S’accoutumer à Dieu
S’accoutumer à Dieu
Homélie du 24° Dimanche du Temps Ordinaire / Année C
15/09/2019
Cf. également :
Avez-vous la nuque raide ?
La brebis et la drachme
La parabole du petit-beurre perdu
La force de l’intercession
Dieu changerait-il d’avis ?
« Le Seigneur renonça au mal qu’il avait voulu faire à son peuple. »
C’est gonflé d’attribuer ainsi à Dieu la volonté de faire du mal à Israël ! Même s’il y renonce sous la pression habile de l’intercession de Moïse, ce Dieu en colère après l’épisode du veau d’or (Ex 32, 7-14) ne colle pas avec le portrait que Jésus en fera plus tard…
En fait, notre première lecture raconte la découverte par le peuple d’un Dieu qui n’agit pas comme les humains. Le veau d’or constitue bel et bien une infidélité, digne de l’adultère d’une femme mariée ou de la trahison d’un ami très proche. Nous humains nous réagissons à ce genre d’épisode par la séparation, la rupture, voire la vengeance, le mépris, la haine. L’auteur de l’Exode il y a 3000 ans s’imaginait Dieu réagir de même. Et voilà que, de façon étonnante, ce n’est pas l’anéantissement du peuple qui arrive, mais la poursuite de l’aventure de sa libération vers la Terre promise. Comment expliquer ce comportement déconcertant ? L’astuce de l’auteur est de faire intervenir Moïse comme pivot du non-changement d’attitude divine. La prière de Moïse demandant à Dieu de changer d’avis est le procédé littéraire qui permet d’expliquer l’étrange fidélité de Dieu à ceux qui lui sont infidèles. Humainement, il n’aurait pas dû réagir ainsi ! Et pourtant, c’est bien ce qui s’est passé. Nous sommes ainsi témoins – nous, lecteurs – du lent cheminement de découverte que le peuple a fait de l’altérité de Dieu : Dieu n’agit pas comme les hommes. Il y a une telle dissymétrie entre nous et lui que ce serait folie de projeter sur lui ce que nous aurions fait à sa place. Dieu est tellement le Tout-Autre que ce n’est pas lui en fin de compte qui renonce au mal envisagé, mais nous qui renonçons à la mauvaise image que nous nous étions faits de lui. « Tu ne feras pas d’image de Dieu » : parmi les 10 paroles au Sinaï, Moïse a entendu cet interdit de projeter sur Dieu nos conceptions humaines. Il a fallu du temps à Israël pour renoncer à l’anthropomorphisme, et d’ailleurs ni Israël ni l’Église n’y sont vraiment arrivés. Car comment parler de Dieu si ce n’est à partir de l’homme, ce qui revient à mesurer l’océan avec un dé à coudre ? Imprononçable, le Tétragramme YHWH désigne Dieu comme inatteignable, hors de portée de l’homme. L’interdit juif des représentations et images divines (dont l’islam a hérité) relève de ce même impératif de maintenir l’altérité radicale entre Dieu et l’homme. C’est un anthropomorphisme de dire que Dieu « change d’avis » en renonçant au mal projeté. En fait, c’est Israël qui change d’avis sur Dieu, en le découvrant différent de tout ce qu’il avait imaginé.
Adopter les mœurs de Dieu
Dès lors, si Dieu n’agit pas comme les humains, c’est à nous d’apprendre à agir comme lui. À nous, avec l’aide de son Esprit en nous, de nous laisser éduquer aux mœurs divines. Par exemple, rester fidèle à sa parole même lorsque l’autre ne l’est plus (première lecture). Ou bien abandonner comme Paul ses habitudes de « blasphémateur, persécuteur, violent » pour adopter la miséricorde, la patience du Christ à l’égard des pécheurs (deuxième lecture). Ou encore revenir sur ses pas et sa conduite comme le fils prodigue de l’Évangile : pays lointain, désordre, sexe, argent, filles… pour redevenir le fils bien-aimé dans la maison familiale.
Nous ne pouvons penser Dieu à partir de de l’homme. Par contre, nous pouvons penser l’homme à partir de Dieu. Car notre avenir est en lui, jusqu’à devenir « participant de sa nature divine » (2P 1,4).
Ainsi la manière d’aimer de Dieu peut devenir la nôtre, par don gratuit ; de même sa manière de servir, de pardonner, d’éduquer, d’exercer le pouvoir etc.
La double accoutumance.
