciel. Puis viens, suis-moi. » Mais lui, à ces mots, devint sombre et s’en alla tout triste, car il avait de grands biens.

Alors Jésus regarda autour de lui et dit à ses disciples : « Comme il sera difficile à ceux qui possèdent des richesses d’entrer dans le royaume de Dieu ! » Les disciples étaient stupéfaits de ces paroles. Jésus reprenant la parole leur dit: « Mes enfants, comme il est difficile d’entrer dans le royaume de Dieu ! Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. » De plus en plus déconcertés, les disciples se demandaient entre eux : « Mais alors, qui peut être sauvé ? » Jésus les regarde et dit: « Pour les hommes, c’est impossible, mais pas pour Dieu ; car tout est possible à Dieu. »
Pierre se mit à dire à Jésus : « Voici que nous avons tout quitté pour te suivre. » Jésus déclara : « Amen, je vous le dis : nul n’aura quitté, à cause de moi et de l’Évangile, une maison, des frères, des sœurs, une mère, un père, des enfants ou une terre sans qu’il reçoive, en ce temps déjà, le centuple : maisons, frères, sœurs, mères, enfants et terres, avec des persécutions, et, dans le monde à venir, la vie éternelle. »
Patrick Braud

 

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22 septembre 2024

Chrétiens sans Église

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Chrétiens sans Église

 

Homélie pour le 26° Dimanche du Temps ordinaire / Année B
29/09/24

Cf. également :
Ma main à couper !
Scandale ! Vous avez dit scandale ?
Contre tout sectarisme
La jalousie entre nature et culture
« J’ai renoncé au comparatif »
La nécessaire radicalité chrétienne
Le coup de gueule de saint Jacques
La bande des vautrés n’existera plus
Où est la bénédiction ? Où est le scandale ? dans la richesse, ou la pauvreté ?

 

Cathos non-pratiquants

Tous les sondages le disent : les Français « catholiques pratiquants » – c’est-à-dire allant à la messe au moins une fois par mois – sont de moins en moins nombreux : 7 % environ en 2021 selon l’IFOP. Et ce pourcentage continue à baisser régulièrement. 

Messalisants 1952-2006

Appartenance relgieuse 2022 (Statista)

Reste que l’empreinte catholique sur l’ensemble de la société est forte. En témoigne le nombre de Français se déclarant catholiques, quelle que soit leur pratique religieuse : 32 % en 2018  (enquête Arval). Certes, la chute est vertigineuse par rapport à 1980 (70 %). Les sociologues parlent de désaffiliation pour caractériser cette indépendance grandissante vis-à-vis de l’Église (alors que les musulmans passent de 1 % à 6 %). Même désaffiliés, les Français sont encore, souvent sans le savoir, pétris de tout ce que le catholicisme a charrié avec lui pendant des siècles, pour le meilleur et pour le pire. Si l’on fait la soustraction, il y a quand même environ 25 % de nos citoyens qui se déclarent chrétiens sans Église. Phénomène massif qui doit interroger.

Ne répondons pas trop vite que l’individualisme ou l’hédonisme seraient les seuls facteurs explicatifs. Les chrétiens sans Église sont sans doute influencés par la culture européenne mettant le plaisir et la liberté de l’individu au-dessus de tout. Mais l’absence de pratique dominicale pointe également vers une autre critique : celle de l’institution ecclésiale en tant que telle, jugée trop lourde, trop conservatrice, trop masculine, trop hiérarchique et cléricale, trop peu démocratique, bref : obsolète.

 

Au risque d’en choquer beaucoup, force est de constater que les lectures de ce dimanche semblent donner quelques arguments à cette critique de l’institutionnel et du cléricalisme !

Examinons de plus près comment ces textes bibliques assument une tradition d’un rapport critique à l’institution ecclésiale.

 

Contre le cléricalisme

Notre première lecture (Nb 11,25-29) montre Moïse choisissant 70 anciens pour l’aider à gouverner le peuple en exode dans le désert. Solution très cléricale : le mot ancien a donné en grec le mot presbytéros, et le mot prêtre en français. Moïse institue donc une caste de prêtres munis d’un privilège spécial – le don de l’Esprit de Dieu – seuls habilités à interpréter pour le peuple ce que Dieu voudrait pour lui. Car être prophète (en grec : pro- phesein) c’est cela : parler (phesein = dire) au nom de Dieu devant (pro = devant) le peuple, lui annoncer sa parole. On devine que ces les anciens/prophètes obtenaient ainsi un réel pouvoir sur le peuple, pour encadrer leur conduite et leur culte.

Or pourtant, notre texte de Nb 11 précise avec ironie qu’aussitôt l’effusion de l’esprit accomplie « ils se mettent à prophétiser, mais cela ne dura pas »

Le caractère prophétique des 70 anciens ne dura pas. Quelle critique redoutable du cléricalisme ! Dès que les prêtres (les anciens) croient détenir pour toujours le monopole de la Parole de Dieu, leur charisme s’évanouit de lui-même… D’ailleurs on ne connaît pas les noms de ces 68, alors que ceux des dissidents Eldad et Médad nous sont parvenus. Pire : ils ne sont pas entrés en Terre promise (comme Moïse). Leur caractère d’anciens ne les a pas préservés.

Voilà donc un récit qui conteste radicalement la prétention des clercs à détenir pour toujours l’exclusivité de la Parole de Dieu !

 

Chrétiens sans Église dans Communauté spirituelle 42794_largeLe pape François a déjà tonné plusieurs fois contre cette maladie institutionnelle qu’est le cléricalisme, transformant les prêtres en petit chefs autoritaires, imposant leurs  conceptions au peuple de Dieu sous prétexte d’avoir reçu l’ordination :

Je voudrais cependant m’arrêter sur un aspect de cette mondanité. Lorsqu’elle entre dans le cœur des pasteurs, elle prend une forme spécifique, celle du cléricalisme. Pardonnez-moi de le répéter […], en tant qu’homme âgé et de cœur, je veux vous dire que cela me préoccupe lorsque nous tombons dans des formes de cléricalisme ; lorsque, peut-être sans nous en rendre compte, nous laissons voir que nous sommes supérieurs, privilégiés, placés « au-dessus » et donc séparés du reste du peuple saint de Dieu. Comme me l’a écrit un jour un bon prêtre, « le cléricalisme est le symptôme d’une vie sacerdotale et laïque tentée de vivre le rôle et non le lien réel avec Dieu et les frères ». En bref, il s’agit d’une maladie qui nous fait perdre la mémoire du baptême que nous avons reçu, en laissant à l’arrière-plan notre appartenance au même peuple saint et en nous conduisant à vivre l’autorité dans les différentes formes de pouvoir, sans nous rendre compte de la duplicité, sans humilité mais avec des attitudes détachées et hautaines.

