Le dollar et le goupillon ?
Le dollar et le goupillon ?
Homélie du 33° Dimanche ordinaire / Année A
19/11/2017
Cf. également :
Entre dans la joie de ton maître
Décevante est la grâce et vaine la beauté
À chacun selon ses capacités
Thérèse de Lisieux (1873-1897) rapporte dans son journal spirituel une image venant de sa sœur Pauline :
Une fois je m’étonnais de ce que le Bon Dieu ne donne pas une gloire égale dans le ciel à tous les élus, et j’avais peur que tous ne soient pas heureux. Alors Pauline me dit d’aller chercher le grand verre à papa et de le mettre de côté de mon tout petit dé, puis de les remplir d’eau, ensuite elle me demanda lequel était le plus plein. Je lui dis qu’ils étaient aussi pleins l’un que l’autre et qu’il était impossible de mettre plus d’eau qu’ils n’en pouvaient contenir. Ma Mère chérie me fit alors comprendre qu’au Ciel le Bon Dieu donnerait à ses élus autant de gloire qu’ils en pourraient contenir, et qu’ainsi le dernier n’aurait rien à envier au premier [1].
Cette parabole est précieuse, car elle permet de conjuguer la responsabilité individuelle et l’égalité fondamentale entre tous. La clé semble bien venir de notre évangile dominical (Mt 25, 14 30) : « à chacun selon ses capacités ». Comme dans l’histoire des verres petits et grands mais tous remplis à ras bord, Jésus arrive dans cette parabole des talents à concilier les différences liées aux capacités de chacun (5/2/1 talents) et l’égalité de traitement pour ceux qui les auront fait fructifier (« entre dans la joie de ton seigneur »). L’enjeu est ici la vie éternelle, au retour du maître absent.
Mais l’enjeu symétrique est la vie sociale durant cette absence.
Chacun va-t-il être jaloux de ce qu’a reçu l’autre (ce qui engendre alors la violence mimétique, à l’origine de tant de conflits humains) ? ‘Tous les hommes naissent égaux en droit’, proclamons-nous avec conviction. Mais force est de constater qu’ils ne naissent pas égaux en fait. Être le huitième enfant d’une famille pauvre du Yémen n’offre certes pas les mêmes chances qu’être le deuxième d’une famille aisée de Neuilly-sur-Seine… Jésus ne sacralise pas ces inégalités de naissance, de classe sociale ou même de dons reçus (intelligence, qualités diverses, capital santé etc.). Il appelle chacun à prendre conscience de ce qu’il a reçu (et personne n’a rien reçu !) et à le faire fructifier selon ses capacités. C’est ce que la promesse scoute des jeannettes appelle « faire de mon mieux ».
La parabole des talents rejoint ainsi celle des dix vierges sages et folles dans l’éloge de la responsabilité individuelle. Personne ne peut faire fructifier à ma place des talents que j’ai reçus du hasard et de ma famille. Il faut pour cela une certaine culture de l’initiative, de la prise de risque. Ces valeurs parlent au cœur des néolibéraux. D’autant plus que l’attitude inverse dénoncée par Jésus est la peur. C’est par peur que le mauvais serviteur enfouit son talent. Or l’économie de marché demande pour fonctionner un écosystème basé sur la confiance et non sur la peur. La « société de confiance » vantée par Peyrefitte en 1995 est le milieu naturel indispensable où peut s’épanouir une économie ouverte, faite d’échanges et de liens commerciaux. Les sociétés fermées enfouissent leurs richesses, ne les risquent pas dans des aventures entrepreneuriales pour créer de nouveaux biens.
Il existe donc de nombreuses affinités entre ces paraboles et l’esprit capitaliste depuis l’origine : le constat des inégalités, le moteur de l’initiative individuelle, le principe de responsabilité, la prise de risque basée sur la confiance mutuelle et non sur la peur etc.
Serait-on en présence d’une sainte alliance entre pensée évangélique et économie de marché ? Le dollar et le goupillon en somme ?
À bien y regarder, les contre-feux allumés pour contenir l’individualisme sont nombreux.
L’impératif du rendement proportionnel
Impossible d’être rentier dans l’esprit de la parabole. Les talents investis ont une rentabilité (un ROI, comme aiment à dire les gestionnaires) de 100 % : 5 pour 5, 2 pour 2. Ailleurs, dans la parabole du semeur, Jésus évoque des rendements encore supérieurs : 30, 60, 100 pour un. Mais il précise : « à celui qui a beaucoup reçu on donnera davantage encore ».
