La roue de Gaza
La roue de Gaza
Homélie pour le 31° Dimanche du Temps ordinaire / Année B
03/11/24
Cf. également :
Sorcières ou ingénieurs ?
Conjuguer le verbe aimer à l’impératif
Simplifier, Aimer, Unir
J’ai trois amours
Aime ton Samaritain !
Le pur amour : pour qui êtes-vous prêts à aller en enfer ?
Boali, ou l’amour des ennemis
Conjuguer le « oui » et le « non » de Dieu à notre monde
Gaza résonne aujourd’hui à nos oreilles comme le lieu d’un drame apparemment insoluble, avec ses milliers de morts de civils de chaque côté des belligérants… Il n‘en fut pas toujours ainsi : Gaza était dans les premiers siècles un foyer du christianisme naissant, rayonnant de sainteté par ses monastères, ses écrits, son insertion paisible dans l’Empire romain, ses figures spirituelles (Procope, Jean l’Ancien, Dosithée, Barsanuphe de Gaza etc.). Méditant l’évangile de ce dimanche (Mc 12,28b-34), Dorothée de Gaza (VI° siècle), un père abbé devenu célèbre, prêchait ainsi aux fidèles des environs de Gaza venus l’écouter nombreux dans son monastère [1] :
Appliquez votre esprit à ce que je vous dis.
Imaginez un cercle. Imaginez que ce cercle c’est le monde, le centre Dieu, et les rayons les différentes voies ou manières de vivre des hommes. Quand les saints, désirant approcher de Dieu, marchent vers le milieu du cercle, dans la mesure où ils pénètrent à l’intérieur, ils se rapprochent les uns des autres en même temps que de Dieu. Plus ils s’approchent de Dieu, plus ils se rapprochent les uns des autres ; et plus ils se rapprochent les uns des autres, plus ils s’approchent de Dieu.
Et vous comprenez qu’il en est de même en sens inverse, quand on se détourne de Dieu pour se retirer vers l’extérieur : il est évident alors que, plus on s’éloigne de Dieu, plus on s’éloigne les uns des autres, et que plus on s’éloigne les uns des autres, plus on s’éloigne aussi de Dieu.
Telle est la nature de la charité. Dans la mesure où nous sommes à l’extérieur et que nous n’aimons pas Dieu, dans la même mesure nous avons chacun de l’éloignement à l’égard du prochain. Mais si nous aimons Dieu, autant nous approchons de Dieu par la charité pour lui, autant nous communions à la charité du prochain ; et autant nous sommes unis au prochain, autant nous le sommes à Dieu.
Une roue pour montrer combien l’amour de Dieu et l’amour de l’homme sont intimement liés : il fallait y penser ! C’est la pointe de l’Évangile d’aujourd’hui : dans l’Écriture, tout dépend de ces deux commandements : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu … Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Oui, ce triple amour est vraiment la clé qui ouvre le cœur à l’intelligence de toute l’Écriture, depuis la Genèse jusqu’à l’Apocalypse.
Essayons de mieux saisir l’originalité et la force de cette réponse de Jésus :
1 impératif / 2 commandements / 3 amours
1/ Ce sont des commandements :
Jésus dit : « Tu aimeras ». Ce n’est pas facultatif, c’est impératif ! Vous vous rendez compte ? Conjuguer le verbe aimer à l’impératif ! Est-ce qu’on peut commander à quelqu’un d’aimer ? Il ne faut pas évacuer trop vite ce paradoxe : il y a une loi de l’Amour, et c’est pourtant l’Amour qui fait la loi… Peut-être, à travers cet impératif catégorique qui parcourt toute la Bible, nous est-il signifié qu’aimer n’est ni immédiat, ni naturel. Ce n’est ni simple ni facile en effet d’aimer un Dieu dont on éprouve souvent l’absence et le silence. Ce n’est ni simple ni facile d’aimer le prochain qui ne pense pas comme moi, n’a pas la même couleur, la même culture, qui est laid et repoussant. Et, en plus le Christ nous appelle à aimer même nos ennemis, ceux qui nous veulent du mal et nous font mal ! Ce n’est ni simple, ni facile, et pourtant c’est capital et c’est passionnant ! Oui, chacun de nous, homme, femme, enfant ou adulte, nous sommes faits pour aimer. Pour aimer, c’est-à-dire être passionné pour l’autre, jusqu’à accepter de mourir soi-même pour que l’autre puisse vivre. Vivre pour l’autre, tous les autres, pour Dieu le Tout-Autre, et non plus pour nous-mêmes uniquement. Telle est la loi évangélique, qui n’est pas une contrainte imposée de l’extérieur, mais au contraire le secret du bonheur, le secret d’une vie vraiment humaine.
