L'homélie du dimanche (prochain)

25 juin 2023

Je vis tranquille au milieu des miens

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Je vis tranquille au milieu des miens

Homélie pour le 13° Dimanche du Temps Ordinaire / Année A
02/07/2023

Cf. également :
Construisons donc une chambre haute pour notre Élisée intérieur
Dieu est le plus court chemin d’un homme à un autre
Le jeu du qui-perd-gagne
Honore ton père et ta mère
Aimer nos familles « à partir de la fin »
Prendre sa croix
Chandeleur : les relevailles de Marie
Zachée : le juste, l’incisé et la figue
Comme une épée à deux tranchants

Salutations africaines
Si vous allez au Burkina Faso, en Afrique de l’Ouest, surtout dans des villages de brousse, observez deux Mossis (l’ethnie majoritaire du centre) qui se saluent sur la route. Vous entendrez une très longue litanie de salutations très codifiées échangées de part et d’autre :
Je vis tranquille au milieu des miens dans Communauté spirituelle Image5– Kiemame ? (comment allez-vous ?)
- Laafi bala (la paix seulement)
– La zakramba, kiemame ? (et la famille, comment ça va ?)
- Laafi bala (la paix seulement)
– La villagedamba, kiemame ? (et les gens du village ?)
- Laafi bala (la paix seulement) … etc.
À chaque demande pour savoir si les proches de l’interlocuteur vont bien, l’autre répond : laafi bala, la paix seulement. Et réciproquement ! Ces salutations durent donc de longues minutes, sans regarder l’autre dans les yeux pour ne pas le gêner ni être agressif. Évidemment, les Blancs (« nassaara ») habitués à un furtif « ça va ? » dont ils n’attendent même pas la réponse pour passer à autre chose sont désemparés devant ce rituel d’apprivoisement réciproque qui demande du temps, de la présence à l’autre, de la délicatesse. Le leitmotiv « laafi bala » qui rythme cette coutume et tout le parler mossi traduit la valeur prépondérante accordée à la paix, l’harmonie, la cohésion sociale dans cette culture. L’idéal du Mossi est de vivre en paix au milieu des siens. Même s’il est malade ou si ses greniers sont vides, il commencera toujours par répondre : « laafi bala »…
Cet objectif de vie très simple est visiblement partagé par la Sunamite de notre première lecture (2 R 4,8-16). Voyons comment.

 

1. La Sunamite qui veut le rester
En la remerciant pour son hospitalité digne du meilleur AirBnb (et en plus c’est gratuit !), Élisée voudrait l’introduire auprès des hautes sphères du royaume :
sunamite-m Elisée dans Communauté spirituelle« Que peut-on faire pour toi ? Faut-il parler pour toi au roi ou au chef de l’armée ? » (2R 4,13). Ce qui reviendrait à l’extraire de son humble condition sociale pour la propulser dans la haute société princière. La réponse de la Sunamite est d’une simplicité profonde : « je vis (demeure יָשַׁבya.shav / οκω oikeō) tranquille au milieu des miens ». Le verbe employé  évoque l’atmosphère familière de la maisonnée (oikeō), et surtout le fait de demeurer (ya.shav) avec les siens. On y entend déjà en filigrane l’annonce du Prologue de Jean : « il est venu demeurer chez les siens ». D’ailleurs Élisée va demeurer chez elle à chacune de ses escales, ce qui transformera toute la maisonnée.

La Sunamite préfère rester au milieu de son village, de son peuple, plutôt que d’aller à la cour du roi. Elle ne rêve pas d’être ailleurs que là où elle est. C’est sans doute cela, la présence : habiter le présent avec ceux qui sont là, sans se projeter ailleurs, ni avant, ni après. Saint François de Sales traduira cette sagesse en une belle maxime : « Fleuris là où Dieu t’a semé ». Nous passons notre temps à vouloir être ailleurs, être quelqu’un d’autre, être à une autre époque, et du coup nous ne sommes plus vraiment là.
Comme quoi savoir demeurer quelque part est tout un art !