(Lettre adressée aux prêtres du diocèse de Rome, lundi 7 août 2023)

Le Pape a enfoncé le clou au début de la congrégation du Synode du mercredi 25 octobre 2023 :

« Lorsque les ministres dépassent leur service et maltraitent le peuple de Dieu, ils défigurent le visage de l’Église, ils l’abîment avec des attitudes machistes et dictatoriales ». « Il est douloureux, ajoute-t-il, de trouver dans certains bureaux paroissiaux la liste des prix » des services sacramentels comme dans un supermarché.

Le Pape exprime une égale amertume, voire une « douleur », pour ces « jeunes prêtres » que l’on voit dans les ateliers des tailleurs ecclésiastiques « essayant des soutanes et des chapeaux ou des robes et des bobines avec de la dentelle ». « Assez, dit-il, c’est vraiment un scandale. Le cléricalisme est un fouet, un fléau, une forme de mondanité qui salit et abîme le visage de l’épouse du Seigneur, qui asservit le peuple saint et fidèle de Dieu ».

 

Contre l’institution, lorsqu’elle oublie l’amour et la sagesse

Numbers 11:26 - "But there remained two of the men in the camp, the name of the one was Eldad, and the name of the other Medad: and the spirit rested upon them; and they were of them that were written, but went not out unto the tabernacle: and they prophesied in the camp."Imagine a biblical scene based on Numbers 11:26. There are two men, Eldad and Medad, in an ancient camp setting. Their countenance reflects divine inspiration as the spirit rests upon them. Despite being within the confines of the camp and not outside near the sacred tabernacle, they are seen prophesying. Note the ancient attire, simple yet historically authentic. The whole scene is instilled with a spiritual glow that characterizes their divine interaction. The overarching visual style should be reminiscent of digital art with crisp lines, vivid colors, and elements of pixelization.Eldad et Médad ne vont pas à la Tente de la rencontre. Ils osent désobéir à la convocation de Moïse. On les classerait aujourd’hui parmi les non-pratiquants ! Ils relativisent la convocation formelle du collège des anciens par Moïse. On ne sait pas pourquoi ils désobéissent ainsi en ne venant pas à cette assemblée, et c’est heureux. Car cela laisse ouvert le champ des critères permettant de ne pas venir. Ainsi certains midrashs tentent d’expliquer leur absence par leur humilité : ils n’y vont pas parce qu’ils ne se croyaient pas dignes d’y participer.

De même on ne sait pas pourquoi celui qui chassait les esprits mauvais au nom de Jésus dans notre Évangile (Mc 9,38–43) ne fait pas partie de ceux qui le suivent. Et c’est heureux : car quelqu’un peut très bien ne pas faire partie de la bande à Jésus et pourtant répandre le bien autour de lui au nom du Christ !

 

Ni Moïse ni Jésus ne revendiquent de posséder leurs disciples, leurs ministres. L’Esprit est libre de souffler où il veut. Une institution qui prétendrait être le seul canal divin serait un véritable « péché contre l’Esprit » (Mt 12,31). La Bible nous transmet la tradition d’une critique radicale de toute institution, fût-elle ecclésiale, car toujours tentée par le totalitarisme.

 

Une deuxième critique affleure dans notre texte de Nb 11 : celle du manque d’amour chez les anciens (les prêtres). En effet, être 70, ce n’est pas si nombreux. Ils devaient tous se connaître. Et quand on se rassemble sous la tente, on vérifie rapidement d’un seul coup d’œil qu’il ne manque personne. Or ici à la Tente de la Rencontre, ils ne sont que 68 et aucun ancien ne s’en rend compte, ni ne demande d’attendre un peu les retardataires, ou d’aller les chercher etc. Ils ne sont que 68 et cela leur suffit. Il en manque 2 et cela ne les inquiète pas.

Quel manque d’attention à la personne !

D’autant plus que ceux qu’ils ont oubliés s’appellent en hébreu אֶלְדָּד Eldad (El-dad = Dieu-amour)  et מֵידָד Médad (Me-dad = pour l’amour). Ces deux-là, au milieu du camp, témoignent que tous sont aimés de Dieu, afin d’aimer en retour. Être aimé pour aimer : voilà qui devrait orienter toute la Loi ! Sans eux, l’institution des anciens se dessèche, et leur prophétie se meurt. L’institution sans l’amour ne dure pas, ou elle ne devient plus qu’une coquille vide. Elle tombe sous le coup de la condamnation de Paul : « J’aurais beau parler toutes les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, s’il me manque l’amour, je ne suis qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante » (1Co 13,1).

 

9172z2UfciL._SL1500_ amour dans Communauté spirituelleLorsqu’une institution oublie l’amour, en se fixant sur des fonctionnements du passé, en se raidissant sur des positions insupportables, elle se disqualifie elle-même. Au point qu’il devient légitime de ne plus lui obéir, en n’allant pas à la Tente de la Rencontre ou autre convocation ecclésiale… Eugen Drewermann avait dénoncé autrefois le système autoritaire réduisant les prêtres à devenir des fonctionnaires de Dieu (Kläriker, 1989). Moïse et Jésus approuvent dans nos deux lectures la désobéissance à une institution devenue sans amour : mieux vaut ne pas aller à l’assemblée des anciens et continuer à prophétiser au milieu du peuple ; mieux vaut ne pas suivre Jésus sur la route si c’est pour libérer les hommes de leurs esprits mauvais en son nom. 

Incroyable subversion biblique, qui semble scier la branche sur laquelle sa prédication est assise !

Un midrash précise même que Dieu a volontairement court-circuité Moïse afin de faire d’Eldad et Médad des prophètes ‘durables’ !