L’histoire est donc un long chemin d’apprivoisement réciproque entre l’homme et Dieu. Irénée de Lyon (II° siècle) appelle cela l ‘accoutumance : l’accoutumance de Dieu à l’homme, l’accoutumance de l’homme à Dieu. La première court à travers la Création, l’Alliance, les prophètes, et l’Incarnation au plus haut point.
La seconde étape est l’accueil de la grâce qui transforme le pécheur en saint, le fini en l’infini, le mortel en l’immortel.
« Présentement, c’est une partie seulement de son Esprit que nous recevons, pour nous disposer à l’avance, et nous préparer à l’incorruptibilité, en nous accoutumant peu à peu à saisir et à porter Dieu » [1].
Vivre aujourd’hui sous la motion de l’Esprit, c’est donc déjà, quoique de manière imparfaite, m’entraîner dans ma chair à cette mystérieuse « divinisation ». Dès aujourd’hui, le temps est celui d’une accoutumance, dans la chair, au don de la vie reçu de Dieu. L’inverse d’une accoutumance à l’alcool ou à la drogue !
Ce n’est pas d’un seul coup en effet que l’humanité pouvait entrer en relation avec Dieu et porter son Esprit Saint. Il fallait nous accoutumer peu à peu à saisir et porter Dieu.
« Le Verbe de Dieu s’est fait Fils de l’homme pour accoutumer l’homme à saisir Dieu et accoutumer Dieu à habiter dans l’homme selon le bon plaisir du Père ».
S’accoutumer est un joli verbe : il s’agit de s’habituer aux coutumes de l’autre, pour les épouser de l’intérieur. Vivre selon les coutumes de Dieu est pour Irénée le but de l’histoire du salut :« Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». S’accoutumer à Dieu, c’est peu à peu adopter ses mœurs, sa manière d’être, se conformer à son style de vie. Un peu comme on apprend à caler son corps sur le rythme de sa respiration, chacun peut synchroniser en quelque sorte son esprit à l’Esprit de Dieu respirant en lui. L’accoutumance demande de la progressivité, de la pédagogie, de l’apprivoisement réciproque, un cheminement avec des reculs et des progrès… Ce que Jean-Paul II appelait la gradualité, ce que nous appellerions aujourd’hui une pédagogie du cheminement :
Il faut une conversion continuelle, permanente, qui, tout en exigeant de se détacher intérieurement de tout mal et d’adhérer au bien dans sa plénitude, se traduit concrètement en une démarche conduisant toujours plus loin. Ainsi se développe un processus dynamique qui va peu à peu de l’avant grâce à l’intégration progressive des dons de Dieu et des exigences de son amour définitif et absolu dans toute la vie personnelle et sociale de l’homme. C’est pourquoi un cheminement pédagogique de croissance est nécessaire pour que les fidèles, les familles et les peuples, et même la civilisation, à partir de ce qu’ils ont déjà reçu du mystère du Christ, soient patiemment conduits plus loin, jusqu’à une conscience plus riche et à une intégration plus pleine de ce mystère dans leur vie [2].
Du veau d’or au fils prodigue, nos années s’écoulent dans l’apprentissage de cette familiarité réciproque entre Dieu et nous. Il s’accoutume à notre condition de créatures, et nous nous accoutumons peu à peu à sa divinité.
Comment s’accoutumer à Dieu ?
Pour nous c’est impossible. Mais pas pour l’Esprit de Dieu agissant en nous.
La première étape de cette transformation est sans doute de prendre conscience du désir secret de faire du mal à autrui. Ce désir existe en chacun, tapi dans l’obscurité comme un fauve cherchant à dévorer sa proie. C’est la projection de ce désir du mal qui faisait croire à l’auteur de l’Exode que Dieu pourrait avoir envie de faire de même. C’est l’ignorance de Paul, le rendant esclave de sa violence intérieure jusqu’à incarner la violence envers les chrétiens. C’est le refus du fils aîné dans la parabole des deux fils : parce qu’il se croit impeccable (sans péché), il ne veut pas se réjouir pour son frère perdu/retrouvé. Il crie à l’injustice devant la prodigalité de son père tuant le veau gras pour fêter le vaurien revenu. En fait c’est parce que sa justice est une justice comptable, faite de mérites et de calculs. Il projetait sa conception de la justice sur son père, et bien sûr il est déçu de constater qu’elle n’a rien à voir avec son modèle à lui. Pire : il devient violent, à la mesure de la violence qui le ronge ; et il s’exclue lui-même au lieu de laisser son père le réunir à la maison en fête.