Elle veut vivre tranquillement au milieu des siens.
Un peu plus loin, on la voit réagir à l’insolation qui a frappé ce fils inattendu et qu’on croit mort. À son mari inquiet qui lui demande ce qui se passe, elle répond tranquillement : « tout va bien » (שָׁלוֹם shalom) 2R 4,23, alors que le danger est grand. On retrouve le mot shalom cher aux Mossis du Burkina (sous la forme laafi) : la paix. Être en paix, même en plein danger, vivre en paix, faire la paix avec soi-même et les autres, pacifier le tumulte intérieur des passions désordonnées pour se caler en son centre de gravité spirituelle, aligné sur ses valeurs, tenant résolument le cap choisi.

Il faut pouvoir le prononcer ce « tout va bien » quand tout va mal à l’intérieur, quand la déception est à son comble, quand la douleur de l’absence d’un enfant est ravivée, quand tout le rêve en un instant devient cauchemar… Mais par contraste, la voilà la belle aventure de la foi : faire confiance en l’avenir envers et contre tout, espérer contre toute espérance. En dignes enfants d’Abraham : « Espérant contre toute espérance, il a cru ; ainsi est-il devenu le père d’un grand nombre de nations, selon cette parole : Telle sera la descendance que tu auras ! » (Rm 4,18).

Être ainsi ancré dans un lieu, un peuple, dans les valeurs qui me constituent revient à être ancré en Dieu même. Comme le disait le psalmiste : « je tiens mon âme égale et silencieuse ; mon âme est en moi comme un enfant, comme un petit enfant contre sa mère » (Ps 131,2).
Pourtant, la Sunamite aurait eu des raisons de vouloir autre chose ! Elle et son mari ne roulent pas sur l’or. Ils doivent travailler encore malgré leur âge. Et surtout cette femme ne peut avoir d’enfant. Cela ne trouble pas sa tranquillité spirituelle. Elle a cette force intérieure qui lui permet d’accueillir ce qui est pour en tirer le meilleur. Comme dira Paul : « j’ai appris à me contenter de ce que j’ai. Je sais vivre de peu, je sais aussi être dans l’abondance. J’ai été formé à tout et pour tout : à être rassasié et à souffrir la faim, à être dans l’abondance et dans les privations. Je peux tout en celui qui me donne la force » (Ph 4,11-13)

Et vous : où souhaitez-vous demeurer parmi les vôtres ? Où en est votre tranquillité de  cœur ?

 

2. Éloge du désintéressement
Le pur amour : pour qui êtes-vous prêts à aller en enfer ?
L’hospitalité accordée à Élisée aurait pu être intéressée. Pensez donc : si c’est un prophète, peut-être fera-t-il quelque chose pour moi ? Or l’aménagement de la chambre haute pour Élisée n’est accompagné d’aucune demande, ni explicite ni implicite. À tel point qu’Élisée ne connaît même pas la souffrance de celle qui l’accueille (ne pas avoir d’enfant). Sans calcul, sans autre motif que la valeur de ce prophète et la valeur de l’hospitalité comme règle de conduite, cette femme se retire avec discrétion en laissant Élisée se reposer, sans l’importuner avec ses soucis. Elle se fait simplement une joie d’accueillir cet homme de Dieu, sans arrière-pensée, gratuitement, pour rien.

Et vous : c’était quand, la dernière fois où vous avez agi ‘pour rien’ ?

 

3. Et par-dessus le marché : la fécondité
Femmes de la bible la Sunamite Elisée
La Sunamite, par pudeur et par discrétion, mais aussi pour ne pas peser sur l’homme de Dieu, ne lui avait rien dit de sa stérilité. C’est une souffrance majeure à cette époque, plus encore qu’aujourd’hui, sur le plan social en tout cas. Une femme sans enfant était déconsidérée, voire moquée et méprisée, discriminée. Anne par exemple passait des heures à pleurer devant YHWH, écrasée par la honte de ne pouvoir être mère : « Seigneur de l’univers ! Si tu veux bien regarder l’humiliation de ta servante, te souvenir de moi, ne pas m’oublier, et me donner un fils… » (1S 1,11). Et Rachel suppliait Jacob : « Voyant qu’elle n’avait pas donné d’enfant à Jacob, Rachel devint jalouse de sa sœur. Elle dit à Jacob : ‘Donne-moi des fils, sinon je vais mourir !’ » (Gn 30,1). Lorsqu’elle met Joseph au monde, elle s’écrie : « Dieu a enlevé ma honte » (Gn 30,23). Car c’était une terrible humiliation, une honte socialement lourde à porter que de ne pas avoir d’enfant.
Malgré cette blessure intime si profonde, la Sunamite ne s’est pas laissée aigrir ni rabougrir par le drame de sa stérilité (ou de celle de son mari ?). Elle a su donner un autre sens à sa vie que les enfants.