L’esprit de prophétie qui reposait sur les Anciens venait de Moïse, tandis que l’esprit de prophétie qui reposait sur Eldad et Médad venait directement de l’Éternel comme il est écrit : Et l’esprit reposa sur eux (Nb 11,26).

(Midrash Tanhuma)

L’Esprit de YHWH leur est donné en direct, sans la médiation de Moïse. Peut-être parce que Moïse était tellement obsédé par le fonctionnement de son autorité pour gouverner un tel ramassis d’esclaves qu’il voulait avec les 70 répartir les tâches, organiser, systématiser et encadrer, bref créer une administration efficace. Alors que YHWH voulait avec Eldad et Médad inspirer, incarner, communier avec

 

Une institution qui ne fait pas attention aux personnes, qui ne se soucie plus de ceux et celles qui lui manquent, qui fait passer son fonctionnement avant l’amour… : il vous sera facile de décliner les situations où notre Église se comporte hélas ainsi.


Autre critique institutionnelle de Nb 11 : oublier la sagesse.

La traduction liturgique de notre première lecture dit qu’Eldad et Médad « comptent parmi les anciens qui avaient été choisis ». Mais le texte hébreu dit davantage : « ils étaient dans les écrits (והמה בכתבים ולא) ». Certes cela signifie qu’ils étaient sur les listes des noms des 70. Cependant le mot ketouvim (venant de כָּתַב, ka.tav = écrire) signifie « les Écritures », et par extension la Bible elle-même ! Alors que les 68 se noient dans la liturgie de la tente, les deux dissidents s’enracinent dans les Écritures…

Plus exactement, dans les écrits de sagesse. Car pour les juifs, la Bible se répartit en trois  bibliothèques bien distinctes : la Torah (les 5 livres de la Loi), les Nevi’im (Prophètes), les Ketouvim (autres écrits), d’où l’acronyme Tanakh désignant la Bible hébraïque. Ce troisième ensemble des Ketouvim est constitué des livres de sagesse qui puisent leur inspiration dans l’immersion du peuple juif au milieu des autres cultures environnantes : les Psaumes, les Proverbes, Qohélet, Siracide, Job, le Cantique des cantiques, Ruth etc. Ce troisième courant biblique part de l’expérience commune à tous les peuples pour en tirer une sagesse compatible avec le monothéisme juif. Comme Eldad et Médad, cette sagesse « reste dans le camp », et ne s’extraie pas de la condition ordinaire pour prophétiser à l’écart, dans des extravagances d’une liturgie hors-sol.

 

Une institution qui – en plus d’oublier l’amour – oublierait de pratiquer cette sagesse accessible à tous se condamnerait elle-même à une parole verbeuse, et à disparaître rapidement.

 

 

Excursus sur la symbolique des nombres 70, 2 et 68

 EldadLes amateurs de symbolisme pourront se régaler en comparant les nombres 70, 2 et 68 qui traversent notre première lecture.

 

a) 70 = 7 x 10 

Ce nombre évoque la Loi (10 commandements) étendue à toute la Création (les 7 jours de la semaine dans la Genèse). Dans la tête de Moïse, établir 70 anciens relève d’une volonté de quadriller l’ensemble de la société par les préceptes de la Loi juive.

 

b) 2 est le chiffre du couple humain, dont l’unité amoureuse tend vers l’unité divine (chiffre 1). La paire Eldad et Médad figure ainsi la prophétie humaine accordée à tous, féconde et durable, par opposition à la prophétie institutionnelle de quelques-uns (les 68), éphémère et stérile.

 

c) 68 = 70 – 2 

Ce nombre évoque la Loi (10) pratiquée sans l’amour humain (2), le règne de l’interdit religieux déshumanisé. Ce qu’on retrouve encore en faisant 4 x (10 + 7) : 4 est le nombre de l’universel (les 4 points cardinaux) ; 10 celui de la Loi et 7 celui de la Création comme pour 70. Le nombre 68 symboliserait alors une volonté folle d’imposer la Loi (10) à toute la Création (7), dans toutes les sociétés humaines (4), alors qu’elle devrait rester au service de l’Alliance d’amour entre YHWH et le seul peuple juif. 

 

 

Peuple de prophètes, peuple de prêtres

2015888_univ_cnt_1_xl EspritMoïse approuve le comportement d’Eldad et Médad : « Ah ! Si le Seigneur pouvait mettre son esprit sur eux, pour faire de tout son peuple un peuple de prophètes ! »

Plus tard, le prophète Joël nous garantira que ce vœu de Moïse s’exaucera un jour : « Alors, après cela, je répandrai mon esprit sur tout être de chair, vos fils et vos filles prophétiseront, vos anciens seront instruits par des songes, et vos jeunes gens par des visions. Même sur les serviteurs et sur les servantes je répandrai mon esprit en ces jours-là » (Jl 3,1-2).

Plus tard encore, lors de la Pentecôte après la résurrection de Jésus, ce vœu de Moïse confirmé par la prophétie de Joël s’est réalisé dans le petit groupe d’hommes et de femmes prophétisant devant la foule ébahie des pèlerins venus du monde entier à Jérusalem : « Non, ces gens-là ne sont pas ivres comme vous le supposez, car c’est seulement la troisième heure du jour. Mais ce qui arrive a été annoncé par le prophète Joël : Il arrivera dans les derniers jours, dit Dieu, que je répandrai mon Esprit sur toute créature : vos fils et vos filles prophétiseront, vos jeunes gens auront des visions, et vos anciens auront des songes. Même sur mes serviteurs et sur mes servantes, je répandrai mon Esprit en ces jours-là, et ils prophétiseront » (Ac 2,14-18).

 

Les 68 croyaient accaparer le charisme de prophétie, faisant d’eux des notables et des gens à part. Eldad et Médad ne veulent pas être « à part », mais « au milieu du peuple ». Et ils annoncent ainsi le moment où le peuple entier deviendra prophète. De même pour le culte : les ministres croient pouvoir être les seuls à offrir le culte à Dieu dans la Tente de l’Exode ou dans les liturgies du Temple. Mais Paul remet les choses à leur place : le véritable culte « dans l’Esprit », c’est offrir sa vie par amour. « Je vous exhorte donc, frères, par la tendresse de Dieu, à lui présenter votre corps – votre personne tout entière –, en sacrifice vivant, saint, capable de plaire à Dieu : c’est là, pour vous, la juste manière de lui rendre un culte » (Rm 12,1). À cela tous sont appelés. Voilà le sacerdoce commun des baptisés auxquels est ordonné le ministère des prêtres : faire de notre vie une offrande à Dieu et à nos frères, par amour et dans l’amour. En cela tous sont prêtres, et quelques-uns se consacrent à les y aider.

