Notre angoisse de Cana
Notre angoisse de Cana
Homélie pour 2° dimanche du temps ordinaire / Année C
20/01/2019
Cf. également :
Intercéder comme Marie
La hiérarchie des charismes
Jésus que leur joie demeure
Je me souviens d’Olivier. Il avait tout pour lui, ce jeune homme si brillant qui allait se marier bientôt. Avec Stéphanie, ils mordent dans la préparation au mariage à pleines dents, et on passe des heures à discuter, avec prolongation autour d’une bonne table de restaurant de temps en temps, sans oublier d’impliquer les témoins pour échanger sur leur rôle auprès d’eux. Ils vivent ensemble depuis plus d’un an et se connaissent bien. Bref, un vrai mariage en perspective, enfin ! Quinze jours avant l’événement, Stéphanie me téléphone en larmes :
- « je me suis réveillée seule dans l’appartement lundi, et depuis Olivier n’est pas revenu, pas un mot de lui. Pas une explication. »
Panique à bord ! J’arrive à joindre Olivier au téléphone, depuis les USA où il s’était réfugié. Il avait tout simplement fui devant la proximité de l’événement. Mis au pied du mur, il avait été emporté par une violente crise d’angoisse où tout d’un coup, l’évidence de la fuite s’imposait à lui plutôt que de s’engager dans quelque chose qui ne lui ressemblait pas. Évidemment, j’ai eu du mal à plaider devant les ex-futurs beaux-parents - qui avaient envoyé les faire-part et réservé le traiteur pour 300 personnes - que la liberté d’Olivier n’avait pas de prix, et que cette séparation avant valait mieux qu’après…
Olivier voulait dire oui avec sa bouche, mais son corps et tout son être criaient non intérieurement, jusqu’à ce que la proximité de l’événement fasse éclater son vrai désir au grand jour : « non, cette vie de couple avec Stéphanie n’était pas faite pour moi ».
Devenir fils
Eh bien, toutes proportions gardées, on pourrait dire qu’il arrive à Jésus à Cana (Jn 2, 1-11) exactement l’inverse de ce qui s’est produit en Olivier. Jésus dit apparemment non à sa mère : « mon heure n’est pas encore venue ». Mais ce non du bout des lèvres débouche en pratique sur un oui éclatant puisque Jésus consent à intervenir publiquement en faveur de ces mariés, et l’évangéliste conclut :
« Tel fut le commencement des signes que Jésus accomplit. C’était à Cana de Galilée. Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui. »
Ce non apparent de Jésus est-il un refus ou la trace d’un combat intérieur ?
« Mon heure n’est pas encore venue » : on peut interpréter cette phrase de plusieurs manières. Ce n’est peut-être pas une négation, mais plutôt une dénégation. La nuance est subtile. La négation serait un refus clair et net, mais on voit mal pourquoi il changerait d’avis aussitôt après, surtout que Marie ne lui a rien demandé auparavant : elle ne fait que constater devant lui qu’« ils n’ont plus de vin » ; et elle ne lui demande rien non plus après.
La dénégation est bien différente : c’est l’attitude de celui qui sent bien qu’une décision s’impose, mais il lutte contre elle en affirmant non alors qu’il sait bien que le oui va finir par s’imposer.
Pourquoi dire non alors qu’il va faire oui ?
Parce que Jésus ressent l’angoisse de ce moment de bascule où une décision existentielle va lui faire prendre un virage irréversible. L’angoisse d’Olivier à l’envers, en quelque sorte.
L’angoisse, Jésus connaît. À Gethsémani, il en suera sang et eau. Le sentiment de solitude et d’abandon devant l’infamie de la croix qui s’approche, juste avant de plonger dans sa Passion, le fera hésiter une dernière fois : « que cette coupe s’éloigne loin de moi », avant finalement de consentir : « que ta volonté soit faite et non la mienne ». La dénégation de Gethsémani est marquée de la même angoisse que celle de Cana : plonger dans sa Passion qui va commencer avec l’arrestation ou plonger dans sa vie publique avec le signe de Cana qui l’engage inexorablement sur sa route prophétique ne se font pas sans débat intérieur, sans angoisse.
Avez-vous déjà ressenti cette angoisse de Cana ? Au moment de prendre la décision de vous marier, de divorcer, de démissionner, de prendre un risque majeur, de changer d’existence du tout au tout ? Si oui, vous savez pourquoi Jésus résiste, renâcle, a besoin de Marie pour enfin se manifester au monde.
