Jésus, Fukuyama ou Huntington ?
Jésus, Fukuyama ou Huntington ?
Homélie pour le 33° dimanche du temps ordinaire / Année B
18/11/2018
Cf. également :
Croyez-vous en la fin de l’histoire ?
Cette question peut paraître étrange, et bien loin de vos préoccupations quotidiennes. C’est pourtant une question que soulève l’Évangile de ce dimanche (Mc 13, 24-32) :
En ce temps-là, Jésus parlait à ses disciples de sa venue : « En ces jours-là, après une grande détresse, le soleil s’obscurcira et la lune ne donnera plus sa clarté ; les étoiles tomberont du ciel, et les puissances célestes seront ébranlées. Alors on verra le Fils de l’homme venir dans les nuées avec grande puissance et avec gloire. Il enverra les anges pour rassembler les élus des quatre coins du monde, depuis l’extrémité de la terre jusqu’à l’extrémité du ciel.
À la fin de chaque année liturgique, les récits apocalyptiques de la Bible nous obligent annuellement à sortir de notre train-train temporel : nous vivons comme si nous n’allions jamais mourir, nous vivons comme si l’univers n’allait jamais mourir, comme si aucun au-delà de l’histoire n’était envisageable. Or le Christ nous avertit : « le Fils de l’homme viendra, et le cosmos tout entier en sera transformé ». De même que nous espérons un au-delà de la mort individuelle pour chacun, de même nous attendons un au-delà de l’histoire collective pour tous, une Création nouvelle, un monde autre où Dieu sera tout en tous.
Cette espérance collective n’est plus naturelle à nos contemporains. Depuis la chute du mur de Berlin en 1989 signifiant la chute du communisme soviétique, la démocratie libérale à l’occidentale semble avoir gagné définitivement la partie. Plus aucun politique chez nous n’ose prophétiser autre chose que la démocratie et l’économie de marché. Les seules alternatives crédibles à notre stade occidental de civilisation pourraient être l’islamisme et le curieux système chinois. Mais on voit mal tous les peuples de la terre aspirer à la charia ou désirer le régime si autoritaire du parti communiste chinois, même devenu capitaliste !
Cette thèse de la démocratie libérale comme horizon indépassable désormais de nos sociétés humaines est celle d’un Américain, Francis Fukuyama, formulée en 1989 au lendemain de la chute du mur de Berlin [1]. Il y annonçait « l’universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme finale de tout gouvernement humain ».
« Si nous en sommes à présent au point de ne pouvoir imaginer un monde substantiellement différent du nôtre, dans lequel aucun indice ne nous montre la possibilité d’une amélioration fondamentale de notre ordre courant, alors il nous faut prendre en considération la possibilité que l’histoire elle-même puisse être à sa fin ».
Après la fin de l’illusion communiste, il apparaît impossible, selon Fukuyama, d’imaginer un monde essentiellement différent du monde présent. Faute d’idéologie alternative crédible, l’avenir semble écrit, la démocratie libérale et l’économie de marché ont vocation à s’imposer partout à plus ou moins brève échéance. Ainsi le nombre des démocraties dans le monde est passé de 35 en 1974 (30% des pays du monde) à environ 120 en 2013 (60% du total), celles-ci, étant bien entendu loin d’être toutes parfaites.
La thèse de la fin de l’Histoire tient dans cette idée simple : la civilisation libérale, occidentale, est destinée à devenir universelle ; elle s’imposera à tous, pour toujours.
Dans L’Anticonformiste, Luc Ferry commente :
« De fait, nous ne sommes tout simplement plus capables ne serait-ce que d’imaginer un régime légitime autre que la démocratie. [...] [Fukuyama] suggère que les principes de légitimité auraient tous été plus ou moins explorés au fil de l’histoire, jusqu’à ce que le plus conforme aux exigences fondamentales de l’humanité s’impose à nous. [...] Si le colosse islamiste représente bien l’un des derniers « blocs » à résister à cette unification du monde, l’intégrisme ne pourra jamais se prévaloir de la même légitimité que le communisme. Ce dernier pouvait se penser comme une alternative universelle au capitalisme, potentiellement valable pour l’humanité tout entière, tandis que l’islamisme intégriste, lui, ne saurait nourrir une telle prétention » [2].
Fukuyama n’est pas naïf : il ne prédit pas l’absence de guerres, de crises économiques ou de conflits sociaux. Il formule tranquillement le souhait que désormais toutes les sociétés convergent vers le modèle de la démocratie de marché.
Les chrétiens qui adhéreraient à cette thèse seraient obligés « d’aplatir » leur espérance en l’amputant de toute attente radicalement différente. Tout au plus serions-nous chargés de corriger les excès, les abus, les inégalités de ce système, le seul à garantir liberté et prospérité pour le plus grand nombre. Une social-démocratie chrétienne en quelque sorte, où le ferment proprement révolutionnaire de l’Évangile serait anesthésié, neutralisé. On concéderait juste aux chrétiens le pouvoir de soigner les blessures psychologiques de chacun, mais pas question d’annoncer une société différente.