 

Cela demande de « ne pas quitter le camp » où le peuple fait halte. Rester au milieu de son peuple au lieu de se mettre à part dans les volutes d’encens et les délices d’une parole inspirée tellement coupée des autres qu’elle en devient éphémère et inconsistante. Les vrais prophètes font corps avec leur peuple, et tous deviennent prophètes avec eux.

C’était par exemple l’intuition de départ des prêtres ouvriers en France dans les années 60 : être au milieu de ces masses en bleu de travail dont l’absence n’inquiétait guère les paroisses. Cette intuition s’est sans doute perdue en cours de route, confondant être-avec et être-comme, solidarité et complicité idéologique, critique de l’institution et séparatisme radical. Eldad et Médad nous redisent pourtant qu’être prophète implique de « rester dans le camp », de « partager les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps », selon la belle formule du concile Vatican II.

L’exorciste au nom de Jésus qui n’est pas dans le groupe de ses fidèles nous redit ainsi que l’Esprit de ce Jésus n’est pas enfermé dans les frontières visibles de l’Église.

 

Croyons-nous réellement que notre baptême fait de nous des prêtres, des prophètes et des rois ? Ou préférons nous déléguer cette vocation à des ‘spécialistes’ supposés agir à notre place ?

Revaloriser le prophétisme commun des baptisés n’est pas disqualifier le prophétisme spécifique des ministres ordonnés. C’est articuler les deux, en ordonnant le second au premier, et non l’inverse, ce qui ferait ressurgir le cléricalisme…

 

Un peuple de prophètes est composé d’acteurs bien enracinés dans les responsabilités  sociétales de leur époque, et qui n’ont pas peur de proclamer les exigences de la Parole de Dieu à temps et à contretemps. Prophétiser aujourd’hui, c’est annoncer par nos paroles et nos actes ce que la foi au Christ nous inspire en entreprise, en famille, en politique, en économie etc. pour faire grandir l’amour de Dieu et des autres.

Les 68 voulaient s’accaparer ce rôle. Heureusement, Eldad et Médad ne se sont pas séparés du peuple pour courir après un tel prestige éphémère. 

Pourquoi, en France, certains prêtres ne pourraient-il pas, comme les diacres permanents, faire l’expérience du ministère de la Parole de Dieu vécue et prêchée au milieu du peuple (ce qui suppose métier et famille), et non pas à l’écart ?

 

Conclusion

Si vous êtes de ces ‘chrétiens sans Église’ si nombreux en France, réjouissez-vous ! Car Eldad et Médad sont vos avocats. Continuez à être prophètes au milieu de vos proches ! Osez faire remonter à l’Église officielle ce que vous avez cru discerner des attentes de vos contemporains.


Si vous faites partie de la petite minorité des cathos pratiquants, ne désespérez pas ! Efforcez-vous de garder l’institution (paroisse, mouvement, communautés, diocèse) ouverte, soucieuse des personnes plus que de son fonctionnement, non exclusive. Plaidez pour que chacune des décisions prises soit inspirée par l’amour et pas seulement par la loi. Faites attention à chacun et pas seulement au remplissage de vos organigrammes. Alors vous verrez votre Église se renouveler peu à peu en accueillant ceux et celles qu’elle avait oubliés, et devenir ainsi un peuple prophétique, pour le bien de tous !

 

 

LECTURES DE LA MESSE

1ère lecture : L’Esprit de Dieu souffle où il veut (Nb 11, 25-29)

Lecture du livre des Nombres
Le Seigneur descendit dans la nuée pour s’entretenir avec Moïse. Il prit une part de l’esprit qui reposait sur celui-ci, et le mit sur les soixante-dix anciens du peuple. Dès que l’esprit reposa sur eux, ils se mirent à prophétiser, mais cela ne dura pas.
Or, deux hommes étaient restés dans le camp ; l’un s’appelait Eldad, et l’autre Médad. L’esprit reposa sur eux ; bien que n’étant pas venus à la tente de la Rencontre, ils comptaient parmi les anciens qui avaient été choisis, et c’est dans le camp qu’ils se mirent à prophétiser.
Un jeune homme courut annoncer à Moïse : « Eldad et Médad prophétisent dans le camp ! »
Josué, fils de Noun, serviteur de Moïse depuis sa jeunesse, prit la parole : « Moïse, mon maître, arrête-les ! »
Mais Moïse lui dit : « Serais-tu jaloux pour moi ? Ah ! Si le Seigneur pouvait mettre son esprit sur eux, pour faire de tout son peuple un peuple de prophètes ! »

Psaume : 18, 8, 10, 12-13, 14
R/ La loi du Seigneur est joie pour le cœur.

La loi du Seigneur est parfaite,
qui redonne vie ;
la charte du Seigneur est sûre,
qui rend sages les simples.

La crainte qu’il inspire est pure,
elle est là pour toujours ;
les décisions du Seigneur sont justes
et vraiment équitables.

Aussi ton serviteur en est illuminé ;
à les garder, il trouve son profit.
Qui peut discerner ses erreurs ?
Purifie-moi de celles qui m’échappent.

Préserve aussi ton serviteur de l’orgueil :
qu’il n’ait sur moi aucune emprise.
Alors je serai sans reproche,
pur d’un grand péché.

2ème lecture : Contre la richesse (Jc 5, 1-6)

Lecture de la lettre de saint Jacques
Écoutez-moi, vous, les gens riches ! Pleurez, lamentez-vous, car des malheurs vous attendent.
Vos richesses sont pourries, vos vêtements sont mangés des mites, votre or et votre argent sont rouillés. Cette rouille vous accusera, elle dévorera vos chairs comme un feu. Vous avez amassé de l’argent, alors que nous sommes dans les derniers temps !
Des travailleurs ont moissonné vos terres, et vous ne les avez pas payés ; leur salaire crie vengeance, et les revendications des moissonneurs sont arrivées aux oreilles du Seigneur de l’univers.
Vous avez recherché sur terre le plaisir et le luxe, et vous avez fait bombance pendant qu’on massacrait des gens.
Vous avez condamné le juste et vous l’avez tué, sans qu’il vous résiste.

