La commensalité du Jeudi saint
La commensalité du Jeudi saint
Homélie pour le Jeudi Saint / Année B
29/03/18
Cf. également :
Le Jeudi saint de Pierre
Jeudi Saint / De la bouchée au baiser : la méprise de Judas
Jeudi Saint : la nappe-monde eucharistique
La table du Jeudi saint
Le pain perdu du Jeudi Saint
Un fast-food comme on n’en trouve des milliers dans le monde. Affluence moyenne : des familles, des groupes d’hommes, des isolés. Entre un homme, la trentaine. Il commande une salade, des frites, un milk-shake.
- Rajoutez-moi également une bière s’il vous plaît.
- Monsieur, ici on ne sert pas d’alcool.
Le client lève la tête, étonné. Il regarde autour de lui. Effectivement, il n’avait pas remarqué en entrant les sodas et les bouteilles d’eau ou le thé qui traînaient sur les tables, à l’exclusion de toute autre boisson. Il réalise qu’il était entré sans le savoir dans un restaurant hallal.
- Même pas pour des non-musulmans ?
- Ce n’est pas possible Monsieur.
- Je fais comment alors si je veux une bière avec le repas ?
- Il faut aller ailleurs Monsieur.
Les tables s’étaient tues au fur et à mesure de ce dialogue, et l’atmosphère devenait pesante.
- Eh bien, c’est ce que je vais faire.
Plantant là sa commande, cet ex-potentiel client sort, dépité et perplexe. Il me confiait quelque temps après : « à ce moment, j’ai réalisé combien la religion peut exclure autant qu’elle peut rassembler ».
C’est vrai que les interdits alimentaires, juifs et musulmans tout particulièrement, ont pour but et conséquence de préserver les coreligionnaires de l’impureté du contact avec ceux qui n’en sont pas.
Avec l’eucharistie chrétienne, il en est tout autrement. Certes, ce soir du Jeudi saint, Jésus est encore l’héritier fidèle de la Pâque juive : son dernier repas n’était qu’avec des circoncis (d’ailleurs, les récits ne font aucune mention des femmes). Pas question encore d’inviter des païens à sa table ! Il faudra le coup de force de l’Esprit Saint à Pentecôte et après pour obliger Pierre à entrer chez Corneille l’incirconcis et manger des aliments déclarés impurs par la loi juive (Ac 10). C’était tellement peu naturel pour lui qu’il retombera plus tard dans cette vieille habitude de séparation juifs / non-juifs. Il se fera même publiquement réprimander (le terme est faible !) par Paul à ce sujet :
« Quand Céphas vint à Antioche, je lui résistai en face, parce qu’il s’était donné tort. En effet, avant l’arrivée de certaines gens de l’entourage de Jacques, il prenait ses repas avec les païens; mais quand ces gens arrivèrent, on le vit se dérober et se tenir à l’écart, par peur des circoncis. Et les autres Juifs l’imitèrent dans sa dissimulation, au point d’entraîner Barnabé lui-même à dissimuler avec eux. Mais quand je vis qu’ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l’Evangile, je dis à Céphas devant tout le monde: Si toi qui es Juif, tu vis comme les païens, et non à la juive, comment peux-tu contraindre les païens à judaïser ? » (Ga 2, 11-14)
Voilà donc une innovation inouïe, contenue en germe dans la Cène de ce Jeudi Saint. Toutes les nations sont invitées à la même table, hommes et femmes, esclaves et maîtres, noirs et blancs… La nourriture n’est plus un obstacle à la communion avec l’autre. Au contraire, les premiers chrétiens partageant le pain et le vin au cours d’agapes fraternelles proclamaient qu’il n’y a plus de divisions qui tiennent devant le repas du Seigneur :
« Il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Ga 3,28).
Le mot agapes vient de agapê = amour en grec : le repas amical qui suivait l’eucharistie des premiers chrétiens était le prolongement de l’amour reçu à la communion au corps et sang du Christ, excluant toute exclusion.