Fukuyama a réaffirmé son diagnostic récemment dans un article au Wall Street Journal : « à la fin de l’histoire il y a toujours la démocratie. 25 ans après la place Tiananmen et la chute du mur de Berlin, la démocratie libérale n’a toujours aucun concurrent réel » [3].
Face à ce nouvel impérialisme de l’Occident s’autoproclamant l’Oméga de l’histoire, l’islam et la Chine sont peut-être les derniers contestataires (avec quelques autres résistances de la part des démocraties « illibérales » des pays de l’Est). La charia veut promouvoir le royaume de Dieu sur la terre – et non au-delà comme l’espèrent les chrétiens – en soumettant le monde entier, à commencer par un quartier, une commune, un État, à la volonté de Dieu censé être exprimée à la lettre dans le Coran. Cette idéologie intégraliste gagne du terrain, surtout en Afrique et dans les pays émergents, car elle prend le relais du communisme en dénonçant un Occident décadent et prétentieux, et en promettant une société enfin juste parce que gouvernée directement par Allah (un peu comme pour le PC soviétique avant 1989…).
C’est ce qu’un autre penseur américain, pourfendeur de la thèse de Fukuyama, appelle le « choc des civilisations ». Pour Samuel Huntington en effet, l’aspiration à la démocratie libérale n’est pas universelle.
« Seule l’arrogance incite les Occidentaux à considérer que les non-Occidentaux s’occidentaliseront en consommant plus de produits occidentaux. Le fait que les Occidentaux identifient leur culture à des liquides-vaisselle, des pantalons décolorés et des aliments trop riches, voilà qui est révélateur de l’Occident. » [4]
Cette aspiration entre en conflit avec les liens ethniques et religieux qu’elle dissout dans le marché mondial. Car les identités locales, ethniques ou religieuses ne se laisseront pas facilement absorber par la globalisation marchande. Plus la mondialisation libérale progressera, plus des peuples refuseront de perdre leurs racines, plus les religions (islam, hindouisme, voire christianisme) refuseront d’être réduites à un vague sentiment privé sans un impact social.
« La résurgence religieuse à travers le monde est une réaction à la laïcisation, au relativisme moral et à la tolérance individuelle, et une réaffirmation des valeurs d’ordre, de discipline, de travail, d’entraide et de solidarité humaine. »
« Les conflits entre groupes issus de différentes civilisations sont en passe de devenir la donnée de base de la politique globale. »
Quant à l’alternative chinoise, si étonnante pour nos yeux occidentaux, elle fait semblant de se rallier au capitalisme, mais c’est peut-être pour mieux réaffirmer son caractère autoritaire et non démocratique une fois sa puissance d’antan retrouvée…
Alors, Fukuyama ou Huntington ?
Ce détour géopolitique n’est pas si loin qu’il y paraît de nos soucis quotidiens. Il suffit de voyager dans un État musulman ou en Chine pour se rendre compte que la question de l’évolution de nos voisins concerne directement notre style de vie, nos habitudes, notre culture, notre identité. Rêver que tous les peuples de la terre convergent vers notre modèle n’est pas réaliste, ni même souhaitable. Se résigner à l’inverse au conflit des civilisations est également dangereux. Car la démographie et la croyance sont deux armes que l’Occident ne possède plus. Et que faire contre un adversaire plus nombreux qui croirait que faire mourir l’impie est plus important que sa propre vie ? Et à l’inverse, quels occidentaux seraient prêts à mourir pour leur smartphone ou leur mode de vie ?
L’espérance de la venue du Fils de l’homme telle que la formule Jésus aujourd’hui nous libère de toute recherche de réalisation absolue du royaume de Dieu sur la terre. C’est la fameuse « réserve eschatologique » chère au théologien Jean-Baptiste Metz. Nous contestons à tout ordre établi la prétention de se proclamer stade ultime de l’évolution humaine. Nous annonçons un monde autre, qui ne sera pas fait de main d’homme, qui n’est pas l’aboutissement de nos efforts, mais don de Dieu au Jour ultime.
La fin de l’histoire selon nous n’appartient pas à l’histoire, mais à l’au-delà de l’histoire. Ce n’est d’ailleurs pas une fin, mais le commencement d’un monde autre, une nouvelle Genèse qui est déjà en germe dans toutes les initiatives d’amour vrai. La fin de l’histoire n’est pas notre mort individuelle, car notre espérance est bien plus grande qu’une simple survie individuelle. La venue du Fils de l’homme concerne tous les hommes, toute la Création, « depuis l’extrémité de la terre jusqu’à l’extrémité du ciel ». Aux XIX° et XX° siècles, beaucoup de chrétiens ont cru reconnaître quelques traits de cette espérance dans le marxisme alors triomphant. Ils se sont lourdement trompés. Ne faisons pas la même erreur en nous installant dans nos démocraties libérales d’Occident comme si elles étaient indépassables.
Il y aura d’autres républiques que la nôtre, et d’autres systèmes que la république.
Il y aura d’autres organisations sociales que la démocratie.
Il y aura d’autres performances économiques que celle du marché.