Prenons un exemple en France : les quelques 650 actionnaires héritiers de la famille Mulliez, détenteurs d’un empire familial devenu mondial (Décathlon, Leroy-Merlin, Auchan…), sont éduqués dans la conviction que leur fortune n’est pas pour jouir du luxe, mais pour continuer à créer des entreprises, des emplois, de la richesse. S’ils deviennent actionnaires, ce n’est pas pour flamber ni devenir oisifs, c’est pour faire fructifier ce capital historiquement accumulé par leurs aïeux. Ils sont représentatifs d’un capitalisme inspiré par la doctrine sociale de l’Église, où naître riche est d’abord une responsabilité envers les autres avant d’être un avantage personnel. Le talent reçu, quel qu’il soit : économique, artistique, physique ou intellectuel, est d’abord une dette, avec obligation de rendement. Si ce rendement n’est pas proportionnel aux dons reçus, l’héritage devient de la confiscation, le talent devient égoïsme.
Rendre des comptes
Le maître de la parabole s’absente, mais il reviendra. Il confie des talents, mais en reste le propriétaire. À son retour, c’est le temps des comptes rendus : chacun rend les comptes de sa gestion en expliquant ce qu’il en a fait et pourquoi.
L’homme est ainsi gestionnaire du monde et non pas propriétaire. Ce devoir de gérance est la base de notre responsabilité écologique. C’est également le socle de notre solidarité avec les générations futures. C’est encore le fondement de l’humilité spirituelle, car tout talent est un charisme, c’est-à-dire un don de l’Esprit de Dieu en vue du bien commun.
La perspective de rendre des comptes, aujourd’hui devant les autres, demain devant nos enfants et la planète, et ultimement devant Dieu, change radicalement notre rapport à la liberté et la responsabilité individuelles. Notre liberté et notre autonomie sont celles d’un gérant, pas d’un propriétaire à son compte. Se vouloir indépendant au point de ne pas accepter de rendre des comptes est peut-être très libéral, mais très peu évangélique.
Ne pas sacraliser les inégalités
Le jugement final du maître de la parabole des talents remet tout le monde à égalité. Que tu aies eu deux ou cinq talents, « entre dans la joie de ton seigneur » si tu les as fait fructifier. Peu importe la taille de ton verre, il sera rempli à la fin selon l’image de Pauline Martin. À nous de traduire dans la vie sociale cette égalité finale. Comment ? En supprimant pour nous-mêmes les privilèges par lesquels les plus talentueux veulent se distinguer des autres. En considérant comme normal de produire plus que ceux qui ont moins. En n’étant pas jaloux de ceux qui ont plus (ce qui est plus facile s’ils le mettent au service du bien commun, c’est vrai !).
D’ailleurs, chacun des serviteurs de la parabole reste dans la condition des serviteurs du domaine, comme les autres. S’il produit plus, il ne se sépare pas pour autant de sa condition ni de ses confrères.
Un utopiste français, Henri Pierre Godin a traduit cette aspiration dans le Familistère de Guise (sans se référer à l’Évangile !). Inventeur du fameux poêle Gaudin, il a investi sa richesse dans le développement de son usine et la construction d’un ensemble de logements communautaires à Guise (jusqu’à 2000 personnes y ont vécu pendant un siècle !), avec un principe fort : associer les ouvriers au capital et aux bénéfices, leur offrir les « équivalents de la richesse » (car, de façon réaliste et pragmatique, Gaudin constatait qu’il était impossible de les rendre tous riches). Les « équivalents de la richesse », c’étaient au XIX° siècle les bains pour tous, la piscine (où l’on apprenait à nager grâce à un système ingénieux de plancher relevable…), le théâtre, l’eau chaude, des loisirs, et même une école (précurseur de l’école Montessori), tout cela gratuitement pour les résidents du Familistère !
Gaudin, socialiste utopiste inspiré de Fourrier et de Proudhon, grand anticlérical, a peut-être réalisé mieux que quiconque de son vivant ce que la parabole des talents implique dans la destination de la richesse produite…
À chacun selon ses besoins
La logique très responsabilisante de notre parabole : « à chacun selon ses capacités » doit en effet se conjuguer avec l’autre logique de répartition des biens que les Actes des apôtres nous ont transmis : « à chacun selon ses besoins » (Ac 2,45). La scolastique dira plus tard que la justice commutative (les lois de l’échange dans le marché) doit être corrigée par la justice distributive (la fiscalité, l’aide aux pauvres etc.). Les inégalités venant de la naissance, de la classe sociale, du pays etc. ne sont pas les moteurs de la création de richesses. Le moteur, c’est la volonté de faire fructifier les dons reçus. Cela se fait sans changer de condition, sans dominer ceux qui ont moins reçu, sans oublier de distribuer à ceux qui sont dans le besoin.
Faire fructifier ses talents demeure une force d’inspiration de tout progrès, humain économique ou spirituel. Sachons la mettre en œuvre, sans contredire notre commune fraternité, sans oublier le rendez-vous final où nous rendrons des comptes à notre Créateur.
