Le levain dans la pâte : interprétations symboliques
Le levain dans la pâte : interprétations symboliques
Homélie pour le 16° dimanche du temps ordinaire / Année A
23/07/2017
Cf. également :
La patience serait-elle l’arme des forts ?
Le petit reste d’Israël, ou l’art d’être minoritaires
L’Eglise et la modernité: sel de la terre ou lumière du monde ?
Parmi toutes les paraboles sur le Royaume de Dieu ce dimanche, arrêtons-nous sur l’une des plus connues : le levain dans la pâte. Elle est courte, facilement mémorisable, elle se prête à un infini d’interprétations symboliques qui lui ont assuré un grand succès dans l’histoire de l’Église et au-delà :
« Le royaume des Cieux est comparable au levain qu’une femme a pris et qu’elle a enfoui dans trois mesures de farine, jusqu’à ce que toute la pâte ait levé. » cf. Mt 13, 24-43
Les Père de l’Église y ont d’abord vu une image de l’humilité du Christ :
Il est le plus petit de tous les germes, car il est venu, mais non dans la puissance royale, non dans la richesse, non dans la sagesse de ce monde (St Ambroise : commentaire de l’évangile selon saint Luc, VII 180-185)
Puis une image de la double nature du Christ :
Le levain est un élément qui vient se joindre à la farine. Jésus, en tant qu’il était de la même nature que ses pères, pouvait se comparer au grain de blé : mais ayant ajouté à cette nature humaine la nature divine, il devient un ferment à l’égard de celle-là. Déjà il est partout dans la loi ancienne, il est partout mais caché ; il est révélé par les prophètes, et il commence à se manifester dans l’Évangile : c’est lui qui ramène tout à l’unité (saint Ambroise : commentaire de l’évangile selon saint Luc, VII 187-188).
Ils ont reconnu à travers la femme de la parabole tantôt Marie, tantôt l’Église, les deux étant constamment indissociables dans le christianisme primitif :
Cette femme qui mêle le ferment divin à la masse de l’humanité c’est la Vierge Marie ; comme la mort était venue par Ève, la vie vient à tous par Marie (saint Pierre Chrysologue : sermon XCIX).
Cette femme c’est aussi l’Église qui doit faire pénétrer Jésus au-dedans de notre âme jusqu’à ce que la chaleur de la sagesse céleste remplisse les parties les plus secrètes de notre cœur (saint Ambroise : commentaire de l’évangile selon saint Luc, VII 187).
On peut également partir de la réalité matérielle et fonctionnelle du levain.
Qu’est-ce que le levain ? Le dictionnaire Larousse écrit :
Morceau de pâte en cours de fermentation incorporé à la pâte en cours de pétrissage pour en provoquer la levée par dégagement de gaz carbonique.
La levure est issue d’un phénomène de moisissures (les micro-organismes). Il en faut très peu pour faire lever la pâte. À condition que le levain ait été correctement mélangé à l’ensemble, la pâte (à pain) gonfle et devient légère, aérée, sans que l’on puisse à la fin distinguer à nouveau la levure de la pâte où elle s’est dissoute à jamais.
Il y a six caractéristiques de l’action du levain que nous pouvons retenir pour notre propre action de chrétiens dans le monde aujourd’hui.
Moisir – s’enfouir – être minoritaire – se disperser – transformer – se perdre.
Bien sûr, une seule image ne suffit pas décrire entièrement le mystère du Royaume de Dieu. Il faut adjoindre à celle du levain les autres paraboles, où il est souvent question d’un tandem (antinomique) : sel/lumière, bon grain/ivraie, graine de moutarde, brebis au milieu des loups, drachme perdue…
Pourtant, depuis la fin du siècle dernier, la symbolique du levain dans la pâte a perdu du terrain dans l’imaginaire des chrétiens. Catholiques ou protestants parlent de reconquête, se retrouvent entre eux dans des communautarismes à la mode, affirment clairement une identité visible voire agressive.
Cf. L’Eglise et la modernité: sel de la terre ou lumière du monde ?
Raison de plus pour redécouvrir combien les harmoniques – non exclusives – de cette métaphore du levain devraient structurer notre présence au monde.
Moisir
C’est évidemment curieux de choisir un tel verbe – connoté très négativement – et de commencer par lui ! Mais les champignons de la levure ne sont ni plus ni moins que des moisissures microscopiques. Moisir, c’est peut-être – au plan spirituel – faire l’expérience de sa propre part d’ombre, pâlir d’effroi devant ses contradictions et son incohérence. Impossible de rejoindre les autres utilement sans d’abord plonger en soi et regarder avec courage les décompositions intérieures qui nous travaillent.