Cette angoisse, profondément humaine, ne trahit en rien la divinité de Jésus. Elle traduit son union parfaite avec notre nature humaine, « en toutes choses excepté le péché ». Car ressentir l’angoisse n’est pas pécher ni s’éloigner de Dieu. C’est la trace de notre combat intérieur pour consentir à être nous-mêmes, en vérité. C’est même un puissant et utile moteur pour nous pousser à chercher, et chercher encore, quel est notre désir le plus vrai. Le philosophe danois Sören Kierkegaard a étudié ce sentiment que la foi chrétienne n’élimine pas mais assume et transfigure :
L’angoisse est la possibilité de la liberté ; seulement, grâce à la foi, cette angoisse possède une valeur éducative absolue ; car elle corrode toutes les choses du monde fini et met à nu toutes leurs illusions. [1]
Oui, l’angoisse de Jésus à Cana au moment où il va basculer dans sa vie publique, dont il pressent qu’elle sera courte et violente, est également la nôtre. Méfions-nous si nous prenons de grandes décisions sans éprouver de quelque manière que ce soit ce vertige intime, qui peut aller jusqu’au combat spirituel le plus intense (agonistique, du grec agôn = agonie, comme à Gethsémani). Accueillons avec reconnaissance l’angoisse de Cana lorsqu’elle nous avertit d’un virage existentiel majeur. Battons-nous avec l’angoisse de Gethsémani lorsque nous pressentons le prix à payer d’un engagement courageux que pourtant il nous faut assumer parce que c’est nous, parce que c’est pour cela que nous sommes venus sur terre en fait.
C’est bien à une naissance que nous assistons à Cana. Jésus va quitter le nid douillet de Nazareth pour les chemins dangereux de Palestine jusqu’à Jérusalem. Il ne suivra plus sa mère, sa mère le suivra. Il ne mènera plus une vie ordinaire, cachée, anonyme, mais publique, exposée, risquée. Ce moment charnière le fait frissonner d’angoisse, comme chacun de nous, et il en vient même à dire non alors qu’il va faire oui.
Devenir mère
Qui lui révèle son angoisse et lui donne de la traverser ? Marie, sa mère. Il l’appelle « femme », là encore comme pour marquer une distance, se débattre et échapper à sa révélation. Marie quant à elle ne lui demande rien. Elle le met seulement devant la réalité, pour qu’il en tire les conclusions qu’il désire : « ils n’ont plus de vin ». Avec une autorité étrange pour une invitée qui n’est pas chez elle, elle commande aux serviteurs : « faites tout ce qui vous dira ». Car elle sait ce qu’il y a de divin en son fils, peut-être mieux que lui à ce moment-là, elle qui ne l’a pas engendré à la manière humaine. Elle fait confiance à la puissance de vie qui est en lui pour l’amener à se manifester publiquement pour la première fois, comme une naissance à sa mission prophétique. Alors Jésus est troublé de constater que cette femme semble ici en connaître davantage sur lui-même que lui-même. Il devine qu’elle est en train de l’accoucher une deuxième fois, de le mettre au monde à nouveau en l’expulsant de sa vie ordinaire de Nazareth. Lorsque Jésus s’écrie : « qu’y a-t-il entre toi et moi ? », c’est peut-être que son angoisse lui fait reconnaître l’appel à sortir qui provient de Marie. Son trouble est celui du passage de l’immersion maternelle à l’exposition au monde à l’air libre. Il en crie d’angoisse et de douleur, comme le nouveau-né à peine expulsé. Mais il saura désormais qu’une dette le lie à jamais à cette femme qui l’a aidé à consentir à devenir ce qu’il est vraiment : le fils de Dieu.
Quand Jésus dit : « Femme, qu’y a-t-il entre toi et moi ? » j’avais toujours entendu gloser : « pourquoi, femme, te mêles-tu de mes affaires ? » mais cela veut dire à mon sens : « Femme, qu’est-ce qu’il y a tout à coup en moi ? Quelle est cette résonance extraordinaire à tes paroles ? »
C’est une question. Le Christ pose une question à sa mère, exactement comme le fœtus pose une question muette à sa mère au moment où se déclenchent les premiers mouvements qui font dire à la mère : « ça y est, l’enfant va naître. »
C’est la même chose en ce moment entre Jésus en Marie : « Qu’y a-t-il entre toi et moi ? »
Il y a certainement entre une mère et son fils, entre une mère et son fruit vivant qu’est un enfant, il y a cette connivence, il y a quelque chose à ne pas manquer : c’est le moment où tous les deux sont accordés pour qu’une mutation advienne, pour que la naissance arrive.
Peut-être, est-ce à ce moment-là, aux noces de Cana, que Marie est devenue mère de Dieu. [2]
Paradoxalement, c’est lorsque Marie devient réellement sa mère qu’il l’appelle femme. Mais Jean ne s’y trompe pas ; il n’appellera plus Marie par son prénom, mais par sa mission : « mère de Jésus ».
Devenus d’autres christs par le baptême, nous n’échapperons pas nous non plus à ce passage au travers de l’angoisse de Cana. Ce passage prendra bien des visages selon les événements.
N’en ayons pas peur. Faisons-lui fête au contraire. Sans cette angoisse, le superficiel et l’insignifiant envahiraient nos décisions.
Apprivoisons-là, cette amie venue en éclaireur nous avertir que quelque chose de grand va se jouer.
