Foule sentimentale
Foule sentimentale
Homélie du 17° dimanche du temps ordinaire / Année B
26/07/2015
Cf. également :
Multiplication des pains : une catéchèse d’ivoire
Donnez-leur vous mêmes à manger
Vox populi
Le référendum du 05/07/2015 où la Grèce a dit « non » à 61% a retenti en Europe comme un coup de tonnerre. On s’était habitué (résigné) à ce que la construction européenne soit d’abord une affaire d’experts (financiers, juridiques…) et de politiques, et voilà que le peuple grec fait entendre un non clair et massif à l’austérité-remède imposée par la ‘troïka’ de Bruxelles. Les foules dansant sur la place du Pirée à l’annonce du résultat ont fait peur à beaucoup de hauts responsables. Peut-on faire confiance à ces foules pour décider de leur avenir ? Pour savoir comment redresser le pays ? Pour influer sur la suite de la construction européenne ? C’est une affaire trop sérieuse et trop technique, trop complexe pour la remettre entre les mains d’une opinion publique ! C’est trop dangereux - voire démagogique - de jouer ainsi avec le sort de l’euro en faisant appel aux foules, pensent beaucoup.
Finalement, les technocrates seraient plus compétents que cette vox populi pour faire les choix importants, disent certains… Et l’accord imposé par la négociation européenne le 13 juillet a toutes les apparences d’une mise sous tutelle, malgré le message exprimé par les foules grecques… Sans la renégociation de la dette (et donc de toutes les dettes souveraines), il y a fort à parier que ces mêmes foules descendront à nouveau dans la rue pour protester…
On voit ainsi revenir un certain mépris à l’égard des foules, supposés incultes et irresponsables, ou au moins une certaine défiance envers elles. Sur bien d’autres sujets (le mariage, la GPA, l’euthanasie, l’école, les territoires etc.) les pouvoirs politiques ont peur des foules, ou ne veulent en tenir aucun compte. Le lien entre peuple et élus, constitutif de nos démocraties représentatives, est de plus en plus distendu. La crise de confiance est telle que l’abstention et les extrêmes prolifèrent d’élection en élection en France.
Les foules bibliques
Dans la Bible, les foules ont un statut bien différent. Elles sont souvent la raison première de l’action de Dieu: « libérez mon peuple » (Exode), croître et se multiplier (Genèse), participer à la liturgie céleste (cf. les foules de l’Apocalypse) etc…
Regardons comment la multiplication des pains nous invite à regarder autrement les foules d’aujourd’hui : en « levant les yeux » avec Jésus, c’est-à-dire en ayant une vision universelle et à long terme, en les nourrissant avec tendresse, en les conduisant toujours plus loin que leur faim immédiate.
Aimer les foules avec le Christ
Un acteur essentiel de ce texte (Jn 6,1-15) est la foule. Un grand nombre de gens ont suivi Jésus, et acceptent pour cela de faire des kilomètres à pied, de l’autre côté du lac, loin de chez eux, dans la chaleur et le flou (qui est cet homme ? peut-il nous apporter un salut ? etc.). C’est lorsque Jésus « lève les yeux » sur cette foule qui se masse autour des Douze et lui qu’il prend conscience de sa responsabilité envers elle. Pour les Douze seulement il n’aurait pas posé ce signe de la multiplication des pains. Mais ici il y a urgence et l’enjeu est de taille : plus de 5000 hommes à nourrir (sans compter les femmes et les enfants !). Avant de les rassasier, il organise cette foule, choisit une prairie herbeuse, la fait asseoir, apportantt ainsi le calme et la confiance qui vont éviter à la distribution de nourriture de dégénérer en pugilats dégradants comme on le voit hélas dans trop de distributions humanitaires. D’ailleurs, à la fin du texte, ce n’est plus tout à fait une foule informe mais des « convives » qui sont rassemblés, comme sont rassemblés les morceaux en surplus, comme avaient été rassemblés les grains de blé pour faire le pain.