Plus encore, le levain évoque cette part d’humanité que l’on considère comme moisie, au rebut, déchet de la société. Ce n’est pas pour rien que Pâques est la fête des pains sans levain, et qu’il faut éliminer toute trace de cette impureté dans les maisons juives avant de célébrer Pessah. Or Jésus s’est identifié à ce levain impur que l’on met dehors pour Pâques (Jn 19,14). Lui, le saint de Dieu, il a fait corps avec les impurs, des lépreux aux adultères, des païens aux zélotes. Sur la croix, il devient un maudit de Dieu (Ga 3,13 ; Dt 21,23), identifié à ce que l’humanité produit de pire en matière de criminalité et de blasphème.
Or, si le levain fait lever la pâte, c’est parce qu’il est composé de cette inhumanité repoussée par les dominants.
Impossible de contribuer au bien commun sans « moisir » d’abord avec les exclus de notre temps, ce qui commence avec soi-même. C’est par exemple Jean Vannier recueillant chez lui des personnes handicapées mentales qu’on allait placer en institution, ou l’Abbé Pierre partageant la vie et le travail des premiers compagnons d’Emmaüs.
S’enfouir
Comment ne pas s’étonner que le Verbe de Dieu vienne s’enfouir dans une bourgade perdue d’un peuple juif qui n’est certes pas le plus grand ni le plus nombreux des peuples de nos manuels d’histoire !? Et pourtant, Jésus est devenu universel à partir de sa singularité juive, judéenne, et grâce à elle.
Celui qui ne sait pas s’enfouir dans une culture, un peuple, avec ses coutumes, sa langue, sa sagesse ou son histoire ne pourra faire lever l’ensemble. Les Pères Blancs envoyés en Afrique noire au XVIII° siècle commençaient par une année d’école, pour apprendre la langue, les proverbes, les coutumes de l’ethnie vers qui ils allaient être envoyés.
S’enfouir est à l’inverse de tous les ghettos, replis sur soi ou citadelles qui sont trop souvent le lot des expatriés ou des immigrés. S’enfouir, c’est se faire romain avec les romains, manger africain avec les africains, s’habiller indien avec les indiens, servir le thé au Japon comme les Japonais… Comment susciter un élan pour tous en restant à distance, cloisonné dans un autre univers ? Ce fut l’une des sources de l’anticléricalisme en France, car le haut clergé ne vivait plus au milieu du peuple ni comme lui. C’est aujourd’hui l’un des reproches les plus violents fait à nos politiques, qui ne savent plus de quoi est fait le quotidien des plus modestes, parce qu’ils ne fréquentent plus leurs quartiers, n’ont plus les mêmes joies ni les mêmes soucis.
Savoir s’enfouir, à la manière du Christ 30 années caché à Nazareth, est l’indispensable préambule à l’efficacité du levain.
Être minoritaire
Répétons-le : très peu de levain suffit (comme le sel). Bien des chrétiens rêvent de redevenir majoritaires en France ou ailleurs, avec une nostalgie mauvaise conseillère. Le but de l’Église n’est pas de contrôler ni de devenir l’ensemble de la société (à l’inverse de l’ambition musulmane). Elle est de faire lever le royaume de Dieu en pleine humanité. Point n’est besoin pour les baptisés d’être nombreux ou au pouvoir. La condition de minoritaires leur va bien. Ce fut leur condition au cours des trois premiers siècles du christianisme, et cela ne les a pas empêchés, au contraire, d’embraser le bassin méditerranéen du feu de l’Évangile !
Cf. Le petit reste d’Israël, ou l’art d’être minoritaires
Se disperser
Le levain s’éparpille dans toute la pâte, par nature et par travail du pétrin. S’il reste concentré, certaines parties lèveront trop, d’autres pas du tout. Les chrétiens n’ont pas vocation à vivre ensemble : il leur faut s’éparpiller dans la vie sociale à travers les professions, les associations, les loisirs les plus variés. S’ils se retrouvent, c’est pour se raconter l’action de l’Esprit Saint chez ceux qu’ils rencontrent (à la manière des Actes des Apôtres), pour reprendre des forces en communiant à l’ekklèsia et à l’eucharistie avant d’être à nouveau renvoyés à leurs responsabilités ordinaires (« allez dans la paix du Christ » / ite missa est).
Même les communautés monastiques, apparemment monobloc, veulent en pratiquant l’accueil et l’hospitalité ne pas se couper de la multiplicité des détresses et des espoirs du monde qui les entoure.