Les innombrables célibataires – par choix par force – de nos sociétés modernes pourraient trouver en elle une belle figure d’épanouissement personnel, en passant d’un célibat subi à un célibat choisi. En se tournant vers les autres, en rendant service autant qu’elle le peut, tranquillement au milieu des siens, cette femme sans enfant est devenue une référence à Sunam. Une de ces justes ordinaires sans lesquels le monde ne tiendrait pas. Elle est populaire chez les siens, parce qu’elle trouve son plaisir à faire le bien, non pour une éventuelle récompense mais parce que cela est bien, tout simplement. Elle se désigne elle-même comme servante (2R 4,16), diaconesse avant l’heure (comme le sera la belle-mère de Pierre une fois guérie : « elle les servait » Mc 1,31). Sa joie de servir a sublimé sa douleur de ne pas avoir d’enfant. Elle ne s’attarde pas sur sa souffrance, et fait de sa disponibilité familiale un moteur pour aller vers les autres, pour les accueillir chez elle.

Alors, nous dit le texte, la conséquence de ce détachement intérieur est paradoxalement de retrouver la fécondité perdue : « l’année prochaine, tu tiendras un fils dans tes bras » (2R 4,16). C’est tellement fou qu’elle-même n’y croit pas : ne te moque pas de moi, dit-elle à Élisée. Comme Sarah riait incrédule devant l’improbable annonce des trois visiteurs lui promettant une grossesse impossible, la Sunamite ne veut pas souffrir à nouveau en vain en espérant une grossesse qu’elle a sagement effacée de son horizon. Redisons-le : son équilibre de vie, sa tranquillité au milieu des siens, son sens du service faisait qu’elle ne demandait rien à Élisée. Son accueil est vraiment totalement désintéressé !

Aussi l’annonce finale de la naissance ne sonne pas comme une « récompense » au sens classique du terme, mais bien plutôt comme une conséquence logique de son ouverture au passage de Dieu dans sa vie. Autrement dit : la naissance ne sera pas une médaille comme en recherchent les grands de ce monde. Ce sera un cadeau, un excès de bonté divine, un plus, « par-dessus le marché » comme disait Jésus : « cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par-dessus le marché » (M 6,33). Dans l’Évangile de ce dimanche (Mt 10, 37-42), Matthieu emploie trois fois le terme récompense (μισθς = misthos) pour saluer les conséquences de l’accueil d’un prophète, d’un juste, d’un disciple. En bon juif converti à Jésus, Matthieu est légèrement obsédé par la problématique de la Loi juive et de son accomplissement. Il emploie 10 fois (comme les 10 commandements) le mot récompense dans son Évangile [1], justement afin de montrer l’accomplissement de la Loi dans la foi chrétienne. Il se débat avec la doctrine pharisienne de la rétribution, qui voudrait n’accorder à l’homme que ce qu’il mériterait en retour de ses actes. On traduit : récompense, mais également salaire, au sens de ce qui est dû pour le travail accompli, ce qui est normal de recevoir une fois la journée effectuée. Ce n’est donc que justice. Et c’est dans l’ordre des choses – telles que YHWH les a faites – que l’accueil désintéressé transforme celui qui accueille à l’image de celui qu’il accueille, comme l’orant est transformé à l’image de l’icône qu’il contemple.

Cette récompense n’est pas le moteur de notre empressement à accueillir. Ce n’est pas une rétribution, un mérite.
Nous ne pratiquons pas l’hospitalité pour ‘gagner le paradis’. Nous le faisons pour rien, par pur amour aurait dit Madame Guyon (cf. Le pur amour : pour qui êtes-vous prêts à aller en enfer ?).
Nous ne sommes pas ‘intéressés’ par la vie éternelle : c’est elle qui s’offre à nous, par-dessus le marché.