En français, quand on est invité à la même table, on parle de commensalité. Au-delà de l’homophonie bizarre avec l’étrange souci de savoir comment s’aliter, ce mot peut être très beau : il consonne avec con-vivialité, com-pagnons, co-pains… Il vient du latin : cum mensa = table commune. La commensalité eucharistique est révolutionnaire et sur-naturelle. Dans les cultures traditionnelles, les femmes et les enfants mangent généralement à part, après les hommes. Dans les sociétés riches, les riches mangent à part, sans plus s’en apercevoir, car ils fréquentent les mêmes restaurants inabordables pour les autres, ou s’invitent entre eux selon des codes qui les préservent soigneusement de toute mixité sociale trop forte. C’est d’ailleurs ce qui choquait les patriciens romains aux premiers siècles : comment ! Rejoindre une assemblée où il y a des métèques, des affranchis, des racailles de toutes sortes et partager le repas avec eux ? Inconcevable !
La commensalité eucharistique prend l’exact contre-pied de cette tendance de l’entre soi. La consanguinité découlant du calice du Christ empêche les chrétiens d’absolutiser les liens naturels du sang, du clan, de la classe ou même de la religion. Depuis le Jeudi Saint, on célèbre la messe portes ouvertes, en demandant aux invités de ne pas se choisir, de ne pas se regrouper entre bonnes connaissances, mais de former le Corps du Christ où l’étranger de passage, le mendiant d’infortune ou le préfet de la République ont chacun leur place, unique, mélangés les uns aux autres.
Avouons que comme Pierre nous avons du mal avec cette non-séparation eucharistique… Reconnaissons que nos repas ont du mal à devenir la prolongation de nos eucharisties. Depuis ce Jeudi-là, la nourriture ne devrait plus servir à exclure.
Un indice de cette révolution en germe ce soir-là : Jésus aurait dû célébrer la Pâque en famille, comme le veut la tradition juive du Seder Pessah (rituel de Pâque). Il aurait pu y jouer le rôle de père de famille ou du rabbin invité. Après tout, il avait sa mère, des cousins et cousines, sa famille au sens large de Nazareth avec qui il aurait dû célébrer. Mais il choisit délibérément les Douze au lieu de sa mère et de ses cousins. Il proclame ainsi – et c’est révolutionnaire ! – que les liens du sang familial ne sont rien par rapport aux liens du sang eucharistique ! Sa vraie famille, c’est l’humanité tout entière rassemblée dans l’unité de son Corps. Il annonçait ainsi l’événement de Pentecôte où hommes et femmes réunis ensemble dans la prière furent enivrés de l’Esprit Saint, le vin véritable partagé au calice.
Revenons à notre fast-food du début. Il est sans aucun doute légitime d’avoir des restaurants à thème, sélectionnant leur clientèle sur une cuisine, une thématique, un chef, une particularité. Mais il est anti-eucharistique d’utiliser le prétexte de la nourriture ou de la pureté rituelle pour ne manger régulièrement qu’avec des semblables. Jésus lui-même demande à ses disciples que leur jeûne puisse passer inaperçu, car ce serait de l’orgueil que de le faire remarquer aux autres qui ne jeûnent pas.
Parce que les identités sont aujourd’hui malmenées et en souffrance, certains voudraient exploiter la question de la nourriture pour des replis identitaires. Et c’est la violence qui se nourrit alors de ces séparations sociales, religieuses ou idéologiques.
Que ce Jeudi Saint nous aide à faire largement table ouverte. Le reste de notre temps, pratiquons la commensalité eucharistique à longueur de repas, jusqu’à inviter ceux qui ne pourront jamais nous le rendre, jusqu’à nous laisser inviter aux côtés de convives improbables que nous n’aurions jamais croisés autrement.