Un baptisé à lui tout seul ne peut assumer l’intégralité de cette dispersion. Mais à plusieurs, il est essentiel de vérifier régulièrement la surface et la qualité de la diaspora vécue, quitte à envoyer en mission là où justement il n’y a personne. La diaspora juive demeure le mode de vie ordinaire de l’Église. Elle fait même partie de son identité catholique, c’est-à-dire orientée vers la totalité de l’humanité.
Transformer
S’enfouir, être présent au maximum à nos réalités contemporaines : oui, mais pas seulement pour être présent. Le levain possède une efficacité spectaculaire, et visible ! La pâte lève alors qu’elle était compacte et lourde. La puissance de la levure se juge à la transformation opérée. Ainsi la qualité de la vie spirituelle des baptisés se juge aux fruits qu’elle produit dans l’ensemble de la société. Car il ne s’agit pas d’épouser les mœurs environnantes pour devenir complice ! Il s’agit de faire corps avec le meilleur de nos contemporains pour que l’Esprit les élève vers Dieu. Les premières générations de chrétiens ont apporté avec eux le respect de la vie humaine, de la dignité féminine, de l’égalité entre maîtres et esclaves, toutes valeurs qui n’étaient pas évidentes dans l’empire romain ou dans les nations barbares. Les générations d’aujourd’hui seront levain dans la pâte si elles réussissent à humaniser davantage la vie en entreprise, le partage des richesses, le respect de la vie et des plus faibles etc. Cette transformation se joue dans les quartiers, les familles, mais aussi dans les lois, la création artistique, l’innovation sociale…
À quoi bon des églises pleines si elles sont incapables de rendre la société meilleure ? À quoi bon des baptisés par millions s’ils suivent aveuglement Hitler ou Pétain, s’ils se saisissent de la machette entre Hutus et Tutsis, s’ils aggravent les inégalités entre riches et pauvres ? À l’inverse, un Desmond Tutu et un Nelson Mandela renversent l’apartheid ; un Jean Monnet et un Maurice Schumann construisent la paix en Europe sur le pardon franco-allemand et la coopération économique ; les Pères Blancs mettent par écrit les langues indigènes et leur grammaire ; Jean Paul II s’engage dans la lutte contre le communisme en Pologne et donne des coups de pioches spirituels qui finiront par casser le mur de Berlin etc. etc.
Se perdre
À la fin du pétrin, le levain ne se distingue plus de la pâte. Comme dans l’immixtion eucharistique, où on ne peut plus distinguer l’eau du vin dans le calice. Il s’agit bien de se perdre, par amour. Impossible pour le levain de calculer un ROI (retour sur investissement), de planifier une prise de pouvoir, d’obtenir gloire et reconnaissance à la fin de l’opération, car il n’existe plus, purement et simplement ! Le désintéressement est aussi naturel au levain que l’ambition aux politiques… La seule ambition du levain, c’est que la pâte lève, et il sait que c’est au prix de sa propre disparition en tant que levain.
Le Christ a vécu au plus haut ce désintéressement. Par amour, il a accepté de se perdre, d’aller au plus bas, aux enfers mêmes. C’est « par-dessus le marché » que Dieu l’a relevé, exalté en même temps qu’il élevait et exaltait notre nature humaine.
Sans désintéressement, la transformation n’est ni puissante ni pérenne.
Sans gratuité, l’ego sépare à nouveau ce que l’amour avait réuni, à la manière d’une émission instable, huile et vinaigre.
Moisir, s’enfouir, être minoritaire, se disperser, transformer, se perdre : choisissez le verbe qui en ce moment résonne pour vous comme un appel de Dieu.
Regardez cette semaine comment l’incarner davantage dans vos responsabilités ordinaires.
LECTURES DE LA MESSE
PREMIÈRE LECTURE
« Après la faute tu accordes la conversion » (Sg 12, 13.16-19)
Lecture du livre de la Sagesse
Il n’y a pas d’autre dieu que toi, qui prenne soin de toute chose : tu montres ainsi que tes jugements ne sont pas injustes. Ta force est à l’origine de ta justice, et ta domination sur toute chose te permet d’épargner toute chose. Tu montres ta force si l’on ne croit pas à la plénitude de ta puissance, et ceux qui la bravent sciemment, tu les réprimes. Mais toi qui disposes de la force, tu juges avec indulgence, tu nous gouvernes avec beaucoup de ménagement, car tu n’as qu’à vouloir pour exercer ta puissance. Par ton exemple tu as enseigné à ton peuple que le juste doit être humain ; à tes fils tu as donné une belle espérance : après la faute tu accordes la conversion.