Et vous, quelle fécondité pouvez-vous accepter de recevoir, ‘par-dessus le marché’ ?

 

4. Déceler le besoin de l’autre
Elisée et la Sunamite
Terminons en essayant d’être moins balourd qu’Élisée ! Il n’avait rien vu de la situation de la Sunamite. C’est son serviteur Guéhazi qui lui révèle : « elle n’a pas de fils ». Élisée est tout surpris, et confus, de se rendre compte qu’il est passé à côté de la souffrance de son hôte. C’est encore le cas quand il la revoit plus tard sans deviner la maladie mortelle qui a couché son fils (« son âme est dans l’amertume. Le Seigneur me l’a caché, il ne m’a rien annoncé » 2R 4,27). C’est encore le cas quand il pense à tort que son seul bâton sera suffisant, sans lui, pour guérir l’enfant apparemment mort (2R 4,29–32).
Heureusement qu’il y a le brave Guéhazi pour lui souffler à chaque fois la solution… Tout  prophète qu’il est, Élisée ne fait pas assez attention aux petites gens qu’il croise, même ceux qui lui font du bien.
Il nous faut donc nous appuyer sur d’autres yeux que les nôtres, d’autres sensibilités, d’autres proximités sociales et spirituelles pour déceler le besoin de l’autre.

Et vous : sur qui pouvez-vous vous appuyer pour déchiffrer les réels besoins des gens qui vous entourent, au travail, en famille, en Église ?

 


[1]. Mt 5,12.46 ; 6,1.2.5.16 ; 10,41.42 ; 20,8

 

 

LECTURES DE LA MESSE

PREMIÈRE LECTURE
« Celui qui s’arrête chez nous est un saint homme de Dieu » (2 R 4, 8-11.14-16a)

Lecture du deuxième livre des Rois
Un jour, le prophète Élisée passait à Sunam ; une femme riche de ce pays insista pour qu’il vienne manger chez elle. Depuis, chaque fois qu’il passait par là, il allait manger chez elle. Elle dit à son mari : « Écoute, je sais que celui qui s’arrête toujours chez nous est un saint homme de Dieu. Faisons-lui une petite chambre sur la terrasse ; nous y mettrons un lit, une table, un siège et une lampe, et quand il viendra chez nous, il pourra s’y retirer. »
Le jour où il revint, il se retira dans cette chambre pour y coucher. Puis il dit à son serviteur : « Que peut-on faire pour cette femme ? » Le serviteur répondit : « Hélas, elle n’a pas de fils, et son mari est âgé. » Élisée lui dit : « Appelle-la. » Le serviteur l’appela et elle se présenta à la porte. Élisée lui dit : « À cette même époque, au temps fixé pour la naissance, tu tiendras un fils dans tes bras. »

PSAUME
(Ps 88 (89), 2-3, 16-17, 18-19)
R/ Ton amour, Seigneur, sans fin je le chante ! (Ps 88, 2a)

L’amour du Seigneur, sans fin je le chante ;
ta fidélité, je l’annonce d’âge en âge.
Je le dis : C’est un amour bâti pour toujours ;
ta fidélité est plus stable que les cieux.

Heureux le peuple qui connaît l’ovation !
Seigneur, il marche à la lumière de ta face ;
tout le jour, à ton nom il danse de joie,
fier de ton juste pouvoir.

Tu es sa force éclatante ;
ta grâce accroît notre vigueur.
Oui, notre roi est au Seigneur ;
notre bouclier, au Dieu saint d’Israël.