Sachons la reconnaître sans la confondre avec les tentations de lâcheté et de désertion.
Découvrons les Marie qui, à nos côtés, nous aident à dire consentir à nous-mêmes, sans s’arrêter à nos dénégations maladroites du moment.
[1]. Sören Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, 1844.
[2]. Françoise Dolto, L’Évangile au risque de la psychanalyse, Éditions Universitaires, 1977.
Lectures de la messe
Première lecture
« Comme la jeune mariée fait la joie de son mari » (Is 62, 1-5)
Lecture du livre du prophète Isaïe
Pour la cause de Sion, je ne me tairai pas, et pour Jérusalem, je n’aurai de cesse que sa justice ne paraisse dans la clarté, et son salut comme une torche qui brûle. Et les nations verront ta justice ; tous les rois verront ta gloire. On te nommera d’un nom nouveau que la bouche du Seigneur dictera. Tu seras une couronne brillante dans la main du Seigneur, un diadème royal entre les doigts de ton Dieu. On ne te dira plus : « Délaissée ! » À ton pays, nul ne dira : « Désolation ! » Toi, tu seras appelée « Ma Préférence », cette terre se nommera « L’Épousée ». Car le Seigneur t’a préférée, et cette terre deviendra « L’Épousée ». Comme un jeune homme épouse une vierge, ton Bâtisseur t’épousera. Comme la jeune mariée fait la joie de son mari, tu seras la joie de ton Dieu.
Psaume
(Ps 95 (96), 1-2a, 2b-3, 7-8a, 9a.10ac)
R/ Racontez à tous les peuples les merveilles du Seigneur ! (Ps 95, 3)
Chantez au Seigneur un chant nouveau,
chantez au Seigneur, terre entière,
chantez au Seigneur et bénissez son nom !
De jour en jour, proclamez son salut,
racontez à tous les peuples sa gloire,
à toutes les nations ses merveilles !
Rendez au Seigneur, familles des peuples,
rendez au Seigneur, la gloire et la puissance,
rendez au Seigneur la gloire de son nom.
Adorez le Seigneur, éblouissant de sainteté.
Allez dire aux nations : Le Seigneur est roi !
Il gouverne les peuples avec droiture.
Deuxième lecture
« L’unique et même Esprit distribue ses dons, comme il le veut, à chacun en particulier » (1 Co 12, 4-11)
Lecture de la première lettre de saint Paul Apôtre aux Corinthiens
Frères, les dons de la grâce sont variés, mais c’est le même Esprit. Les services sont variés, mais c’est le même Seigneur. Les activités sont variées, mais c’est le même Dieu qui agit en tout et en tous. À chacun est donnée la manifestation de l’Esprit en vue du bien. À celui-ci est donnée, par l’Esprit, une parole de sagesse ; à un autre, une parole de connaissance, selon le même Esprit ; un autre reçoit, dans le même Esprit, un don de foi ; un autre encore, dans l’unique Esprit, des dons de guérison ; à un autre est donné d’opérer des miracles, à un autre de prophétiser, à un autre de discerner les inspirations ; à l’un, de parler diverses langues mystérieuses ; à l’autre, de les interpréter. Mais celui qui agit en tout cela, c’est l’unique et même Esprit : il distribue ses dons, comme il le veut, à chacun en particulier.
Évangile
« Tel fut le commencement des signes que Jésus accomplit. C’était à Cana de Galilée » (Jn 2, 1-11)
Alléluia. Alléluia. Dieu nous a appelés par l’Évangile à entrer en possession de la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Alléluia. (cf. 2 Th 2, 14)
Évangile de Jésus Christ selon saint Jean
En ce temps-là, il y eut un mariage à Cana de Galilée. La mère de Jésus était là. Jésus aussi avait été invité au mariage avec ses disciples. Or, on manqua de vin. La mère de Jésus lui dit : « Ils n’ont pas de vin. » Jésus lui répond : « Femme, que me veux-tu ? Mon heure n’est pas encore venue. » Sa mère dit à ceux qui servaient : « Tout ce qu’il vous dira, faites-le. » Or, il y avait là six jarres de pierre pour les purifications rituelles des Juifs ; chacune contenait deux à trois mesures, (c’est-à-dire environ cent litres). Jésus dit à ceux qui servaient : « Remplissez d’eau les jarres. » Et ils les remplirent jusqu’au bord. Il leur dit : « Maintenant, puisez, et portez-en au maître du repas. » Ils lui en portèrent. Et celui-ci goûta l’eau changée en vin. Il ne savait pas d’où venait ce vin, mais ceux qui servaient le savaient bien, eux qui avaient puisé l’eau. Alors le maître du repas appelle le marié et lui dit : « Tout le monde sert le bon vin en premier et, lorsque les gens ont bien bu, on apporte le moins bon. Mais toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à maintenant. »
Tel fut le commencement des signes que Jésus accomplit. C’était à Cana de Galilée. Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui.
Patrick BRAUD