Evangile : Contre le sectarisme et contre le scandale (Mc 9, 38-43.45.47-48)
Acclamation : Alléluia. Alléluia. Ta parole, Seigneur, est vérité : dans cette vérité, consacre-nous. Alléluia. (cf. Jn 17, 17)

Évangile de Jésus Christ selon saint Marc
Jean, l’un des Douze, disait à Jésus : « Maître, nous avons vu quelqu’un chasser des esprits mauvais en ton nom ; nous avons voulu l’en empêcher, car il n’est pas de ceux qui nous suivent. »
Jésus répondit : « Ne l’empêchez pas, car celui qui fait un miracle en mon nom ne peut pas, aussitôt après, mal parler de moi ; celui qui n’est pas contre nous est pour nous.
Et celui qui vous donnera un verre d’eau au nom de votre appartenance au Christ, amen, je vous le dis, il ne restera pas sans récompense.
Celui qui entraînera la chute d’un seul de ces petits qui croient en moi, mieux vaudrait pour lui qu’on lui attache au cou une de ces meules que tournent les ânes, et qu’on le jette à la mer.
Et si ta main t’entraîne au péché, coupe-la. Il vaut mieux entrer manchot dans la vie éternelle que d’être jeté avec tes deux mains dans la géhenne, là où le feu ne s’éteint pas.
Si ton pied t’entraîne au péché, coupe-le. Il vaut mieux entrer estropié dans la vie éternelle que d’être jeté avec tes deux pieds dans la géhenne.
Si ton œil t’entraîne au péché, arrache-le. Il vaut mieux entrer borgne dans le royaume de Dieu que d’être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne, là où le ver ne meurt pas et où le feu ne s’éteint pas. »
Patrick Braud

 

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25 août 2024

La Tradition et les traditions

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

La Tradition et les traditions

 

Homélie pour le 22° Dimanche du Temps ordinaire / Année B 

01/09/24

 

Cf. également :

Le pur et l’impur en christianisme
La coutume sans la vérité est une vieille erreur 
Toucher les tsitsits de Jésus
Quel type de pratiquant êtes-vous ?
Signes extérieurs de religion
L’événement sera notre maître intérieur
De la santé au salut en passant par la foi
Les deux sous du don…

 

Petit jeu de rentrée scolaire

En cette fin d’été, amusez-vous à tester vos connaissances liturgiques. Sans réfléchir, dites ce que vous évoque chacun des mots de la liste suivante, et quel était son usage :

Chape, chasuble, cordon, amict, manuterge, manipule, corporal, camail, conopée, dalmatique, faldistoire, goupillon, grémial, navette, pale, rochet, surplis …

Autrefois, chacun de ces objets liturgiques était scrupuleusement décrit dans les cérémoniaires, gros livres détaillant le déroulement des cérémonies. On y précisait également les gestes à accomplir : inclination, génuflexion, signation, agenouillement, croisement des mains, des doigts etc., par le prêtre, les enfants de chœur ou l’assemblée. Tout cela était extrêmement codifié.

Par exemple :

« Il existe deux sortes de génuflexions. La génuflexion simple (ou sans qualification) se fait en reculant le pied droit et fléchissant le genou droit jusqu’à ce qu’il touche le sol à proximité du talon gauche : on se relève aussitôt, sans aucune attente, et sans fléchissement de la tête ou du corps, qui restent droits. Comme pour les inclinations, il faut veiller à être à l’arrêt et tourné face à la personne ou l’objet qu’on va saluer avant de commencer la génuflexion, éviter toute précipitation et toute attente, et garder le corps droit, sans le pencher ni en avant ni sur le côté.

En outre, il faut absolument résister, lorsqu’on fléchit le genou (et de même lorsqu’on s’agenouille) à toute tentation de relever de la main le devant de la soutane ou de l’aube, geste parfois efféminé et toujours ridicule.

Missale Romanum 2002

 

La Tradition et les traditions dans Communauté spirituelle Missel-exemple-offertoire

Missel avec les rubriques en rouge

Ces livres contenaient des parties imprimées en rouge (ruber en latin, ce qui a donné le mot rubrique) décrivant aux prêtres ce qu’il fallait faire et comment le faire. Exemples :
« Ici on fait trois fois le signe de croix ».
« Réciter à voix haute (ou médiocre, ou basse) [1] ».
« Maintenir l’index et les pouces serrés l’un contre l’autre au niveau des coussinets, afin d’éviter que toute particule d’hostie reconnaissable qui aurait pu adhérer aux doigts ne tombe à l’extérieur du corporal ».

Ces rubriques ne constituent pas le texte des rites, mais indiquent la façon suivant laquelle on doit les célébrer.

Certes, la rubrique essaie de corriger elle-même les abus qu’elle risque d’engendrer, mais ce n’est qu’un correctif :

« Il faut donner une âme à ce geste : afin que le cœur s’incline avec un profond respect devant Dieu, la génuflexion sera faite ni d’une manière empressée ni d’une manière distraite ».


Après le Concile de Trente, au fil des siècles, les rubriques ont occupé une place et une importance de plus en plus grandes. On a même appelé rubricisme cette déformation liturgique où le comment (quo creditur) prend le pas sur le quoi (quod creditur), où le motif formel supplante le contenu. Dont Robert le Gall écrivait : « Le rubricisme est cette exagération qui accorde plus d’attention aux règles de la célébration qu’au sens profond des fonctions liturgiques ». Les périodes d’inflation des rubriques (c’est le cas au moment de la réforme tridentine) sont le signe infaillible qu’une certaine tradition est en train de mourir. La multiplication des rubriques écrites devient alors le moyen de pratiquer une forme d’acharnement thérapeutique, en refusant de voir ce qui meurt et doit être remplacé.