DEUXIÈME LECTURE
Unis, par le baptême, à la mort et à la résurrection du Christ (Rm 6, 3-4.8-11)

Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Romains
Frères, ne le savez-vous pas ? Nous tous qui par le baptême avons été unis au Christ Jésus, c’est à sa mort que nous avons été unis par le baptême. Si donc, par le baptême qui nous unit à sa mort, nous avons été mis au tombeau avec lui, c’est pour que nous menions une vie nouvelle, nous aussi, comme le Christ qui, par la toute-puissance du Père, est ressuscité d’entre les morts. Et si nous sommes passés par la mort avec le Christ, nous croyons que nous vivrons aussi avec lui. Nous le savons en effet : ressuscité d’entre les morts, le Christ ne meurt plus ; la mort n’a plus de pouvoir sur lui. Car lui qui est mort, c’est au péché qu’il est mort une fois pour toutes ; lui qui est vivant, c’est pour Dieu qu’il est vivant. De même, vous aussi, pensez que vous êtes morts au péché, mais vivants pour Dieu en Jésus Christ.

ÉVANGILE
« Celui qui ne prend pas sa croix n’est pas digne de moi. Qui vous accueille m’accueille » (Mt 10, 37-42)
Alléluia. Alléluia. Descendance choisie, sacerdoce royal, nation sainte, annoncez les merveilles de Celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière. Alléluia. (cf. 1 P 2, 9)

Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
En ce temps-là, Jésus disait à ses Apôtres : « Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi ; celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi. Qui a trouvé sa vie la perdra ; qui a perdu sa vie à cause de moi la gardera. Qui vous accueille m’accueille ; et qui m’accueille accueille Celui qui m’a envoyé. Qui accueille un prophète en sa qualité de prophète recevra une récompense de prophète ; qui accueille un homme juste en sa qualité de juste recevra une récompense de juste. Et celui qui donnera à boire, même un simple verre d’eau fraîche, à l’un de ces petits en sa qualité de disciple, amen, je vous le dis : non, il ne perdra pas sa récompense. »
Patrick BRAUD

Mots-clés : , , , ,

21 juin 2020

Construisons une chambre haute pour notre Élisée intérieur

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Construisons une chambre haute pour notre Élisée intérieur

Homélie du 13° Dimanche du temps ordinaire / Année A
28/06/2020

Cf. également :
Dieu est le plus court chemin d’un homme à un autre
Le jeu du qui-perd-gagne
Honore ton père et ta mère
Aimer nos familles « à partir de la fin »

Prendre conscience de nos infécondités

« Bonjour, je suis présentement dans un moment de ma vie où j’ai tout arrêté : l’école, les plans futurs, les projets. Je ne fais que penser au fait que je suis inadéquate. J’aimerais recommencer l’action pour entraîner une meilleure estime personnelle mais je n’y arrive pas. J’ai l’impression d’être trop en retard sur l’humain que j’aimerais être et je ne suis même plus certaine de qui je désire être. […]
Même dans mes grands projets que je n’ose commencer, je manque de motivation du fait de savoir qu’à la fin, tout ça ne sert à rien. J’ai l’impression que tout est vain, je souffre du fait de savoir que ma personne est remplaçable, que mes amies continuent d’avancer alors que je suis stoppée derrière et que même ma détresse n’empêchera personne de vivre. Ma peine se perd dans la multitude et passera elle aussi. »

Au-delà de sa tonalité un peu dépressive, ce post sur un forum d’aide psychologique rejoint  une interrogation qui traverse chacun de nous tôt ou tard : quelle est l’utilité réelle de mon existence ? Qu’est-ce que je vais laisser derrière moi ? La plupart d’entre nous évacuent vite cette question angoissante en s’arrimant à leurs enfants… jusqu’à ce que leur départ, leur indépendance vienne à nouveau faire résonner cette petite musique. Ou bien jusqu’à ce que la retraite repose la question de la fécondité de notre vie en dehors des enfants et en dehors du travail (heureusement, les petits-enfants sont d’excellents dérivatifs !).

Quelle est notre vraie fécondité ? Répondre trop rapidement et uniquement par la fécondité biologique sonne faux ; d’autant plus que nombre de Français sont et demeurent sans enfant, ou les voient si peu passé un certain âge. La fécondité professionnelle est également un peu courte, car votre entreprise se passera de vous avec une facilité déconcertante et saura vous remplacer, vous oublier, voire vous effacer de ses tablettes.

La baisse des taux de mortalité infantile selon les continents.