Nous reprochons souvent aux autres ce que nous n’acceptons pas en nous-mêmes…
Prendre conscience du désir du mal en moi est le début du cheminement avec le libérateur d’Israël.
La deuxième étape de l’accoutumance de l’homme à Dieu est la respiration avec l’Esprit du Christ, lui qui fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux. Le retour aux Évangiles est incontournable pour laisser peu à peu l’Esprit du Christ me souffler les paroles, les gestes, les comportements qui correspondent aux mœurs de Dieu. Car il n’est pas naturel d’aimer comme Dieu : rester fidèle à l’infidèle, pardonner aux méchants, fréquenter les infréquentables, chercher et sauver ceux qui était perdus, amasser des trésors dans le ciel et non sur terre, donner sa vie, aimer ses ennemis…
Tout cela ne peut devenir notre vraie nature que par osmose, infusion, lente décoction de nos sentiments, volonté et intelligence dans celles de Dieu.
Du veau d’or au veau gras
S’accoutumer à Dieu : la bonne nouvelle est que c’est un chemin sur lequel une espérance est toujours possible. Les avancées, les reculs, les moments les plus beaux comme les plus tristes seront récapitulés en Christ. Rien de ce qui aura été divin dans notre histoire ne sera perdu.
Ainsi, de veau d’or en veau gras, nous cheminons avec l’espérance chevillée au corps de devenir de plus en plus familier du Tout-Autre…
[1] Irénée de Lyon, Contre les Hérésies.
[2]. Familiaris Consortio N° 9, Jean-Paul II, 1981.
LECTURES DE LA MESSE
PREMIÈRE LECTURE
« Le Seigneur renonça au mal qu’il avait voulu faire » (Ex 32, 7-11.13-14)
Lecture du livre de l’Exode
En ces jours-là, le Seigneur parla à Moïse : « Va, descends, car ton peuple s’est corrompu, lui que tu as fait monter du pays d’Égypte. Ils n’auront pas mis longtemps à s’écarter du chemin que je leur avais ordonné de suivre ! Ils se sont fait un veau en métal fondu et se sont prosternés devant lui. Ils lui ont offert des sacrifices en proclamant : ‘Israël, voici tes dieux, qui t’ont fait monter du pays d’Égypte.’ »
Le Seigneur dit encore à Moïse : « Je vois que ce peuple est un peuple à la nuque raide. Maintenant, laisse-moi faire ; ma colère va s’enflammer contre eux et je vais les exterminer ! Mais, de toi, je ferai une grande nation. » Moïse apaisa le visage du Seigneur son Dieu en disant : « Pourquoi, Seigneur, ta colère s’enflammerait-elle contre ton peuple, que tu as fait sortir du pays d’Égypte par ta grande force et ta main puissante ? Souviens-toi de tes serviteurs, Abraham, Isaac et Israël, à qui tu as juré par toi-même : ‘Je multiplierai votre descendance comme les étoiles du ciel ; je donnerai, comme je l’ai dit, tout ce pays à vos descendants, et il sera pour toujours leur héritage.’ » Le Seigneur renonça au mal qu’il avait voulu faire à son peuple.
PSAUME
(Ps 50 (51), 3-4, 12-13, 17.19)
R/ Oui, je me lèverai, et j’irai vers mon Père. (Lc 15, 18)
Pitié pour moi, mon Dieu, dans ton amour,
selon ta grande miséricorde, efface mon péché.
Lave-moi tout entier de ma faute,
purifie-moi de mon offense.
Crée en moi un cœur pur, ô mon Dieu,
renouvelle et raffermis au fond de moi mon esprit.
Ne me chasse pas loin de ta face,
ne me reprends pas ton esprit saint.
Seigneur, ouvre mes lèvres,
et ma bouche annoncera ta louange.
Le sacrifice qui plaît à Dieu, c’est un esprit brisé ;
tu ne repousses pas, ô mon Dieu, un cœur brisé et broyé.
DEUXIÈME LECTURE
« Le Christ Jésus est venu dans le monde pour sauver les pécheurs » (1 Tm 1, 12-17)
Lecture de la première lettre de saint Paul apôtre à Timothée
Bien-aimé, je suis plein de gratitude envers celui qui me donne la force, le Christ Jésus notre Seigneur, car il m’a estimé digne de confiance lorsqu’il m’a chargé du ministère, moi qui étais autrefois blasphémateur, persécuteur, violent. Mais il m’a été fait miséricorde, car j’avais agi par ignorance, n’ayant pas encore la foi ; la grâce de notre Seigneur a été encore plus abondante, avec la foi, et avec l’amour qui est dans le Christ Jésus.
