Manager en servant-leader
Manager en servant-leader
29° Dimanche du Temps Ordinaire / Année B
17/10/2021
Cf. également :
Premiers de cordée façon Jésus
Jesus as a servant leader
Jeudi saint : les réticences de Pierre
On voudrait être un baume versé sur tant de plaies…
Donner sens à la souffrance
Exercer le pouvoir selon le cœur de Dieu
Une autre gouvernance
À quoi servent les riches ?
Où est la bénédiction ? Où est le scandale ? dans la richesse, ou la pauvreté ?
Léo, le serviteur…
Léo est le serviteur mystérieux du « Voyage en Orient », roman d’Hermann Hesse (1932).
Léo accompagne un groupe d’hommes partis en expédition vers l’Orient, commanditée par une mystérieuse confrérie spirituelle à la recherche de la vérité. Il remplit son rôle de « domestique » avec simplicité et gentillesse.
Personne ne le remarque.
Attentif aux besoins de chacun il porte les bagages, prépare le thé, remonte le moral des voyageurs fatigués, sourit, raconte une histoire et sourit encore. On ne sait rien de lui, si ce n’est qu’il est toujours présent quand il le faut, discret et serviable à la fois.
Un jour, Léo disparaît. Tous les efforts déployés pour le retrouver restent vains. Désespérée, la caravane continue son voyage : mais à dater de ce jour tout se détraque. Lire une carte géographique ? Allumer un feu ? Réchauffer le cœur et maintenir l’espoir de la communauté ? Léo n’est plus là. Léo manque à tous. Il était indispensable, mais personne ne s’en rendait compte car c’était un second rôle, un voyageur de troisième classe.
L’expédition se termine en fiasco.
Beaucoup plus tard, l’un des voyageurs retrouve la trace de Léo. Il découvre alors, avec stupeur, que sous les traits de ce serviteur discret, efficace et attentionné se cachait en fait le Grand Maître de la congrégation spirituelle qui avait commandité le voyage.
En fait, par sa présence et on attitude de service, Léo facilita l’harmonie du groupe et son avancée étape par étape vers son objectif.
Belle leçon de leadership, dont nous pouvons tous nous inspirer. Non pas pour disparaître dans l’ombre, mais pour devenir plus simples, plus authentiques, davantage à l’écoute de nos collaborateurs et de nos clients [1].
Jésus au pied de ses subordonnés
Voilà qui rejoint l’évangile de ce Dimanche (Mc 10, 35-45), où Jésus appelle Jacques et Jean, les fils de Zébédée, et les autres, à cultiver l’ambition du service et non celle de la promotion politique :
« Vous le savez : ceux que l’on regarde comme chefs des nations les commandent en maîtres ; les grands leur font sentir leur pouvoir. Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi. Celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur. Celui qui veut être parmi vous le premier sera l’esclave de tous : car le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude ».
En lisant le roman d’Herman Hesse, l’auteur américain R. K. Greenleaf (1904-1990) [2] en tira une conviction forte : le service est le degré le plus élevé du leadership. Chrétien persuadé que la foi est aussi une pratique sociale, il forgea alors le concept de « servant-leader » dans son essai «The Servant as leader », qui s’est vendu à plus de 500 000 exemplaires. Il écrit :
« Le servant-leader est d’abord serviteur… Cela commence par le sentiment naturel que l’on veut servir, servir d’abord. Ensuite, le choix conscient amène à aspirer à diriger. Cette personne est très différente de celle qui est le leader d’abord, peut-être à cause du besoin d’apaiser une pulsion de pouvoir inhabituelle ou d’acquérir des biens matériels… Le leader d’abord et le serviteur d’abord sont deux types extrêmes. Entre eux, il y a des nuances et des mélanges qui font partie de l’infinie variété de la nature humaine.
« La différence se manifeste dans le soin apporté par le serviteur d’abord pour s’assurer que les besoins les plus prioritaires des autres sont satisfaits. Le meilleur test, et difficile à administrer, est le suivant : les personnes servies grandissent-elles en tant que personnes ? Est-ce qu’en étant servis, deviennent-ils plus sains, plus sages, plus libres, plus autonomes, plus susceptibles de devenir eux-mêmes des serviteurs ? Et quel est l’effet sur les moins privilégiés de la société ? En bénéficieront-ils ou au moins ne seront-ils pas davantage privés ? »
Un servant-leader se concentre principalement sur la croissance et le bien-être des personnes et des communautés auxquelles elles appartiennent. Alors que le leadership traditionnel implique généralement l’accumulation et l’exercice du pouvoir par une personne au « sommet de la pyramide », le leadership serviteur est différent. Le leader-serviteur partage le pouvoir, donne la priorité aux besoins des autres et aide les gens à se développer et à être aussi performants que possible.