 

Les textes de ce dimanche semblent mettre en scène une opposition frontale entre la première lecture et l’Évangile. En effet, le Deutéronome (Dt 4,1-2.6-8) ordonne : « Vous n’ajouterez rien à ce que je vous ordonne, et vous n’y enlèverez rien, mais vous garderez les commandements du Seigneur votre Dieu tels que je vous les prescris. Vous les garderez, vous les mettrez en pratique ».

Alors que l’Évangile de Marc  (Mc 7,1-23) critique : « les doctrines qu’ils enseignent ne sont que des préceptes humains. Vous aussi, vous laissez de côté le commandement de Dieu, pour vous attacher à la tradition des hommes ».

 

La Loi juive (ou les fondamentalismes actuels) serait-elle du côté du rubricisme, alors que l’Évangile serait du côté de la liberté de l’Esprit ? Voyons cela de plus près

 

1. Les traditions et la Tradition

Le texte de Marc énumère quelques-unes de ces coutumes pharisiennes dont l’observance scrupuleuse obsédait les juifs pieux de l’époque :

« Les pharisiens en effet, comme tous les Juifs, se lavent toujours soigneusement les mains avant de manger, par attachement à la tradition des anciens ; et au retour du marché, ils ne mangent pas avant de s’être aspergés d’eau, et ils sont attachés encore par tradition à beaucoup d’autres pratiques : lavage de coupes, de carafes et de plats ».

Comme pour le rubricisme, l’importance exagérée accordée à l’exécution pointilleuse de ces prescriptions était censée garantir l’efficacité rituelle. Cette énumération est loin d’être complète d’ailleurs, puisque aujourd’hui encore le livre des 613 commandements à observer détaille avec minutie ce que les juifs pratiquants doivent exécuter pour être en règle avec la Torah.

Cette obsession des gestes à faire ou à ne pas faire, des paroles à dire ou à ne pas dire, peut devenir à la longue pathologique, à la limite de l’obsessionnel et du compulsif. Jésus y dénonce surtout une hypocrisie religieuse qui le révolte :

« Isaïe a bien prophétisé à votre sujet, hypocrites, ainsi qu’il est écrit : Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi. C’est en vain qu’ils me rendent un culte ; les doctrines qu’ils enseignent ne sont que des préceptes humains. Vous aussi, vous laissez de côté le commandement de Dieu, pour vous attacher à la tradition des hommes ».

L’hypocrisie religieuse, c’est de faire ‘ce qu’il faut’ à l’extérieur sans être cohérent à l’intérieur.

À l’extérieur : aller à la messe, donner au Denier de l’Église, faire ses prières, être moralement dans la moyenne. 

À l’intérieur : « pensées perverses : inconduites, vols, meurtres, adultères, cupidités, méchancetés, fraude, débauche, envie, diffamation, orgueil et démesure ».

À l’extérieur : des riches donations au Trésor du Temple de Jérusalem. 

À l’intérieur : l’offrande d’elle-même d’une pauvre veuve à deux sous.

Souvenez-vous par exemple des révélations fracassantes en juillet dernier au sujet des abus sexuels que l’Abbé Pierre a commis pendant des décennies. À l’extérieur : un prophète charismatique, défenseur des plus pauvres, fondateur des Communautés Emmaüs si précieuses, apôtre du droit au logement. À l’intérieur : un homme malade de ses pulsions incontrôlées. La personnalité préférée des Français (élue 16 fois de suite comme telle dans les sondages !) cachait en réalité un côté obscur.

 

Jésus refuse de canoniser l’extérieur sans accorder d’importance à l’intérieur. Il oppose ainsi radicalement les coutumes et traditions venues des hommes (rites de pureté, piété ostentatoire etc.) au commandement venu de Dieu : l’amour mutuel en Dieu. 

Le problème, c’est que les chefs religieux veulent nous faire croire que leurs traditions  purement humaines viennent de Dieu en direct…

 

La Tradition et les traditions 1 Essai historiqueL’immense théologien dominicain Yves Congar, un des piliers de Vatican II, avait publié en 1960 et 1963 deux volumes encyclopédiques intitulés : « La Tradition et les traditions ». Le T majuscule et le singulier (la Tradition) pointaient vers l’essentiel de la révélation faite à Moïse, accomplie en Jésus : YHWH, communion d’amour trinitaire. Le pluriel et la minuscule (les traditions) pointaient vers la multiplicité des coutumes, habitudes et rituels qui se sont développés au cours des âges. Si la Tradition est le fleuve, les traditions sont les alluvions charriées, puis déposés en strates sédimentaires par le génie culturel de chaque peuple évangélisé.

Ainsi l’Orient a développé le culte des icônes et l’Occident celui du Saint Sacrement.
Ainsi les rituels eucharistiques se sont multipliés : syriaque, syro-malabar, copte égyptien ou  copte éthiopien, melkite, de saint Basile, de Saint Pie V… 

Ainsi on fait le signe de croix de gauche à droite en Occident et de droite à gauche en Orient.
On se met assis pour écouter l’Évangile au Zaïre, par respect. On se lève ailleurs, par respect toujours. Etc.

 

Ces traditions alluvionnaires ont comme les alluvions des conséquences fertiles. Le limon charrié par les eaux du Nil rend ses berges cultivables et généreuses. Les traditions liturgiques et ecclésiales propres à chaque peuple honorent sa particularité, sa culture, son sens de la foi.

Mais avec le temps ces dépôts s’accumulent, et finissent par obstruer le flux d’eau vive comme elles envasent le delta du Nil. Si bien que les croyants ordinaires ne savent plus ce qui est important : avoir fait ses Pâques ou aimer les hérétiques, organiser une belle  procession ou renoncer à la pensée magique…

 

2. Un rapport critique à la Tradition

Le moins que l’on puisse dire est que Jésus est sacrément critique vis-à-vis de ces traditions-là ! Non seulement il dénonce l’hypocrisie religieuse qui les sous-tend, mais en plus il critique ouvertement des prescriptions ajoutées par les chefs religieux pour exercer leur domination sur le peuple. Il va encore plus loin en relativisant ce que Moïse lui-même avait cru devoir légiférer pour les hébreux au désert : l’interdit absolu de travailler le jour du shabbat, de manger les pains de consécration de l’arche d’alliance, de toucher des lépreux, des impurs, des adultères, de pardonner aux transgresseurs de la Loi au lieu de leur couper la main ou de les lapider, d’inclure des femmes dans le groupe des disciples etc.

