N’arrêtez pas vos jérémiades !
N’arrêtez pas vos jérémiades !
Homélie du 20° Dimanche du temps ordinaire / Année C
14/08/2016
Cf. également :
L’expression est moins populaire qu’autrefois, mais tout le monde se souvient vaguement que les jérémiades, ce sont des plaintes interminables et exagérées qui finissent par devenir insupportables. Les synonymes du terme vous donnent une idée de sa connotation négative : doléance, gémissement, geignement, geignerie, girie, glapissement, grogne, lamentation, murmure, plainte, pleurnicherie, récrimination, bêlement, bramement, chevrotement, criaillerie…
Or dans la Bible, les jérémiades sont beaucoup plus légitimes. Rien à voir avec les pleureuses de l’Orient ou de l’Afrique !
Le mot vient du nom du prophète Jérémie bien sûr, et notre première lecture (Jr 38, 4-10) nous aide à comprendre pourquoi il a tant de raisons de se plaindre. Il annonce à Jérusalem que, si tout le monde continue à se détourner de l’Alliance en pratiquant l’injustice et l’idolâtrie, l’histoire d’Israël va mal se terminer. Comme le peuple n’aime pas les prophètes de malheur, on cherche à faire taire ce Jérémie empêcheur de tourner en rond. Et le voici dans la boue, au fond d’une citerne, emprisonné pour avoir annoncé la Parole de Dieu. Il est littéralement jeté aux oubliettes de l’Histoire.
Or lui n’avait rien demandé ! C’est Dieu qui est venu le chercher, de force, pour porter son message. Jérémie a donc bien raison de râler, de protester, de trouver injuste ce qui lui arrive. Ces jérémiades sont légitimes : annoncer la parole de Dieu ne lui rapporte que des ennuis. Il a perdu sa vie d’avant (cohen = prêtre juif dans la ville d’Anatot) et ne la récupérera jamais. Il est resté célibataire – inconcevable pour un juif – à cause de l’urgence de sa mission prophétique. Et en retour, le voilà devenu objet de la vindicte populaire, écarté par les puissants, tombé au plus bas dans sa citerne-prison glauque, humide et repoussante.
Malheureusement pour Jérusalem, Jérémie avait raison. La prise de la ville en 587 av. J.C, les massacres, les pillages, l’exil et la déportation à Babylone attendent les chefs religieux et les bien-pensants qui croyaient s’être débarrassés de leurs iniquités en jetant Jérémie au fond du trou…
La transposition à notre époque contemporaine n’est pas difficile. La mission prophétique des baptisés est d’annoncer l’Évangile, à temps et à contretemps. Inévitablement, s’ils sont fidèles à leur baptême, les chrétiens rencontrent tôt ou tard l’hostilité des puissants qu’ils dérangent. Et le prix à payer est hélas toujours le même, comme au temps de Jérémie : tracasseries administratives, persécutions, mises à l’écart, emprisonnements, exécutions… Dans les pays communistes ou musulmans, faire circuler la Bible, proposer le baptême ou critiquer le pouvoir en place au nom de l’Évangile est source de nombreux problèmes. Et en France, au sein des entreprises, des familles, des quartiers, de la vie politique, oser annoncer un message de conversion et de justice peut vous attirer de graves ennuis ! Nous connaissons tous des leaders syndicaux ostracisés, des cadres humanistes mis sur la touche, des médiateurs sociaux violemment agressés etc.
Alors, pourquoi ne pas faire monter vers Dieu nos reproches et notre amertume ? Pourquoi retenir nos jérémiades tout aussi légitimes que celles du prophète ?
Comment ? Nous aurions pu avoir une vie tranquille, sans problèmes, et voilà que l’exigence de l’Évangile nous oblige à prendre des risques ? Nous aurions pu suivre une carrière ambitieuse grâce aux réseaux d’influence et aux compromissions habituelles, et nous voilà exposer à dénoncer telle corruption, tel copinage, telle âpreté au gain inhumaine ? Mais Dieu aurait mieux fait de nous ignorer ! S’il veut des porte-parole, au moins qu’il aplanisse ce chemin devant nous et nous évite toute cette hostilité qui entoure celui qui dit la vérité !
À y regarder de près, nous avons donc raison de nous plaindre auprès de Dieu, de lui exposer l’infortune où nous met notre fidélité à notre baptême. C’est peut-être même une de nos plus belles prières. Elle ressemble à celle de Job qui convoque Dieu au tribunal pour qu’il s’explique sur le malheur innocent. Elle rejoint le cri de détresse des psaumes où le juste s’éprouve pauvre et malheureux à cause de sa fidélité. Elle prolonge celle de Jérémie regrettant le jour où il est né : « Ma mère, tu m’as enfanté homme de querelle pour tout le pays » (Jr 15,10).
Se battre avec Dieu dans la prière pour lui demander des comptes est en effet l’attitude de l’homme libre qui ne veut pas se soumettre, mais comprendre et agir. Rappelez-vous : Jacob est devenu Israël justement parce qu’il a lutté avec Dieu toute la nuit, seul, dans la poussière (Gn 32). Il en a été blessé à jamais (nerf sciatique déboîté !). Mais il a obtenu ce pourquoi il combattait : « je ne te lâcherai pas avant que tu ne m’aies béni ».