2/ Ces commandements sont au nombre de deux.
Ici encore, c’est une tentative de piège pour discréditer Jésus. Pourquoi un piège ? Parce que les Pharisiens très pointilleux voulaient maintenir l’importance de toute la Loi de Moïse dans le détail et ils comptabilisaient à l’époque 613 commandements à observer, avec 365 interdictions et 248 autres prescriptions ! Les rabbins discutaient à perte de vue et les croyants étaient un peu perdus dans ces listes d’interdictions et de préceptes. Jésus tranche. Sans innover totalement, car il prend le premier commandement dans le livre du Deutéronome (Dt 6,5), et le second dans le livre du Lévitique (Lv 19,18). Là où il apporte du neuf, c’est qu’il simplifie et qu’il unifie. Jésus simplifie la piété un peu maniaque des Pharisiens.
Dieu est simple : ne nous perdons pas trop dans les détails ; ne perdons jamais de vue quel est l’essentiel de la vie : l’amour pour Dieu, l’amour pour les autres, le prochain, l’amour pour soi (« aime … comme toi-même »).
Mais ne confondons pas non plus trop vite ces 3 amours : Jésus ne réduit pas la Loi à un seul commandement, comme on le lui demande d’ailleurs, mais à deux, ce qui veut dire qu’ils ne sont pas interchangeables.
Ces 3 amours ne sont pas identiques mais équivalents. C’est-à-dire qu’ils sont distincts mais que l’un implique l’autre et l’autre implique l’un.
Rappelez-vous l’image de la roue de Gaza : le mouvement vers le centre et le rapprochement mutuel sont deux trajectoires différentes, mais qui s’impliquent l’une l’autre :
A <=> B (A implique B et B implique A mais A est différent de B).
Tout le fragile équilibre du christianisme tient dans cette double référence à Dieu et à l’homme, sans séparation ni confusion.
Forcez trop le 1er commandement et c’est le drame de l’intégrisme religieux.
Sous prétexte de défendre l’honneur de Dieu, on sacrifie des vies humaines comme en Iran, où l’on se coupe de la communion de l’Église comme Mgr Lefebvre dans les années 1970. Or comment aimer Dieu sans aimer l’homme, et les pauvres et les petits en premier ? .
Forcez trop le 2nd commandement, et c’est le drame de l’humanisme athée.
Sous prétexte de défendre l’honneur, on l’asservit dans des systèmes inhumains parce qu’ils nient Dieu, que ce soit à l’Est ou à l’Ouest. Or comment aimer l’homme en vérité si on ne laisse le Christ lui-même aimer l’homme en nous ?
3/ Ces deux commandements lient 3 amours en 1
Car il y a bien 3 amours : de Dieu, de l’autre, de soi. On oublie trop souvent le 3° : or celui qui ne s’aime pas lui-même le fait chèrement payer aux autres (agressivité, violence…). Soi-même comme un autre (Ricoeur) : pourquoi exclure de mon cercle d’affection la personne que je suis ? Les éducateurs savent bien que les enfants qui ne sont pas sûrs d’eux, sûrs d’être aimés, sombrent plus facilement dans la délinquance, la violence, la drogue… En entreprise ou dans la vie associative, on voit que bien des adultes passent leur temps à utiliser les autres pour essayer de régler leurs questions personnelles non résolues…
Mais comment s’aimer soi-même sans se découvrir grâce à l’amour que Dieu a pour nous ?
Comment aimer l’autre sans faire le détour par Dieu ? Comment aimer Dieu sans aimer l’homme ?…
La ligne de crête des chrétiens est entre ces deux abîmes : le spirituel désincarné d’une part, et l’horizontalisme réducteur d’autre part. C’est la finale de l’argumentation de Jésus : en indiquant que le second commandement est équivalent au premier, il réconcilie la lutte et la contemplation. Lui seul Jésus peut le dire en plénitude, car lui seul est vrai Dieu et vrai homme.
En lui, Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu. En lui, blesser l’homme, c’est blesser Dieu.
En lui, aimer Dieu, c’est s’engager pour l’homme. Par lui, c’est comme un système de vases communicants qui s’est établi entre le Dieu-Trinité et notre humanité : on ne peut toucher à l’un sans affecter l’autre.