Peut-être un créateur ou un repreneur d’entreprise aura la fierté de dire : ‘c’est mon œuvre, grâce à elle des familles ont des salaires pour longtemps, des produits très utiles sont mis sur le marché’. Mais cette fierté est réservée à quelques happy few. L’immense majorité ne pourra pas en dire autant. Tout le monde ne peut pas être Ramsès II, Bille Gates ou Alexandre le Grand ! Alors on se tournera vers d’autres fécondités : associative, amicale, sportive etc. Le risque est grand cependant de boucher un trou, de s’agiter par angoisse du vide, de s’acheter une survie à laquelle on fera semblant de croire.

La Sunamite de notre première lecture (2R 4, 8-16) est taraudée elle aussi par cette question de la fécondité. « Elle n’a pas de fils et son mari est vieux ». N’avait-elle eu que des filles ? Était-elle stérile ? Ses enfants sont-ils tous morts en bas âge, ce qui n’était pas rare vu la mortalité infantile de l’époque ? Le prophète Élie ne s’attarde pas sur les causes (pas besoin de faire l’archéologie de l’échec ici) ; il lui ouvre l’avenir par cette promesse : « l’an prochain, tu tiendras un fils dans tes bras ».vers d’autres fécondités : associative, amicale, sportive etc. Le risque est grand cependant de boucher un trou, de s’agiter par angoisse du vide, de s’acheter une survie à laquelle on fera semblant de croire.

 Taux de mortalité infantile selon les continents

La chambre haute

Elle est savoureuse notre première lecture, à plus d’un titre. On y voit le prophète Élisée avoir ses habitudes chez un couple aisé de la région de Sunam, près du Mont Carmel, aux confins de la Samarie et de la Galilée. La première fois qu’il est venu chez eux, c’est sur l’insistance de la femme, qui lui offrait l’hospitalité en sa qualité de « saint homme de Dieu ».

Nous devrions insister davantage et plus souvent pour retenir à notre table les prophètes d’aujourd’hui qui passent devant chez nous… car en les nourrissant, c’est nous qui pourrions boire leurs paroles.

Elisée et la SunamiteÉlisée finit par être comme chez lui dans cette maison, si bien que la femme a l’idée de lui construire une chambre permanente, spécialement pour lui, là-haut sur la terrasse qui forme le toit de la maison. Ce n’est pas rien ! Imaginez que vous alliez jusqu’à faire les plans d’une extension de votre maison, d’un réaménagement de votre appartement pour y créer une chambre uniquement réservée à un hôte de passage, quelques fois par an ! Il faudrait vraiment que cette personne soit importante pour vous.

Visiblement, pour la Sunamite, c’est sans arrière-pensée, sans calcul. Elle ne demande rien au prophète, sinon de pouvoir lui offrir l’hospitalité. Peut-être même pas sa compagnie, car le texte décrit une chambre qui permet à Élisée d’être indépendant : sur la terrasse, donc à l’écart du couple, avec une table (repas, lecture), un chandelier, un lit. Un petit logement privatif en somme, dirait-on aujourd’hui, qui laisse à Élisée la liberté d’être seul s’il le souhaite. C’est assez dire que l’accueil de la Sunamite est gratuit, de bon cœur, sans marchandage aucun. Elle s’est peut-être résignée à ne pas avoir d’enfants (ce que sa réponse à Élisée laissera entendre : « Non, mon seigneur, homme de Dieu, ne dis pas de mensonge à ta servante » ; et plus loin : « Ne me donne pas de faux espoir »). En tout cas, elle ne met pas la main sur Élisée pour obtenir de lui un miracle ; c’est lui qui prendra l’initiative. Le fait qu’Élisée n’ait pas remarqué la stérilité de la femme avant que son serviteur lui signale est un indice de cette distance qu’il devait garder, même chez eux. D’ailleurs, la femme se tient à la porte, mais n’entre pas dans la chambre d’Élisée qui veut lui annoncer la bonne nouvelle.