Nous aussi, nous nous roulons avec Dieu dans la poussière de nos moments de doute, d’amertume, de solitude. Nous aussi nous accusons Dieu de ne jamais être là quand nous aurions besoin de lui. Nous aussi, nous aurions parfois préféré ne jamais connaître son appel si exigeant.
Et pourtant, Jérémie finit par accepter sans tout comprendre.
Et pourtant les psaumes se terminent sur la louange du malheureux mettant tout son espoir en Dieu.
Et pourtant Jérémie dans sa citerne restera fidèle et continuera d’être prophète.
N’arrêtons pas nos jérémiades : elles nous mettent à vif et nous prépare à être vrais devant Dieu.
Continuons à dialoguer avec Dieu, même lorsque la déception et l’aigreur nous font l’accuser et l’accuser encore.
Après Auschwitz, les juifs qui n’ont plus pris Dieu au collet pour le sommer de s’expliquer sur la Shoah sont devenus athées. Ceux qui comme Élie Wiesel ont inlassablement exploré la question du pourquoi, du pour-quoi de la Shoah, en scrutant les Écritures, en se battant avec Dieu sur cette énorme faille de la providence, ceux-là sont devenus des croyants plus profonds, plus authentiques. Car Dieu n’aime pas la soumission d’esclaves et n’a que faire des béni-oui-oui.
N’arrêtons pas nos jérémiades !
N’arrêtons pas non plus de prendre des risques pour l’Évangile, de dénoncer les injustices, d’avertir des impasses dangereuses, quitte à susciter l’hostilité de nos contemporains…
Mieux vaut être au fond de la citerne à nous plaindre que dans le palais du roi de Jérusalem à être bientôt dispersé, les yeux crevés, vers une terre d’infamie et d’esclavage !
1ère lecture : « Ma mère, tu m’as enfanté homme de querelle pour tout le pays » (cf. Jr 15, 10) (Jr 38, 4-6.8-10)
Lecture du livre du prophète Jérémie
En ces jours-là, pendant le siège de Jérusalem, les princes qui tenaient Jérémie en prison dirent au roi Sédécias : « Que cet homme soit mis à mort : en parlant comme il le fait, il démoralise tout ce qui reste de combattant dans la ville, et toute la population. Ce n’est pas le bonheur du peuple qu’il cherche, mais son malheur. » Le roi Sédécias répondit : « Il est entre vos mains, et le roi ne peut rien contre vous ! » Alors ils se saisirent de Jérémie et le jetèrent dans la citerne de Melkias, fils du roi, dans la cour de garde. On le descendit avec des cordes. Dans cette citerne il n’y avait pas d’eau, mais de la boue, et Jérémie enfonça dans la boue. Ébed-Mélek sortit de la maison du roi et vint lui dire : « Monseigneur le roi, ce que ces gens-là ont fait au prophète Jérémie, c’est mal ! Ils l’ont jeté dans la citerne, il va y mourir de faim car on n’a plus de pain dans la ville ! » Alors le roi donna cet ordre à Ébed-Mélek l’Éthiopien : « Prends trente hommes avec toi, et fais remonter de la citerne le prophète Jérémie avant qu’il ne meure. »
Psaume : Ps 39 (40), 2, 3, 4, 18
R/ Seigneur, viens vite à mon secours ! (Ps 39, 14b)
D’un grand espoir,
j’espérais le Seigneur :
il s’est penché vers moi
pour entendre mon cri.
Il m’a tiré de l’horreur du gouffre,
de la vase et de la boue ;
il m’a fait reprendre pied sur le roc,
il a raffermi mes pas.
Dans ma bouche il a mis un chant nouveau,
une louange à notre Dieu.
Beaucoup d’hommes verront, ils craindront,
ils auront foi dans le Seigneur.
Je suis pauvre et malheureux,
mais le Seigneur pense à moi.
Tu es mon secours, mon libérateur :
mon Dieu, ne tarde pas !
2ème lecture : « Courons avec endurance l’épreuve qui nous est proposée » (He 12, 1-4)
Lecture de la lettre aux Hébreux
Frères, nous qui sommes entourés d’une immense nuée de témoins, et débarrassés de tout ce qui nous alourdit – en particulier du péché qui nous entrave si bien –, courons avec endurance l’épreuve qui nous est proposée, les yeux fixés sur Jésus, qui est à l’origine et au terme de la foi. Renonçant à la joie qui lui était proposée, il a enduré la croix en méprisant la honte de ce supplice, et il siège à la droite du trône de Dieu. Méditez l’exemple de celui qui a enduré de la part des pécheurs une telle hostilité, et vous ne serez pas accablés par le découragement. Vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang dans votre lutte contre le péché.
Evangile : « Je ne suis pas venu mettre la paix sur terre, mais bien plutôt la division » (Lc 12, 49-53)
Acclamation : Alléluia. Alléluia.
Mes brebis écoutent ma voix, dit le Seigneur ; moi, je les connais, et elles me suivent.
Alléluia. (Jn 10, 27)
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples : « Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! Je dois recevoir un baptême, et quelle angoisse est la mienne jusqu’à ce qu’il soit accompli ! Pensez-vous que je sois venu mettre la paix sur la terre ? Non, je vous le dis, mais bien plutôt la division. Car désormais cinq personnes de la même famille seront divisées : trois contre deux et deux contre trois ; ils se diviseront : le père contre le fils et le fils contre le père, la mère contre la fille et la fille contre la mère, la belle-mère contre la belle-fille et la belle-fille contre la belle-mère. »
Patrick BRAUD