On peut relire les 4 évangiles avec les foules comme clé d’entrée :
« Dans ma famille toujours menacée de dislocation par le placement des enfants chez les Orphelins d’Auteuil, auprès de ma mère dépendante de l’aumône et donc jamais libre de ses gestes, grandissant à la lisière d’un quartier malfamé pour sa misère et d’un autre, plus populaire, je découvris peu à peu ce que pouvait être la foule entourant Jésus, ce que pouvait signifier sa parole pour les uns et les autres. La Samaritaine, la Cananéenne, le bon larron, le publicain au fond du Temple, la femme faisant tant de bruit pour une drachme retrouvée, tous et toutes m’étaient tellement familiers. La foule des humbles, avec en permanence dans son sillage des misérables, toujours en retard et se poussant, gênant tout le monde, exposant leurs plaies, leurs maladies, leurs souffrances…, rien de tout cela ne me surprenait, au contraire. J’avais l’impression de les avoir déjà rencontrés et c’était exact. Les plus pauvres de la basse ville d’Angers, tantôt absorbés par la foule, tantôt rejetés, refluant vers leur quartier, leurs mansardes, leurs logements sur cour sans soleil ni sanitaire, ne me paraissaient pas différents. Leur langage, leurs comportements étaient les mêmes. Grâce à eux, j’apprenais à être chez moi dans l’Évangile. Cette familiarité n’était pas une question de l’espace ou de l’époque où naissaient les hommes, mais de leur condition sociale dans le monde de leur temps. C’était d’être pauvre ou de condition aisée qui faisait la différence : les uns comprenaient ou même pouvaient bondir de joie ; les autres n’y étaient pas du tout, ils pouvaient critiquer les paroles, les miracles, refuser de les entendre et d’y croire [1]. »
Emporté par la foule ?
Cette communion entre Jésus et les foules ne va pourtant à pas jusqu’à leur obéir aveuglément. La fin de notre évangile dit bien : « Jésus savait qu’ils allaient l’enlever pour faire de lui leur roi ; alors de nouveau il se retira dans la montagne, lui seul ». Il y a donc des moments où il faut savoir décevoir l’attente du plus grand nombre. Lorsque la foule s’aveugle elle-même sur son propre désir, en instrumentalisant par exemple Jésus pour un projet politique (le faire roi), le Christ doit rétablir une juste distance (se retirer dans la montagne). Il ose les décevoir pour que leur faim ne se trompe pas de cible. Il ne se laisse pas griser par son succès immédiat, au point de laisser la foule mettre la main sur lui.
Les grands personnages politiques sont ceux qui osent ainsi frustrer les foules lorsqu’elles demandent leur propre perte, ou lorsqu’elles veulent manipuler le pouvoir pour leurs intérêts à court terme (manger gratuitement, avoir la puissance du prophète de leur côté…). On pense à De Gaulle sachant garder sa liberté vis-à-vis de l’opinion publique. Ou bien à Mitterrand abolissant la peine de mort contre les sondages. Peut-être également à Jacques Delors refusant d’aller à la présidentielle de 1995, à Jean Monnet et Robert Schumann bâtissant l’Europe sur les liens économiques entre la France et l’Allemagne malgré les haines farouches de part et d’autre etc.
Aimer les foules ne veut pas dire leur obéir en tout, devenir leur jouet. Le prophète nourrit la multitude en éduquant son désir, pour passer d’une faim alimentaire à une faim plus haute encore, pour ne pas s’arrêter aux premiers résultats obtenus etc.
Alors vous quelles sont vos foules ?
Celles qui vous suivent et que vous devez nourrir (famille, collaborateurs, associations, club en tout genre) ?
Que voudrait dire lever les yeux pour mieux voir et satisfaire la faim de ces foules ?
Quel est votre amour de ceux qui vous sont ainsi confiés ?
Et nous sommes tous également membres d’une foule à un moment ou à un autre. Suis-je prêt à me décentrer de chez moi pour marcher avec d’autres derrière ce prophète si déroutant ? Est-ce que je reconnais le pain qu’il nous donne, sa véritable nature et origine ?
Est-ce que j’accepte moi aussi, avec la foule, de ne pas mettre la main sur ceux qui sont nos serviteurs ? De leur laisser la liberté, la solitude, la juste distance nécessaires à leur mission ?
[1]. Joseph Wresinski, Heureux vous les pauvres, Éditions Cana, 1984.