LECTURES DE LA MESSE
PREMIÈRE LECTURE
« Ses mains travaillent volontiers » (Pr 31, 10-13.19-20.30-31)
Lecture du livre des Proverbes
Une femme parfaite, qui la trouvera ? Elle est précieuse plus que les perles ! Son mari peut lui faire confiance : il ne manquera pas de ressources. Elle fait son bonheur, et non pas sa ruine, tous les jours de sa vie. Elle sait choisir la laine et le lin, et ses mains travaillent volontiers. Elle tend la main vers la quenouille, ses doigts dirigent le fuseau. Ses doigts s’ouvrent en faveur du pauvre, elle tend la main au malheureux.
Le charme est trompeur et la beauté s’évanouit ; seule, la femme qui craint le Seigneur mérite la louange. Célébrez-la pour les fruits de son travail : et qu’aux portes de la ville, ses œuvres disent sa louange !
PSAUME
(Ps 127 (128), 1-2, 3, 4-5)
R/ Heureux qui craint le Seigneur ! (Ps 127, 1a)
Heureux qui craint le Seigneur
et marche selon ses voies !
Tu te nourriras du travail de tes mains :
Heureux es-tu ! À toi, le bonheur !
Ta femme sera dans ta maison
comme une vigne généreuse,
et tes fils, autour de la table,
comme des plants d’olivier.
Voilà comment sera béni
l’homme qui craint le Seigneur.
De Sion, que le Seigneur te bénisse !
Tu verras le bonheur de Jérusalem tous les jours de ta vie.
DEUXIÈME LECTURE
« Que le jour du Seigneur ne vous surprenne pas comme un voleur » (1 Th 5, 1-6)
Lecture de la première lettre de saint Paul apôtre aux Thessaloniciens
Pour ce qui est des temps et des moments de la venue du Seigneur, vous n’avez pas besoin, frères, que je vous en parle dans ma lettre. Vous savez très bien que le jour du Seigneur vient comme un voleur dans la nuit. Quand les gens diront : « Quelle paix ! quelle tranquillité ! », c’est alors que, tout à coup, la catastrophe s’abattra sur eux, comme les douleurs sur la femme enceinte : ils ne pourront pas y échapper. Mais vous, frères, comme vous n’êtes pas dans les ténèbres, ce jour ne vous surprendra pas comme un voleur. En effet, vous êtes tous des fils de la lumière, des fils du jour ; nous n’appartenons pas à la nuit et aux ténèbres. Alors, ne restons pas endormis comme les autres, mais soyons vigilants et restons sobres.
ÉVANGILE
« Tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup » (Mt 25, 14-30)
Alléluia. Alléluia. Demeurez en moi, comme moi en vous, dit le Seigneur ; celui qui demeure en moi porte beaucoup de fruit.
Alléluia. (Jn 15, 4a.5b)
Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples cette parabole : « C’est comme un homme qui partait en voyage : il appela ses serviteurs et leur confia ses biens. À l’un il remit une somme de cinq talents, à un autre deux talents, au troisième un seul talent, à chacun selon ses capacités. Puis il partit.
Aussitôt, celui qui avait reçu les cinq talents s’en alla pour les faire valoir et en gagna cinq autres. De même, celui qui avait reçu deux talents en gagna deux autres. Mais celui qui n’en avait reçu qu’un alla creuser la terre et cacha l’argent de son maître.
Longtemps après, le maître de ces serviteurs revint et il leur demanda des comptes. Celui qui avait reçu cinq talents s’approcha, présenta cinq autres talents et dit : ‘Seigneur, tu m’as confié cinq talents ; voilà, j’en ai gagné cinq autres.’ Son maître lui déclara : ‘Très bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton seigneur.’ Celui qui avait reçu deux talents s’approcha aussi et dit : ‘Seigneur, tu m’as confié deux talents ; voilà, j’en ai gagné deux autres.’ Son maître lui déclara : ‘Très bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton seigneur.’
Celui qui avait reçu un seul talent s’approcha aussi et dit : ‘Seigneur, je savais que tu es un homme dur : tu moissonnes là où tu n’as pas semé, tu ramasses là où tu n’as pas répandu le grain. J’ai eu peur, et je suis allé cacher ton talent dans la terre. Le voici. Tu as ce qui t’appartient.’ Son maître lui répliqua : ‘Serviteur mauvais et paresseux, tu savais que je moissonne là où je n’ai pas semé, que je ramasse le grain là où je ne l’ai pas répandu. Alors, il fallait placer mon argent à la banque ; et, à mon retour, je l’aurais retrouvé avec les intérêts. Enlevez-lui donc son talent et donnez-le à celui qui en a dix. À celui qui a, on donnera encore, et il sera dans l’abondance ; mais celui qui n’a rien se verra enlever même ce qu’il a. Quant à ce serviteur bon à rien, jetez-le dans les ténèbres extérieures ; là, il y aura des pleurs et des grincements de dents ! »
Patrick BRAUD