PSAUME
(Ps 85 (86), 5-6, 9ab.10, 15-16ab)
R/ Toi qui es bon et qui pardonnes, écoute ma prière, Seigneur. (cf. Ps 85, 5a.6a)
Toi qui es bon et qui pardonnes,
plein d’amour pour tous ceux qui t’appellent,
écoute ma prière, Seigneur,
entends ma voix qui te supplie.
Toutes les nations, que tu as faites,
viendront se prosterner devant toi,
car tu es grand et tu fais des merveilles,
toi, Dieu, le seul.
Toi, Seigneur, Dieu de tendresse et de pitié,
lent à la colère, plein d’amour et de vérité !
Regarde vers moi,
prends pitié de moi.
DEUXIÈME LECTURE
« L’Esprit lui-même intercède par des gémissements inexprimables » (Rm 8, 26-27)
Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Romains
Frères, l’Esprit Saint vient au secours de notre faiblesse, car nous ne savons pas prier comme il faut. L’Esprit lui-même intercède pour nous par des gémissements inexprimables. Et Dieu, qui scrute les cœurs, connaît les intentions de l’Esprit puisque c’est selon Dieu que l’Esprit intercède pour les fidèles.
ÉVANGILE
« Laissez-les pousser ensemble jusqu’à la moisson » (Mt 13, 24-43)
Alléluia. Alléluia.
Tu es béni, Père, Seigneur du ciel et de la terre, tu as révélé aux tout-petits les mystères du Royaume ! Alléluia. (cf. Mt 11, 25)
Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
En ce temps-là, Jésus proposa cette parabole à la foule : « Le royaume des Cieux est comparable à un homme qui a semé du bon grain dans son champ. Or, pendant que les gens dormaient, son ennemi survint ; il sema de l’ivraie au milieu du blé et s’en alla. Quand la tige poussa et produisit l’épi, alors l’ivraie apparut aussi. Les serviteurs du maître vinrent lui dire : ‘Seigneur, n’est-ce pas du bon grain que tu as semé dans ton champ ? D’où vient donc qu’il y a de l’ivraie ?’ Il leur dit : ‘C’est un ennemi qui a fait cela.’ Les serviteurs lui disent : ‘Veux-tu donc que nous allions l’enlever ?’ Il répond : ‘Non, en enlevant l’ivraie, vous risquez d’arracher le blé en même temps. Laissez-les pousser ensemble jusqu’à la moisson ; et, au temps de la moisson, je dirai aux moissonneurs : Enlevez d’abord l’ivraie, liez-la en bottes pour la brûler ; quant au blé, ramassez-le pour le rentrer dans mon grenier.’ »
Il leur proposa une autre parabole : « Le royaume des Cieux est comparable à une graine de moutarde qu’un homme a prise et qu’il a semée dans son champ. C’est la plus petite de toutes les semences, mais, quand elle a poussé, elle dépasse les autres plantes potagères et devient un arbre, si bien que les oiseaux du ciel viennent et font leurs nids dans ses branches. » Il leur dit une autre parabole : « Le royaume des Cieux est comparable au levain qu’une femme a pris et qu’elle a enfoui dans trois mesures de farine, jusqu’à ce que toute la pâte ait levé. »
Tout cela, Jésus le dit aux foules en paraboles, et il ne leur disait rien sans parabole, accomplissant ainsi la parole du prophète : J’ouvrirai la bouche pour des paraboles, je publierai ce qui fut caché depuis la fondation du monde.
Alors, laissant les foules, il vint à la maison. Ses disciples s’approchèrent et lui dirent : « Explique-nous clairement la parabole de l’ivraie dans le champ. » Il leur répondit : « Celui qui sème le bon grain, c’est le Fils de l’homme ; le champ, c’est le monde ; le bon grain, ce sont les fils du Royaume ; l’ivraie, ce sont les fils du Mauvais. L’ennemi qui l’a semée, c’est le diable ; la moisson, c’est la fin du monde ; les moissonneurs, ce sont les anges. De même que l’on enlève l’ivraie pour la jeter au feu, ainsi en sera-t-il à la fin du monde. Le Fils de l’homme enverra ses anges, et ils enlèveront de son Royaume toutes les causes de chute et ceux qui font le mal ; ils les jetteront dans la fournaise : là, il y aura des pleurs et des grincements de dents. Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père.
Celui qui a des oreilles, qu’il entende ! »
Patrick BRAUD