Bien sûr, les chrétiens reconnaîtront facilement en Jésus l’archétype du servant-leader : il est le Maître et Seigneur parce que au service des siens, jusqu’à leur laver les pieds comme un domestique. Il est prêt à donner sa vie pour que l’autre grandisse et soit libéré du mal qui le ronge. Il conduit les Douze non pas en chef autoritaire, mais en pédagogue qui fait découvrir à chacun le travail de l’Esprit en lui pour s’y abandonner. En s’identifiant aux moins-que-rien jusqu’à la Croix, il montre à ses amis que l’humilité est au cœur de son autorité, En mourant nu et faible sur le gibet, il fait corps avec les damnés de la terre pour leur ouvrir un chemin d’espérance à travers sa résurrection. Il incarne le Bon Pasteur qui donne sa vie pour ses brebis, et les mène dans un vert pâturage, là où elles peuvent devenir elles-mêmes (empowerment, diraient les conseils en management !).
Cette intuition que le leadership est d’abord fait de service est présente dans bien d’autres traditions spirituelles. Ainsi Lao-Tseu En Chine, entre 570 et 490 avant J.C :
« Avec le meilleur leader au-dessus d’eux,
les gens savent à peine qu’il existe.
Le meilleur leader parle peu.
Il ne parle jamais négligemment.
Il œuvre sans intérêt personnel
Et ne laisse aucune trace.
Quand tout est fini, les gens disent,
« Nous l’avons fait par nous-mêmes. » »
Ou bien Chanakya, En Inde, 4 siècles avant J.C :
« Le roi doit considérer comme bon non pas ce qui lui plait mais ce qui plait à ses sujets …
il est un serviteur rétribué qui jouit en commun avec les autres gens des ressources de l’État ».
Un servant leader se fixe pour but premier la réussite de chacun dans son équipe, et de l’équipe ensemble. R.K. Greenleaf écrit :
« Le meilleur test, et difficile à observer, est :
- est-ce que les personnes servies se développent en tant que personnes ?
- deviennent-elles, tout en étant servies, plus saines, plus sages, plus libres, plus autonomes, plus proches d’elles-mêmes pour devenir à leur tour serviteurs ?
- quel en est l’effet sur les moins privilégiés dans la société : en bénéficient-ils, ou au moins n’en sont-ils pas encore plus privés ? »
Voilà à quoi on reconnaît qu’un leader a cette touche évangélique dont les entreprises ont tant besoin : faire grandir ceux qui lui sont confiés, concourir au bien commun, privilégier les plus petits.
Le Pape François, servant-leader d’exception
Les « chefs » dans l’Église n’ont pas toujours été à la hauteur de cette vocation de servant-leader, tant s’en faut hélas ! Aujourd’hui encore, le cléricalisme fait son retour dans les paroisses sous couvert de pénurie de prêtres, ou d’accueil de prêtres étrangers qui viennent avec leurs habitudes d’être servis comme un chef de village…
Pourtant le Pape François fascine, bien au-delà des cercles catholiques, par la manière dont il incarne ce style de gouvernement directement inspiré de notre évangile du service. D’ailleurs, sa récente décision de lancer pour toute l’Église un Synode… sur la synodalité de l’Église suscite à cause de cela les mêmes réticences que celles de Pierre au lavement des pieds ou de Jacques et Jean à l’approche de la Passion : « non, pas ça ! Ce n’est pas digne d’un chef de vouloir que tous participent aux décisions (synodalité) ! ».
Le pape François, une icône pour manager ? [3]
Élu « homme de l’année 2013″ par le magazine Time, à la tête d’une « révolution douce » d’après Rolling Stone, leader international le plus influent sur Twitter selon une étude parue en juillet… après un an et demi au Vatican, la « pape François-mania » va toujours bon train. Le chef de l’Église catholique intrigue au-delà du cercle des fidèles, au point d’inspirer un livre à l’expert en management américain Jeffrey Krames (« Diriger avec humilité : 12 leçons de leadership du pape François » [4]), qui fait du religieux une icône pour patrons et cadres.
« La question de savoir s’il est trop progressiste ou trop conservateur sera tranchée par les théologiens, les experts politiques et les millions de catholiques dans les prochaines années, prévient l’introduction. Celle de savoir s’il est un vrai leader, en revanche, ne se débat pas. » D’où vient sa capacité d’attraction ? Voici quatre pistes développées par l’auteur (sur les douze décrites dans le livre).