Tous ces interdits sont alluvionnaires.

Ils ont été rajoutés par des hommes, en un siècle donné, pour guider le peuple vers plus de liberté. La loi sert de pédagogue, dira Paul. Mais, la période changeant, la fidélité à la Tradition demande d’abandonner certaines traditions pour en adopter d’autres, et à tout le moins d’épurer le stock impressionnant de coutumes accumulées qui risquent d’étouffer la flamme initiale.

 

61cboyVl9xL._SL1082_ critique dans Communauté spirituelle« D’un côté, Jésus ne met pas en doute que la Loi, dont ses interlocuteurs se réclament,  constitue le chemin d’une vie bonne. Sous cet angle, il les invite bien à déchiffrer leur  présent à la lumière de cette tradition dont ils proviennent. Il n’est pas l’homme de la tabula rasa, celui qui rejette le passé et la tradition d’un revers méprisant de la main.

D’un autre côté cependant, Jésus invite ses interlocuteurs à s’interroger sur l’authenticité de leur fidélité à la Loi ; il met en lumière les contradictions de leurs attitudes, la manière dont leur référence à la Loi et la tradition des Pères en pervertit l’intention profonde. Sous cet angle, Jésus institue « un rapport critique à la tradition » en dénonçant l’infidélité foncière d’une soumission aveugle de ses interlocuteurs à la Loi : ils tentent de la réduire à un code dont la mise en application réclame des procédures d’interprétation sophistiquées sans doute, mais cependant univoques (littérales), qui ont l’immense « avantage » de dispenser le sujet de s’engager en liberté (spirituellement) dans le travail du discernement. C’est ce travail que Jésus réclame en soumettant l’interprétation de la Loi à ce que Paul désignera plus tard comme la dialectique de l’esprit et de la lettre (Rm 2,29;7,6; 2Co 3,6) » [2].

 

La fidélité à l’Esprit du Christ demande de relativiser la lettre de la Loi, de nettoyer régulièrement les traditions alluvionnaires qui risquent en s’accumulant de boucher la source d’eau vive. Purifier les traditions humaines (les alluvions) en remontant à la Tradition (la source jaillissante) originelle : telle est la réforme permanente que Jésus opère en régime juif et que son Église devra poursuivre en régime romain, ou grec, ou français etc., sous la conduite de l’Esprit qui nous conduit vers la vérité tout entière.

Impossible alors d’obéir aveuglément à des prescriptions trop humaines, trop datées, trop liées à une culture ou à un monde disparus. Les Églises ont pu justifier autrefois l’esclavage, l’apartheid, l’Inquisition, la domination masculine, la peine de mort etc., et enseigner cela dans leur catéchisme. Il est clair pour nous aujourd’hui qu’il nous faut abandonner ces interprétations et en chercher de plus fidèles.

Impossible de sacraliser un moment de la Tradition en la figeant dans ses expressions (liturgique, morale, disciplinaire, sociale, ecclésiale) d’un lieu et d’un temps.

 

Jésus nous invite donc à demeurer critiques

Il l’est lui-même, au grand scandale de ses auditeurs juifs : « on vous a dit : … eh bien, moi je vous dis : … » (Mt 5). Jésus radicalise le message biblique, au sens où il revient à sa racine, coupant les branches multiples qui ont poussé depuis. L’énumération de Mt 5 où  Jésus nettoie l’arsenal législatif juif sur la colère, l’adultère, le divorce, le parjure, la vengeance, la haine des ennemis, montre qu’il veut retrouver la Tradition la plus radicale (à la racine) au-delà des accommodements (alluvions) développées au cours des siècles. Ce mouvement est toujours à poursuivre. Le concile de Jérusalem (Ac 15) a montré la voie en osant ne plus imposer la circoncision, ni l’interdit de manger des viandes consacrées aux idoles, ou de ne manger qu’entre juifs.

Nous vénérons la Tradition venue des Apôtres, à condition d’entretenir un rapport critique à toutes les traditions censées l’incarner.

 

3. La tradition d’un rapport critique à la Tradition

Que transmettent les Apôtres ? L’expérience d’une rencontre avec un vivant, ce qui échappe à toute définition ; la mémoire de la Passion d’un crucifié, condamné au nom de la Loi pour blasphème et usurpation royale, ce qui conteste toute absolutisation de la Loi.

Transmettons à notre tour la mémoire de ce crime qui critique l’application aveugle de la Loi. Le crucifié que la tradition juive rejette (comme celle du Coran), nous le proclamons Messie accomplissant la Tradition, scandale pour les juifs et folie pour les païens.

Sans cette transmission d’un rapport critique à la Tradition, nous serions juifs ou musulmans, pas chrétiens.

 

Ouverture du concile Vatican II le 11 octobre 1962 en présence de 2500 évêquesQu’a fait le concile Vatican II sinon toiletter les alluvions entassées depuis le XVI° siècle, et revenir à la tradition la plus ancienne ? Les conservateurs veulent figer la Tradition à un instant de l’histoire. Ils se conduisent en pratique comme si l’Esprit ne conduisait pas l’Église à aller ailleurs. Ce sont des fixistes. Vatican II veut retrouver le souffle de l’Esprit, source de la fécondité authentique. Et qui pourrait figer ce souffle ?

Bien sûr, le danger existe de jeter le bébé avec l’eau du bain. Sous prétexte d’aggiornamento, il ne faut pas perdre l’essentiel. C’est toujours un travail de discernement – dans l’Esprit – que de passer les traditions ecclésiales au tamis de l’Évangile pour voir celles qui demeurent et celles qu’il faut changer. Sans ce discernement spirituel, on risque de s’aligner sur les idéologies de son temps, ce qui est une autre forme d’infidélité.

 

Célébrer en langue locale plutôt qu’en latin, face au peuple plutôt que dos à l’assemblée, admettre la présence des femmes dans le chœur et dans les instances de décision de l’Église, leur confier des ministères, revivifier le diaconat permanent là où c’est utile… : les réformes issues de Vatican II sont traditionnelles, car elles réévaluent les traditions de vingt siècles à l’aune du retour à l’Écriture et de la tradition la plus ancienne. 