1ère lecture : « On mangera, et il en restera » (2 R 4, 42-44)
Lecture du deuxième livre des Rois
En ces jours-là, un homme vint de Baal-Shalisha et, prenant sur la récolte nouvelle, il apporta à Élisée, l’homme de Dieu, vingt pains d’orge et du grain frais dans un sac. Élisée dit alors : « Donne-le à tous ces gens pour qu’ils mangent. » Son serviteur répondit : « Comment donner cela à cent personnes ? » Élisée reprit : « Donne-le à tous ces gens pour qu’ils mangent, car ainsi parle le Seigneur : ‘On mangera, et il en restera.’ » Alors, il le leur donna, ils mangèrent, et il en resta, selon la parole du Seigneur.
Psaume : Ps 144 (145), 10-11, 15-16, 17-18
R/ Tu ouvres la main, Seigneur :
nous voici rassasiés. (Ps 144, 16)
Que tes œuvres, Seigneur, te rendent grâce
et que tes fidèles te bénissent !
Ils diront la gloire de ton règne,
ils parleront de tes exploits.
Les yeux sur toi, tous, ils espèrent :
tu leur donnes la nourriture au temps voulu ;
tu ouvres ta main :
tu rassasies avec bonté tout ce qui vit.
Le Seigneur est juste en toutes ses voies,
fidèle en tout ce qu’il fait.
Il est proche de tous ceux qui l’invoquent,
de tous ceux qui l’invoquent en vérité.
2ème lecture : « Un seul Corps, un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême » (Ep 4, 1-6)
Lecture de la lettre de saint Paul apôtre aux Éphésiens
Frères, moi qui suis en prison à cause du Seigneur, je vous exhorte à vous conduire d’une manière digne de votre vocation : ayez beaucoup d’humilité, de douceur et de patience, supportez-vous les uns les autres avec amour ; ayez soin de garder l’unité dans l’Esprit par le lien de la paix. Comme votre vocation vous a tous appelés à une seule espérance, de même il y a un seul Corps et un seul Esprit. Il y a un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous, au-dessus de tous, par tous, et en tous.
Evangile : « Ils distribua les pains aux convives, autant qu’ils en voulaient » (Jn 6, 1-15)
Acclamation : Alléluia. Alléluia.
Un grand prophète s’est levé parmi nous :
et Dieu a visité son peuple. Alléluia. (Lc 7, 16)
En ce temps-là, Jésus passa de l’autre côté de la mer de Galilée, le lac de Tibériade. Une grande foule le suivait, parce qu’elle avait vu les signes qu’il accomplissait sur les malades. Jésus gravit la montagne, et là, il était assis avec ses disciples. Or, la Pâque, la fête des Juifs, était proche. Jésus leva les yeux et vit qu’une foule nombreuse venait à lui. Il dit à Philippe : « Où pourrions-nous acheter du pain pour qu’ils aient à manger ? » Il disait cela pour le mettre à l’épreuve, car il savait bien, lui, ce qu’il allait faire. Philippe lui répondit : « Le salaire de deux cents journées ne suffirait pas pour que chacun reçoive un peu de pain. » Un de ses disciples, André, le frère de Simon-Pierre, lui dit : « Il y a là un jeune garçon qui a cinq pains d’orge et deux poissons, mais qu’est-ce que cela pour tant de monde ! » Jésus dit : « Faites asseoir les gens. » Il y avait beaucoup d’herbe à cet endroit. Ils s’assirent donc, au nombre d’environ cinq mille hommes. Alors Jésus prit les pains et, après avoir rendu grâce, il les distribua aux convives ; il leur donna aussi du poisson, autant qu’ils en voulaient. Quand ils eurent mangé à leur faim, il dit à ses disciples : « Rassemblez les morceaux en surplus, pour que rien ne se perde. » Ils les rassemblèrent, et ils remplirent douze paniers avec les morceaux des cinq pains d’orge, restés en surplus pour ceux qui prenaient cette nourriture. À la vue du signe que Jésus avait accompli, les gens disaient : « C’est vraiment lui le Prophète annoncé, celui qui vient dans le monde. » Mais Jésus savait qu’ils allaient l’enlever pour faire de lui leur roi ; alors de nouveau il se retira dans la montagne, lui seul.
Patrick Braud