1. Assumer le leadership avec humilité
Première raison du succès de Jorge Mario Bergoglio : sa modestie sans cesse revendiquée. « Il pense que l’authentique humilité donne plus de moyens aux dirigeants que n’importe quelle autre qualité de leadership (…). Il ne rate aucune occasion de montrer que l’on n’est jamais trop humble et que l’on peut apprendre à le devenir », écrit Jeffrey Krames. Dès son élection, le pape a refusé de monter sur l’estrade qui l’aurait placé plus haut que les cardinaux. Il répète aussi qu’il veut d’abord servir les plus fragiles et engager avec eux « des conversations en profondeur », sur un pied d’égalité.
Le conseil de Jeffrey Krames :
« Si vous avez la chance de diriger des personnes, n’utilisez jamais votre position pour des raisons égoïstes. Prenez soin de ne rien faire qui montre à vos subordonnés ou collègues que vous vous situez au-dessus d’eux », préconise Jeffrey Krames. Quitter son bureau en verre pour rejoindre l’open-space, baisser son salaire, tailler dans les frais de bouche des dirigeants… autant de façons de « sortir le trône papal » de son bureau. Des symboles dérisoires ? Pour l’auteur, la « cubicle strategy » (« stratégie du box », car le chef travaille dans le même minuscule bureau que le salarié lambda) a fait ses preuves aux États-Unis. Elle abaisse les barrières entre employés et managers et donne à ces derniers un meilleur sens des réalités.
2. S’immerger dans son « troupeau » pour « sentir » les choses avec lui
Si le pape François parle à tout le monde, tout le temps, au téléphone ou en tête-à-tête, c’est qu’il pense que le dialogue avec les fidèles peut seul lui permettre de comprendre leurs attentes. L’ex-prêtre de Buenos Aires qui partait boire le maté dans les bidonvilles exige d’ailleurs de ses archevêques qu’ils ne restent pas derrière leur bureau « à signer des parchemins ». « Soyez des bergers qui sentent l’odeur de leur troupeau », leur a-t-il lancé.
Le conseil de Jeffrey Krames :
Un leader doit « s’immerger profondément dans le groupe qu’il dirige ou aspire à mener ». Comme les créateurs de Hewlett-Packard ou Steve Jobs, il doit « manager en marchant », (« management by walking around ») ; être physiquement présent dans tous les services de son entreprise, engager le plus possible le dialogue avec les salariés pour connaître leur ressenti sur les projets et recueillir leurs suggestions.
3. S’entourer, mais sans « béni-oui-oui »
François a marqué les esprits en recrutant huit cardinaux pour l’aider à prendre des décisions, ou en formant une commission de laïcs et de clercs dédiée à la lutte contre les abus sexuels dans l’Église. Pour composer son « gang des huit », « il s’est assuré de ne pas choisir uniquement des cardinaux qui ne lui diraient que ce qu’il souhaite entendre. » Seul l’un d’eux est italien et plusieurs ont des profils atypiques.
Le conseil de Jeffrey Krames :
Former un panel éclectique de quelques interlocuteurs avec qui discuter de ses nouvelles idées, en fuyant surtout les béni-oui-oui: « Réunissez ce groupe régulièrement et ayez toujours quelques sujets d’avance à leur soumettre pour que vos ‘consultants’ aient le temps d’y réfléchir. (…) Réfléchissez à un rendez-vous annuel avec vos clients et vos fournisseurs, comme cela se pratique dans beaucoup d’entreprises florissantes. »
4. Tendre les bras au-delà de ses clients
Le pape envoie des signaux d’ouverture aux divorcés, aux homosexuels ou aux athées ? « Votre objectif dans le monde des affaires doit être le même. Vous devez tendre les bras vers les outsiders – ceux qui ne sont pas encore vos clients – pour avoir du succès », écrit Jeffrey Krames. L’auteur va jusqu’à juger que le pape a « augmenté la ‘part de marché’ » de l’Église grâce à cette stratégie ; 20% de hausse de fréquentation des messes britanniques huit mois après son élection, jusqu’à 85 000 fidèles place Saint-Pierre pour ses homélies contre 5 000 pour Benoît XVI… La démarche peut passer par des supports modernes, comme Twitter. Le défi consiste à ne pas perdre son noyau dur de fidèles en visant de nouvelles recrues.
Le conseil de Jeffrey Krames :
« Rendez-vous à des rencontres, à des événements de votre secteur, à des conventions et partout où vos [clients potentiels] se réunissent. Prenez l’habitude de lire leurs journaux et revues (…). Rejoignez leurs conversations sur les réseaux sociaux et donnez-leur de la matière à discuter. Cela pourra faire naître des idées de nouveaux moyens d’augmenter votre base de consommateurs. »
Et moi, comment devenir servant-leader ?