L’histoire n’est pas finie…
Sans nous soumettre à la charia inhumaine, sans non plus abdiquer devant la puissance chinoise en pleine ascension, sans nous replier sur des particularismes d’autrefois, nous aurons à imaginer des renouveaux incessants, des ruptures radicales, pour ne jamais figer la quête spirituelle et sociale de l’humanité.
Ne croyons pas ceux qui nous répètent qu’il n’y a pas d’autre choix que les leurs.
Ne suivons pas les faux prophètes d’apocalypse qui veulent nous précipiter dans les bras des extrémistes de tous bords.
Arrimons-nous solidement à cette ancre jetée dans les cieux (He 6,19) : « le Fils de l’homme viendra ». Cette espérance nous rendra libres de toute adoration des veaux d’or devant lesquels on voudrait que nous nous prosternions avec reconnaissance…
[1]. Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, 1992. L’ouvrage s’inspire des thèses d’Alexandre Kojève.
[2]. Luc Ferry, L’Anticonformiste, 2011, Denoël, p. 268.
[3]. The Wall Street Journal, At the ‘End of History’ Still Stands Democracy. Twenty-five years after Tiananmen Square and the Berlin Wall’s fall, liberal democracy still has no real competitors, By Francis Fukuyama, June 6, 2014
[4]. Samuel Huntington, Le choc des civilisations (the clash of civilisations) (1996), Ed. Odile Jacob, 2007.
Lectures de la messe
Première lecture
« En ce temps-ci, ton peuple sera délivré » (Dn 12, 1-3)
Lecture du livre du prophète Daniel
En ce temps-là se lèvera Michel, le chef des anges, celui qui se tient auprès des fils de ton peuple. Car ce sera un temps de détresse comme il n’y en a jamais eu depuis que les nations existent, jusqu’à ce temps-ci. Mais en ce temps-ci, ton peuple sera délivré, tous ceux qui se trouveront inscrits dans le Livre. Beaucoup de gens qui dormaient dans la poussière de la terre s’éveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour la honte et la déchéance éternelles. Ceux qui ont l’intelligence resplendiront comme la splendeur du firmament, et ceux qui sont des maîtres de justice pour la multitude brilleront comme les étoiles pour toujours et à jamais.
Psaume
(Ps 15 (16), 5.8, 9-10, 11)
R/ Garde-moi, mon Dieu, j’ai fait de toi mon refuge. (Ps 15, 1)
Seigneur, mon partage et ma coupe :
de toi dépend mon sort.
Je garde le Seigneur devant moi sans relâche ;
il est à ma droite : je suis inébranlable.
Mon cœur exulte, mon âme est en fête,
ma chair elle-même repose en confiance :
tu ne peux m’abandonner à la mort
ni laisser ton ami voir la corruption.
Tu m’apprends le chemin de la vie :
devant ta face, débordement de joie !
À ta droite, éternité de délices !
Deuxième lecture
« Par son unique offrande, il a mené pour toujours à leur perfection ceux qu’il sanctifie » (He 10, 11-14.18)
Lecture de la lettre aux Hébreux
Dans l’ancienne Alliance, tout prêtre, chaque jour, se tenait debout dans le Lieu saint pour le service liturgique, et il offrait à maintes reprises les mêmes sacrifices, qui ne peuvent jamais enlever les péchés.
Jésus Christ, au contraire, après avoir offert pour les péchés un unique sacrifice, s’est assis pour toujours à la droite de Dieu. Il attend désormais que ses ennemis soient mis sous ses pieds. Par son unique offrande, il a mené pour toujours à leur perfection ceux qu’il sanctifie. Or, quand le pardon est accordé, on n’offre plus le sacrifice pour le péché.
Évangile
« Il rassemblera les élus des quatre coins du monde » (Mc 13, 24-32) Alléluia. Alléluia.
Restez éveillés et priez en tout temps : ainsi vous pourrez vous tenir debout devant le Fils de l’homme. Alléluia. (cf. Lc 21, 36)
Évangile de Jésus Christ selon saint Marc
En ce temps-là, Jésus parlait à ses disciples de sa venue : « En ces jours-là, après une grande détresse, le soleil s’obscurcira et la lune ne donnera plus sa clarté ; les étoiles tomberont du ciel, et les puissances célestes seront ébranlées. Alors on verra le Fils de l’homme venir dans les nuées avec grande puissance et avec gloire. Il enverra les anges pour rassembler les élus des quatre coins du monde, depuis l’extrémité de la terre jusqu’à l’extrémité du ciel.
Laissez-vous instruire par la comparaison du figuier : dès que ses branches deviennent tendres et que sortent les feuilles, vous savez que l’été est proche. De même, vous aussi, lorsque vous verrez arriver cela, sachez que le Fils de l’homme est proche, à votre porte. Amen, je vous le dis : cette génération ne passera pas avant que tout cela n’arrive. Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas. Quant à ce jour et à cette heure-là, nul ne les connaît, pas même les anges dans le ciel, pas même le Fils, mais seulement le Père. »
Patrick BRAUD