Voici une parole digne de foi, et qui mérite d’être accueillie sans réserve : le Christ Jésus est venu dans le monde pour sauver les pécheurs ; et moi, je suis le premier des pécheurs. Mais s’il m’a été fait miséricorde, c’est afin qu’en moi le premier, le Christ Jésus montre toute sa patience, pour donner un exemple à ceux qui devaient croire en lui, en vue de la vie éternelle. Au roi des siècles, au Dieu immortel, invisible et unique, honneur et gloire pour les siècles des siècles. Amen.
ÉVANGILE
« Il y aura de la joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit » (Lc 15, 1-32)
Alléluia. Alléluia. Dans le Christ, Dieu réconciliait le monde avec lui : il a mis dans notre bouche la parole de la réconciliation. Alléluia. (cf. 2 Co 5, 19)
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
En ce temps-là, les publicains et les pécheurs venaient tous à Jésus pour l’écouter. Les pharisiens et les scribes récriminaient contre lui : « Cet homme fait bon accueil aux pécheurs, et il mange avec eux ! » Alors Jésus leur dit cette parabole : « Si l’un de vous a cent brebis et qu’il en perd une, n’abandonne-t-il pas les 99 autres dans le désert pour aller chercher celle qui est perdue, jusqu’à ce qu’il la retrouve ? Quand il l’a retrouvée, il la prend sur ses épaules, tout joyeux, et, de retour chez lui, il rassemble ses amis et ses voisins pour leur dire : ‘Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé ma brebis, celle qui était perdue !’ Je vous le dis : C’est ainsi qu’il y aura de la joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit, plus que pour 99 justes qui n’ont pas besoin de conversion.
Ou encore, si une femme a dix pièces d’argent et qu’elle en perd une, ne va-t-elle pas allumer une lampe, balayer la maison, et chercher avec soin jusqu’à ce qu’elle la retrouve ? Quand elle l’a retrouvée, elle rassemble ses amies et ses voisines pour leur dire : ‘Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé la pièce d’argent que j’avais perdue !’ Ainsi je vous le dis : Il y a de la joie devant les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit. »
Jésus dit encore : « Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père : ‘Père, donne-moi la part de fortune qui me revient.’ Et le père leur partagea ses biens. Peu de jours après, le plus jeune rassembla tout ce qu’il avait, et partit pour un pays lointain où il dilapida sa fortune en menant une vie de désordre. Il avait tout dépensé, quand une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans le besoin. Il alla s’engager auprès d’un habitant de ce pays, qui l’envoya dans ses champs garder les porcs. Il aurait bien voulu se remplir le ventre avec les gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui donnait rien. Alors il rentra en lui-même et se dit : ‘Combien d’ouvriers de mon père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs de faim ! Je me lèverai, j’irai vers mon père, et je lui dirai : Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi. Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. Traite-moi comme l’un de tes ouvriers.’ Il se leva et s’en alla vers son père. Comme il était encore loin, son père l’aperçut et fut saisi de compassion ; il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers. Le fils lui dit : ‘Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi. Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils.’ Mais le père dit à ses serviteurs : ‘Vite, apportez le plus beau vêtement pour l’habiller, mettez-lui une bague au doigt et des sandales aux pieds, allez chercher le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons, car mon fils que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé.’ Et ils commencèrent à festoyer.
Or le fils aîné était aux champs. Quand il revint et fut près de la maison, il entendit la musique et les danses. Appelant un des serviteurs, il s’informa de ce qui se passait. Celui-ci répondit : ‘Ton frère est arrivé, et ton père a tué le veau gras, parce qu’il a retrouvé ton frère en bonne santé.’ Alors le fils aîné se mit en colère, et il refusait d’entrer. Son père sortit le supplier. Mais il répliqua à son père : ‘Il y a tant d’années que je suis à ton service sans avoir jamais transgressé tes ordres, et jamais tu ne m’as donné un chevreau pour festoyer avec mes amis. Mais, quand ton fils que voilà est revenu après avoir dévoré ton bien avec des prostituées, tu as fait tuer pour lui le veau gras !’ Le père répondit : ‘Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. Il fallait festoyer et se réjouir ; car ton frère que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé ! »
Patrick BRAUD
Mots-clés : accoutumance, gradualité, Irénée, veau