En fait, les 12 pistes de management inspirées par le pape François selon Jeffrey Krames sont :
Devenir « servant-leader » n’est réservé ni au pape, ni aux patrons ! Chacune de nous est appelé de par son baptême à laver les pieds de ceux qui croisent sa route, d’une manière ou d’une autre.
Alors, sur les 12 pistes évoquées par Jeffrey Krames, quelle est celle qui me manque le plus ? Quelles conséquences dois-je en tirer ?
[1]. Meyrem Le Saget, Le manager intuitif, Vers l’entreprise collaborative, Dunod, 2013
[2]. Robert K. Greenleaf est un ancien cadre d’AT&T (director of management research, development and education), Consultant (auprès du MIT etc.). En 1964, il crée le « Center for Applied Ethics » devenu ensuite « Greenleaf Center for Servant Leadership ». Sa philosophie du servant-leadership fait toujours l’objet d’intenses recherches et publications, aux USA notamment.
[3]. Cf. http://lentreprise.lexpress.fr/rh-management/management/les-4-secrets-du-leadership-du-pape-francois_1571256.html
[4]. Lead with humility: 12 Leadership Lessons from Pope Francis, par Jeffrey Krames, ed. American Management Association, 2014.
Lectures de la messe
Première lecture
« S’il remet sa vie en sacrifice de réparation, il verra une descendance, il prolongera ses jours » (Is 53, 10-11)
Lecture du livre du prophète Isaïe
Broyé par la souffrance, le Serviteur a plu au Seigneur. S’il remet sa vie en sacrifice de réparation, il verra une descendance, il prolongera ses jours : par lui, ce qui plaît au Seigneur réussira. Par suite de ses tourments, il verra la lumière, la connaissance le comblera. Le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes, il se chargera de leurs fautes.
Psaume
(Ps 32 (33), 4-5, 18-19, 20.22)
R/ Que ton amour, Seigneur, soit sur nous comme notre espoir est en toi ! (Ps 32, 22)
Oui, elle est droite, la parole du Seigneur ;
il est fidèle en tout ce qu’il fait.
Il aime le bon droit et la justice ;
la terre est remplie de son amour.
Dieu veille sur ceux qui le craignent,
qui mettent leur espoir en son amour,
pour les délivrer de la mort,
les garder en vie aux jours de famine.
Nous attendons notre vie du Seigneur :
il est pour nous un appui, un bouclier.
Que ton amour, Seigneur, soit sur nous
comme notre espoir est en toi !
Deuxième lecture
« Avançons-nous avec assurance vers le Trône de la grâce » (He 4, 14-16)
Lecture de la lettre aux Hébreux
Frères, en Jésus, le Fils de Dieu, nous avons le grand prêtre par excellence, celui qui a traversé les cieux ; tenons donc ferme l’affirmation de notre foi. En effet, nous n’avons un grand prêtre incapable de compatir à nos faiblesses, mais un grand prêtre éprouvé en toutes choses, à notre ressemblance, excepté le péché. Avançons-nous donc avec assurance vers le Trône de la grâce, pour obtenir miséricorde et recevoir, en temps voulu, la grâce de son secours.
Évangile
« Le Fils de l’homme est venu donner sa vie en rançon pour la multitude » (Mc 10, 35-45) Alléluia. Alléluia.
Le Fils de l’homme est venu pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude. Alléluia. (cf. Mc 10, 45)
Évangile de Jésus Christ selon saint Marc
En ce temps-là, Jacques et Jean, les fils de Zébédée, s’approchent de Jésus et lui disent : « Maître, ce que nous allons te demander, nous voudrions que tu le fasses pour nous. » Il leur dit : « Que voulez-vous que je fasse pour vous ? » Ils lui répondirent : « Donne-nous de siéger, l’un à ta droite et l’autre à ta gauche, dans ta gloire. » Jésus leur dit : « Vous ne savez pas ce que vous demandez. Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire, être baptisés du baptême dans lequel je vais être plongé ? » Ils lui dirent : « Nous le pouvons. » Jésus leur dit : « La coupe que je vais boire, vous la boirez ; et vous serez baptisés du baptême dans lequel je vais être plongé. Quant à siéger à ma droite ou à ma gauche, ce n’est pas à moi de l’accorder ; il y a ceux pour qui cela est préparé. »
Les dix autres, qui avaient entendu, se mirent à s’indigner contre Jacques et Jean. Jésus les appela et leur dit : « Vous le savez : ceux que l’on regarde comme chefs des nations les commandent en maîtres ; les grands leur font sentir leur pouvoir. Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi. Celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur. Celui qui veut être parmi vous le premier sera l’esclave de tous : car le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude. »
Patrick Braud