Que nous faut-il quitter ?
Que nous faut-il quitter ?
Homélie pour le 3° dimanche du Temps Ordinaire / Année B
24/01/2021
Cf. également :
Ruptures et continuités : les conversions à vivre pour répondre à un appel
Il était une fois Jonas…
La « réserve eschatologique »
De la baleine au ricin : Jonas, notre jalousie
La soumission consentie
Les 153 gros poissons
Secouez la poussière de vos pieds
Thierry me téléphone pour les fêtes de fin d’année :
– Je reviens de loin tu sais !
– Qu’est-ce qui t’es arrivé ?
– En novembre, j’ai fait un infarctus. Urgences, opération : ils m’ont posé des stents, et apparemment ça allait bien. Mais des complications sont apparues : ils ont même dû me ré-hospitaliser ! Nouvelle opération pour recoudre la cloison mitrale qui fuyait, et double pontage en prime…
– Eh bien !… Quelles conséquences pour toi maintenant ?
– La première chose que j’ai faite immédiatement, c’est arrêter de fumer. Je me craquais un paquet par jour avant. Désormais c’est terminé. Pas besoin de patch ni de cure : j’ai eu trop peur ! Il est temps que je remette un peu d’ordre là-dedans…
Nous sommes sans doute nombreux à avoir eu ce dialogue avec quelqu’un qui a soudain pris conscience de ce qu’il lui fallait quitter s’il voulait retrouver sa santé, son équilibre, sa joie de vivre. Ici, c’est le paquet de cigarettes quotidien. Une autre fois, ce sera la dépendance à l’alcool, au jeu, ou bien une relation malsaine, des influences négatives etc.
Le premier pas pour devenir libre est souvent de rompre avec ce qui nous en empêche. Tant que cela ne va pas trop mal, chacun peut s’habituer à ses esclavages, consentir à telle soumission. Dès que la situation se dégrade, il apparaît clairement que certaines amarres sont à larguer si on veut avancer, ou simplement survivre.
Le moteur pour changer est la plupart du temps la peur : peur de mourir, de s’étioler sur place, de se renier soi-même. C’est parfois le désir d’une vie meilleure, un but enfin clairement identifié pour lequel on est prêt à faire des sacrifices s’il le faut.
Toujours est-il qu’il semble impossible humainement de devenir soi-même sans apprendre à quitter : quitter le sein maternel pour naître au monde, quitter l’enfance pour faire des choix adultes, quitter sa zone de confort pour progresser ailleurs, quitter ses erreurs pour accueillir le vrai, et finalement quitter cette vie pour naître à l’autre.
Dans l’Évangile de Marc, dès l’appel des premiers disciples, Jésus leur manifeste cet impératif de laisser derrière eux les filets qui les emprisonnent (Mc 1, 14-20) :
« Venez à ma suite. Je vous ferai devenir pêcheurs d’hommes. » Aussitôt, laissant leurs filets, ils le suivirent ».
Le symbolisme des filets est ambivalent, comme toujours dans la Bible.
Ici, les filets représentent les liens qui maintiennent ces pêcheurs rivés à leur entreprise familiale, à leur dialecte, à leur terre de Galilée. Ne dit-on pas à juste titre : ‘attirer ou prendre quelqu’un dans ses filets’ pour exprimer le piège tendu par un séducteur ? Ces filets qui emprisonnent les poissons les tiennent en même temps sous leur coupe : impossible pour Simon et André d’être autre chose que des pêcheurs galiléens s’ils restent pris dans les mailles de leur condition d’origine. Pire encore (sur le plan symbolique) : Jacques et Jean un peu plus loin sont dans la barque et s’attachent à réparer leurs filets qui pourtant les maintiennent dans la nasse de leur condition :
« Jésus avança un peu et il vit Jacques, fils de Zébédée, et son frère Jean, qui étaient dans la barque et réparaient les filets. Aussitôt, Jésus les appela. Alors, laissant dans la barque leur père Zébédée avec ses ouvriers, ils partirent à sa suite ».
Nous sommes hélas capables de réparer nous-mêmes les entraves qui nous assujettissent ! Nous entretenons avec complaisance les addictions qui nous dominent, les soumissions qui nous avilissent, les influences qui nous détournent de nous-mêmes. Du coup, Jacques et Jean laissent là leur barque (leur métier), leur père (leur situation familiale), leurs ouvriers (leur entreprise) pour suivre Jésus. Les filets contenaient bien ces différents aspects de leur vie antérieure. Dans les deux cas, c’est aussitôt qu’ils quittent leurs filets : aussi soudainement que Thierry abandonnait la cigarette, aussi entièrement.
Au siècle dernier, Mannick chantait les bateaux capables de partir « deux par deux affronter le gros temps quand l’orage est sur eux », « les bateaux qui s’égratignent un peu sur les routes océanes où les mènent leurs jeux », alors que tant d’autres croupissent sans sortir du port :
Je connais des bateaux qui restent dans le port
De peur que les courants les entraînent trop fort
Je connais des bateaux qui rouillent dans le port
À ne jamais risquer une voile au dehors.
Je connais des bateaux qui oublient de partir
Ils ont peur de la mer à force de vieillir
Et les vagues, jamais, ne les ont séparés
Leur voyage est fini avant de commencer.