Qui donc est Dieu qu’on peut si fort blesser en blessant l’homme ?
Qui donc est l’homme pour avoir une telle valeur aux yeux de Dieu ?
Aimer Dieu en l’homme, en soi. S’aimer soi-même en Dieu, aimer l’autre en Dieu, sans séparation ni confusion : que cette eucharistie nous fasse pénétrer de l’intérieur ce triple amour – l’amour de Dieu / des autres / de soi - qui ne fait qu’un, dont Jésus lui-même nous a aimé, jusqu’à en mourir.
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[1]. Dorothée de Gaza, Œuvres spirituelles, Instruction VI, Cerf, coll. Sources chrétiennes, n° 92.
Lectures de la messe
Première lecture
« Écoute, Israël : Tu aimeras le Seigneur de tout ton cœur » (Dt 6, 2-6)
Lecture du livre du Deutéronome
Moïse disait au peuple : « Tu craindras le Seigneur ton Dieu. Tous les jours de ta vie, toi, ainsi que ton fils et le fils de ton fils, tu observeras tous ses décrets et ses commandements, que je te prescris aujourd’hui, et tu auras longue vie. Israël, tu écouteras, tu veilleras à mettre en pratique ce qui t’apportera bonheur et fécondité, dans un pays ruisselant de lait et de miel, comme te l’a dit le Seigneur, le Dieu de tes pères.
Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’Unique. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force.
Ces paroles que je te donne aujourd’hui resteront dans ton cœur. »
Psaume
(Ps 17 (18), 2-3, 4, 47.51ab)
R/ Je t’aime, Seigneur, ma force. (Ps 17, 2a)
Je t’aime, Seigneur, ma force :
Seigneur, mon ro ma forteresse,
Dieu mon libérateur, le rocher qui m’abrite,
mon bouclier, mon fort, mon arme de victoire !
Louange à Dieu !
Quand je fais appel au Seigneur,
je suis sauvé de tous mes ennemis.
Vive le Seigneur ! Béni soit mon Rocher !
Qu’il triomphe, le Dieu de ma victoire,
Il donne à son roi de grandes victoires,
il se montre fidèle à son messie.
Deuxième lecture
« Jésus, parce qu’il demeure pour l’éternité, possède un sacerdoce qui ne passe pas » (He 7, 23-28)
Lecture de la lettre aux Hébreux
Frères, dans l’ancienne Alliance, un grand nombre de prêtres se sont succédé parce que la mort les empêchait de rester en fonction. Jésus, lui, parce qu’il demeure pour l’éternité, possède un sacerdoce qui ne passe pas. C’est pourquoi il est capable de sauver d’une manière définitive ceux qui par lui s’avancent vers Dieu, car il est toujours vivant pour intercéder en leur faveur.
C’est bien le grand prêtre qu’il nous fallait : saint, innocent, immaculé ; séparé maintenant des pécheurs, il est désormais plus haut que les cieux. Il n’a pas besoin, comme les autres grands prêtres, d’offrir chaque jour des sacrifices, d’abord pour ses péchés personnels, puis pour ceux du peuple ; cela, il l’a fait une fois pour toutes en s’offrant lui-même. La loi de Moïse établit comme grands prêtres des hommes remplis de faiblesse ; mais la parole du serment divin, qui vient après la Loi, établit comme grand prêtre le Fils, conduit pour l’éternité à sa perfection.
Évangile
« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu. Tu aimeras ton prochain » (Mc 12, 28b-34) Alléluia. Alléluia.
Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, dit le Seigneur ; mon Père l’aimera, et nous viendrons vers lui. Alléluia. (Jn 14, 23)
Évangile de Jésus Christ selon saint Marc
En ce temps-là, un scribe s’avança vers Jésus pour lui demander : « Quel est le premier de tous les commandements ? » Jésus lui fit cette réponse : « Voici le premier : Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force. Et voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas de commandement plus grand que ceux-là. » Le scribe reprit : « Fort bien, Maître, tu as dit vrai : Dieu est l’Unique et il n’y en a pas d’autre que lui. L’aimer de tout son cœur, de toute son intelligence, de toute sa force, et aimer son prochain comme soi-même, vaut mieux que toute offrande d’holocaustes et de sacrifices. » Jésus, voyant qu’il avait fait une remarque judicieuse, lui dit : « Tu n’es pas loin du royaume de Dieu. » Et personne n’osait plus l’interroger.
Patrick BRAUD