« Au commencement, il n’en était pas ainsi… » (Mc 10,5)

 

Ayons le courage d’éduquer les baptisés de tous âges à l’Esprit critique, plutôt qu’à la soumission aveugle ou non d’une tradition figée et idéalisée. Seul ce discernement spirituel préserve la folie de la croix et la sagesse de l’Évangile.

 

Le recours inlassable à l’Écriture est le tamis qui permet de passer au crible nos habitudes, nos croyances, nos coutumes.
Le discernement dans l’Esprit est l’indispensable décapage pour purifier l’Église de ses traditions trop humaines…

 

Quelles sont « mes traditions » que je devrais réévaluer à la lumière de « la Tradition » ?

_______________________________________

[1]. Dans la liturgie tridentine, il y avait trois tons de voix :
- certaines parties dites à voix haute ;
- d’autres à voix médiocre, audible par les proches seulement,  (les deux mots Orate, fratres ; le Sanctus ; les trois mots Nobis quoque peccatoribus vers la fin du Canon ; les quatre mots Domine, non sum dignus à trois reprises) ;
- d’autres enfin à voix basse (audible par le seul célébrant).

[2]. H.J. Gagey, La nouvelle donne pastorale, Ed. de l’Atelier, 1999, pp 53-54.

 

 

LECTURES DE LA MESSE

 

PREMIÈRE LECTURE
« Vous n’ajouterez rien à ce que je vous ordonne… vous garderez les commandements du Seigneur » (Dt 4, 1-2.6-8)

 

Lecture du livre du Deutéronome

Moïse disait au peuple : « Maintenant, Israël, écoute les décrets et les ordonnances que je vous enseigne pour que vous les mettiez en pratique. Ainsi vous vivrez, vous entrerez, pour en prendre possession, dans le pays que vous donne le Seigneur, le Dieu de vos pères. Vous n’ajouterez rien à ce que je vous ordonne, et vous n’y enlèverez rien, mais vous garderez les commandements du Seigneur votre Dieu tels que je vous les prescris. Vous les garderez, vous les mettrez en pratique ; ils seront votre sagesse et votre intelligence aux yeux de tous les peuples. Quand ceux-ci entendront parler de tous ces décrets, ils s’écrieront : ‘Il n’y a pas un peuple sage et intelligent comme cette grande nation !’ Quelle est en effet la grande nation dont les dieux soient aussi proches que le Seigneur notre Dieu est proche de nous chaque fois que nous l’invoquons ? Et quelle est la grande nation dont les décrets et les ordonnances soient aussi justes que toute cette Loi que je vous donne aujourd’hui ? »

 

PSAUME
(Ps 14 (15), 2-3a, 3bc-4ab, 4d-5)
R/ Seigneur, qui séjournera sous ta tente ? (Ps 14, 1a)

 

Celui qui se conduit parfaitement,
qui agit avec justice
et dit la vérité selon son cœur.

Il met un frein à sa langue.

Il ne fait pas de tort à son frère
et n’outrage pas son prochain.

À ses yeux, le réprouvé est méprisable
mais il honore les fidèles du Seigneur.

Il ne reprend pas sa parole.

Il prête son argent sans intérêt,
n’accepte rien qui nuise à l’innocent.
Qui fait ainsi demeure inébranlable.

 

DEUXIÈME LECTURE
« Mettez la Parole en pratique » (Jc 1, 17-18.21b-22.27)

 

Lecture de la lettre de saint Jacques

Mes frères bien-aimés, les présents les meilleurs, les dons parfaits, proviennent tous d’en haut, ils descendent d’auprès du Père des lumières, lui qui n’est pas, comme les astres, sujet au mouvement périodique ni aux éclipses. Il a voulu nous engendrer par sa parole de vérité, pour faire de nous comme les prémices de toutes ses créatures. Accueillez dans la douceur la Parole semée en vous ; c’est elle qui peut sauver vos âmes. Mettez la Parole en pratique, ne vous contentez pas de l’écouter : ce serait vous faire illusion. Devant Dieu notre Père, un comportement religieux pur et sans souillure, c’est de visiter les orphelins et les veuves dans leur détresse, et de se garder sans tache au milieu du monde.

 

ÉVANGILE
« Vous laissez de côté le commandement de Dieu, pour vous attacher à la tradition des hommes » (Mc 7, 1-8.14-15.21-23)
Alléluia. Alléluia. Le Père a voulu nous engendrer par sa parole de vérité, pour faire de nous comme les prémices de toutes ses créatures. Alléluia. (Jc 1, 18)

 

Évangile de Jésus Christ selon saint Marc

En ce temps-là, les pharisiens et quelques scribes, venus de Jérusalem, se réunissent auprès de Jésus, et voient quelques-uns de ses disciples prendre leur repas avec des mains impures, c’est-à-dire non lavées. – Les pharisiens en effet, comme tous les Juifs, se lavent toujours soigneusement les mains avant de manger, par attachement à la tradition des anciens ; et au retour du marché, ils ne mangent pas avant de s’être aspergés d’eau, et ils sont attachés encore par tradition à beaucoup d’autres pratiques : lavage de coupes, de carafes et de plats. Alors les pharisiens et les scribes demandèrent à Jésus : « Pourquoi tes disciples ne suivent-ils pas la tradition des anciens ? Ils prennent leurs repas avec des mains impures. » Jésus leur répondit : « Isaïe a bien prophétisé à votre sujet, hypocrites, ainsi qu’il est écrit : Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi. C’est en vain qu’ils me rendent un culte ; les doctrines qu’ils enseignent ne sont que des préceptes humains. Vous aussi, vous laissez de côté le commandement de Dieu, pour vous attacher à la tradition des hommes. »
Appelant de nouveau la foule, il lui disait : « Écoutez-moi tous, et comprenez bien. Rien de ce qui est extérieur à l’homme et qui entre en lui ne peut le rendre impur. Mais ce qui sort de l’homme, voilà ce qui rend l’homme impur. »
Il disait encore à ses disciples, à l’écart de la foule : « C’est du dedans, du cœur de l’homme, que sortent les pensées perverses : inconduites, vols, meurtres, adultères, cupidités, méchancetés, fraude, débauche, envie, diffamation, orgueil et démesure. Tout ce mal vient du dedans, et rend l’homme impur. »
.Patrick Braud

 

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