L’ambivalence des filets se révélera à la fin de l’Évangile de Jean, après la résurrection. Simon Pierre retourne pêcher avec Jacques et Jean, et cette fois-ci leurs filets ne les emprisonnent pas : après les 153 gros poissons qui ont failli faire craquer les filets en les remontant, ils iront en Judée, en Samarie et jusqu’à Rome pour annoncer le Christ. Les filets deviennent alors une figure du salut apporté aux hommes grâce à la prédication de l’Évangile. En effet, la mer a toujours été pour les israélites le lieu des forces obscures, des monstres sous-marins terrifiants (comme le Léviathan), du mal et de la mort. Sortir les poissons hors de l’eau, c’est donc tirer l’humanité hors des ténèbres. Les hisser avec les filets dans la barque-Église, c’est par le baptême offrir la vie éternelle à ceux qui désirent suivre Jésus.
On pourrait dire qu’au bord du lac de Galilée les premiers disciples quittent leurs filets de pêcheurs pour un jour manier leurs filets de pêcheurs d’hommes.
Indice précieux : la rupture n’a pas son but en elle-même. Il ne s’agit pas de quitter pour quitter – d’ailleurs, qui en serait capable ? – mais de quitter pour un but meilleur, plus désirable, qui va mobiliser toutes nos énergies. Thierry n’a pas quitté la cigarette pour réaliser un exploit : il l’a fait pour retrouver sa santé. Le mari qui a une maîtresse la quittera s’il veut réellement retrouver son couple et sa famille. Sinon il s’habituera à une double vie. L’esclave prendra le risque de s’échapper s’il désire vraiment vivre libre, sinon il préférera son esclavage.
La question n’est donc pas seulement : que nous faut-il quitter ? Mais également : pour quoi (pour qui) nous faut-il quitter ? Si nous identifions avec clarté et conviction l’objectif que nous désirons réellement, ce qu’il nous faut quitter nous apparaîtra en pleine conscience et la motivation pour y aller viendra en même temps.
Que me faut-il quitter dans les mois qui viennent ?
Ne répondons pas trop vite, sinon nous nous tromperons de cible. Prenons le temps d’habiter cette question, avec son corollaire : où aller ?
Dimanche dernier, deux disciples de Jean-Baptiste le quittaient pour se mettre à la suite du Christ : où demeures-tu ?
Ce dimanche, quatre pêcheurs quittent leur filet, leur barque, leur père, leurs ouvriers pour suivre Jésus.
Et vous, qu’allez-vous quitter ? Dans quel but ?
LECTURES DE LA MESSE
PREMIÈRE LECTURE
« Les gens de Ninive se détournèrent de leur conduite mauvaise » (Jon 3, 1-5.10)
Lecture du livre de Jonas
La parole du Seigneur fut adressée de nouveau à Jonas : « Lève-toi, va à Ninive, la grande ville païenne, proclame le message que je te donne sur elle. » Jonas se leva et partit pour Ninive, selon la parole du Seigneur. Or, Ninive était une ville extraordinairement grande : il fallait trois jours pour la traverser. Jonas la parcourut une journée à peine en proclamant : « Encore quarante jours, et Ninive sera détruite ! » Aussitôt, les gens de Ninive crurent en Dieu. Ils annoncèrent un jeûne, et tous, du plus grand au plus petit, se vêtirent de toile à sac.
En voyant leur réaction, et comment ils se détournaient de leur conduite mauvaise, Dieu renonça au châtiment dont il les avait menacés.
PSAUME
(24 (25), 4-5ab, 6-7bc, 8-9)
R/ Seigneur, enseigne-moi tes chemins. (24, 4a)
Seigneur, enseigne-moi tes voies,
fais-moi connaître ta route.
Dirige-moi par ta vérité, enseigne-moi,
car tu es le Dieu qui me sauve.
Rappelle-toi,Seigneur, ta tendresse,
ton amour qui est de toujours.
Dans ton amour, ne m’oublie pas,
en raison de ta bonté, Seigneur.
Il est droit, il est bon, le Seigneur,
lui qui montre aux pécheurs le chemin.
Sa justice dirige les humbles,
il enseigne aux humbles son chemin.
DEUXIÈME LECTURE
« Il passe, ce monde tel que nous le voyons » (1 Co 7, 29-31)
Lecture de la première lettre de saint Paul apôtre aux Corinthiens
Frères, je dois vous le dire : le temps est limité. Dès lors, que ceux qui ont une femme soient comme s’ils n’avaient pas de femme, ceux qui pleurent, comme s’ils ne pleuraient pas, ceux qui ont de la joie, comme s’ils n’en avaient pas, ceux qui font des achats, comme s’ils ne possédaient rien, ceux qui profitent de ce monde, comme s’ils n’en profitaient pas vraiment. Car il passe, ce monde tel que nous le voyons.
ÉVANGILE
« Convertissez-vous et croyez à l’Évangile » (Mc 1, 14-20)
Alléluia. Alléluia.Le règne de Dieu est tout proche. Convertissez-vous et croyez à l’Évangile. Alléluia. (Mc 1, 15)
Évangile de Jésus Christ selon saint Marc
Après l’arrestation de Jean le Baptiste, Jésus partit pour la Galilée proclamer l’Évangile de Dieu ; il disait : « Les temps sont accomplis : le règne de Dieu est tout proche. Convertissez-vous et croyez à l’Évangile. »
Passant le long de la mer de Galilée, Jésus vit Simon et André, le frère de Simon, en train de jeter les filets dans la mer, car c’étaient des pêcheurs. Il leur dit : « Venez à ma suite. Je vous ferai devenir pêcheurs d’hommes. » Aussitôt, laissant leurs filets, ils le suivirent. Jésus avança un peu et il vit Jacques, fils de Zébédée, et son frère Jean, qui étaient dans la barque et réparaient les filets. Aussitôt, Jésus les appela. Alors, laissant dans la barque leur père Zébédée avec ses ouvriers, ils partirent à sa suite.
Patrick BRAUD