Messe du soir
1ère lecture : Prescriptions concernant le repas pascal (Ex 12, 1-8.11-14)
Lecture du livre de l’Exode
En ces jours-là, dans le pays d’Égypte, le Seigneur dit à Moïse et à son frère Aaron : « Ce mois-ci sera pour vous le premier des mois, il marquera pour vous le commencement de l’année. Parlez ainsi à toute la communauté d’Israël : le dix de ce mois, que l’on prenne un agneau par famille, un agneau par maison. Si la maisonnée est trop peu nombreuse pour un agneau, elle le prendra avec son voisin le plus proche, selon le nombre des personnes. Vous choisirez l’agneau d’après ce que chacun peut manger. Ce sera une bête sans défaut, un mâle, de l’année. Vous prendrez un agneau ou un chevreau. Vous le garderez jusqu’au quatorzième jour du mois. Dans toute l’assemblée de la communauté d’Israël, on l’immolera au coucher du soleil. On prendra du sang, que l’on mettra sur les deux montants et sur le linteau des maisons où on le mangera. On mangera sa chair cette nuit-là, on la mangera rôtie au feu, avec des pains sans levain et des herbes amères. Vous mangerez ainsi : la ceinture aux reins, les sandales aux pieds, le bâton à la main. Vous mangerez en toute hâte : c’est la Pâque du Seigneur. Je traverserai le pays d’Égypte, cette nuit-là ; je frapperai tout premier-né au pays d’Égypte, depuis les hommes jusqu’au bétail. Contre tous les dieux de l’Égypte j’exercerai mes jugements : Je suis le Seigneur. Le sang sera pour vous un signe, sur les maisons où vous serez. Je verrai le sang, et je passerai : vous ne serez pas atteints par le fléau dont je frapperai le pays d’Égypte. Ce jour-là sera pour vous un mémorial. Vous en ferez pour le Seigneur une fête de pèlerinage. C’est un décret perpétuel : d’âge en âge vous la fêterez. »
Psaume : 115 (116b), 12-13, 15-16ac, 17-18
R/ La coupe de bénédiction est communion au sang du Christ. (cf. 1 Co 10, 16)
Comment rendrai-je au Seigneur
tout le bien qu’il m’a fait ?
J’élèverai la coupe du salut,
j’invoquerai le nom du Seigneur.
Il en coûte au Seigneur
de voir mourir les siens !
Ne suis-je pas, Seigneur, ton serviteur,
moi, dont tu brisas les chaînes ?
Je t’offrirai le sacrifice d’action de grâce,
j’invoquerai le nom du Seigneur.
Je tiendrai mes promesses au Seigneur,
oui, devant tout son peuple.
2ème lecture : « Chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur » (1 Co 11, 23-26)
Lecture de la première lettre de saint Paul apôtre aux Corinthiens
Frères, moi, Paul, j’ai moi-même reçu ce qui vient du Seigneur, et je vous l’ai transmis : la nuit où il était livré, le Seigneur Jésus prit du pain, puis, ayant rendu grâce, il le rompit, et dit : « Ceci est mon corps, qui est pour vous. Faites cela en mémoire de moi. » Après le repas, il fit de même avec la coupe, en disant : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang. Chaque fois que vous en boirez, faites cela en mémoire de moi. »
Ainsi donc, chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne.
Evangile : « Il les aima jusqu’au bout » (Jn 13, 1-15)
Acclamation : Gloire et louange à toi, Seigneur Jésus !
Je vous donne un commandement nouveau, dit le Seigneur :
« Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. »
Gloire et louange à toi, Seigneur Jésus ! (cf. Jn 13, 34)
Évangile de Jésus Christ selon saint Jean
Avant la fête de la Pâque, sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout.
Au cours du repas, alors que le diable a déjà mis dans le cœur de Judas, fils de Simon l’Iscariote, l’intention de le livrer, Jésus, sachant que le Père a tout remis entre ses mains, qu’il est sorti de Dieu et qu’il s’en va vers Dieu, se lève de table, dépose son vêtement, et prend un linge qu’il se noue à la ceinture ; puis il verse de l’eau dans un bassin. Alors il se mit à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge qu’il avait à la ceinture. Il arrive donc à Simon-Pierre, qui lui dit : « C’est toi, Seigneur, qui me laves les pieds ? » Jésus lui répondit : « Ce que je veux faire, tu ne le sais pas maintenant ; plus tard tu comprendras. » Pierre lui dit : « Tu ne me laveras pas les pieds ; non, jamais ! » Jésus lui répondit : « Si je ne te lave pas, tu n’auras pas de part avec moi. » Simon-Pierre lui dit : « Alors, Seigneur, pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête ! » Jésus lui dit : « Quand on vient de prendre un bain, on n’a pas besoin de se laver, sinon les pieds : on est pur tout entier. Vous-mêmes, vous êtes purs, mais non pas tous. » Il savait bien qui allait le livrer ; et c’est pourquoi il disait : « Vous n’êtes pas tous purs. »
Quand il leur eut lavé les pieds, il reprit son vêtement, se remit à table et leur dit : « Comprenez-vous ce que je viens de faire pour vous ? Vous m’appelez “Maître” et “Seigneur”, et vous avez raison, car vraiment je le suis. Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous. »
Patrick BRAUD