Construire une chambre haute, sur la terrasse, pour que le prophète qui passe puisse être chez lui chez nous, le temps d’un repas, d’un moment de repos…

Construisons une chambre haute pour notre Élisée intérieur dans Communauté spirituelle AJ751m7deOvkXgR9tVfFNsDWyHA@300x370La transposition est facile : et si nous apprenions à bâtir en nous-mêmes un lieu à part où  laisser la parole de Dieu nous travailler de l’intérieur ? Et s’il fallait de temps à autre faire halte en nous-mêmes, pour ruminer ce que les événements, les rencontres, les lectures nous disent de la part de Dieu ? Pas n’importe quelle chambre : en hauteur, c’est-à-dire à notre plus haut niveau de conscience et d’intelligence (la terrasse), mobilisant notre énergie vitale pour déchiffrer le sens de ce qui nous arrive (le chandelier), nous restaurer de sa parole (la table), nous reposer en lui (le lit) ?

Et cette chambre est en dur. La Sunamite aurait pu faire dresser un abri de branchages sur la terrasse, cela aurait suffi dans un pays chaud comme la Palestine. Elle a voulu un signe permanent qui marquerait la trace du passage d’Élisée même quand il ne serait pas là. Elle garde vide cette chambre pour le seul usage du prophète. Nul doute que cette pièce vide creusait en elle l’attente du prochain passage, et la préparait ainsi inconsciemment à l’accueil de sa promesse.

Il nous faut donc garder en nous un haut-lieu, le plus souvent vide, entretenant par cette place vide notre soif de recevoir, ajustant ainsi notre capacité à donner la vie autour de nous. Car cette chambre haute nous sauve de nos stérilités, de nos projets avortés, de nos usures apparemment définitives.

Le passage d’Élisée prendra la forme d’un événement qui nous bouscule, d’une rencontre qui nous intrigue, d’une lecture qui demande une relecture, d’une extase artistique, d’un émerveillement devant la beauté du monde… Si nous savons inviter cet Élisée-là chez nous, le retenir pour un repas et une nuit, si nous lui réservons un haut-lieu en permanence où, allégé des autres préoccupations, il pourra nous travailler par sa seule présence, alors nous découvrirons avec étonnement les stérilités auxquelles nous étions résignés en même temps que le don de vie nouvelle que cette rumination fait jaillir en nous. Cette chambre haute peut se traduire par une retraite dans un monastère, une marche dans la nature, une étude biblique, une méditation, un ressourcement musical ou littéraire… peu importe : l’essentiel est de ne pas s’habituer à nos infécondités, et à agrandir le désir de continuer à donner la vie, à tout âge, grâce à cet accueil mystérieux de la Parole qui passe devant chez nous.

Bien sûr, cette chambre haute sur la terrasse de la Sunamite nous fait penser au Cénacle, haut lieu de la Cène et de la Pentecôte…

 

Une fécondité fragile

januarius_zick_elisee_invoquant_le_seigneur Elissée dans Communauté spirituelleLa Sunamite a bien tenu un fils entre ses bras un an après la promesse d’Élisée. Si son accueil n’avait été qu’intéressé, elle aurait pu alors se consacrer à son fils et laisser tomber son hospitalité pour Élisée. Mais non, visiblement le prophète continue de s’arrêter chez elle sur sa route vers le Mont Carmel. Toutefois, le fils de la promesse semble fragile. Comme les autres bébés avant lui peut-être, la Sunamite voit ce fils inespéré tomber gravement malade quelques années après, jusqu’à sembler mort (2R 4, 18-37). Elle va en toute hâte vers Élisée au Mont Carmel pour le prévenir. Il viendra, et réanimera l’enfant de la promesse (// Isaac ?) en s’allongeant sur lui (comme Élie l’avait fait pour le fils de la veuve de Sarepta).

Cette maladie est pour nous l’indice de la fragilité de nos fécondités retrouvées. Lorsque nous sommes dans une bonne période, nous croyons que tout est en ordre et qu’il n’y a plus de questions à se poser. Nous abaissons notre niveau de vigilance. Nous ne voyons pas dépérir peu à peu le fruit de notre activité. Nous ne pensons pas que pourrait nous être repris ce qui nous a été accordé il y a peu. Et pourtant, le risque est réel de voir à nouveau l’effet de la promesse annulé. Notre fécondité n’est jamais acquise une fois pour toutes. Elle est fragile, provisoire, exposée au danger. Elle peut être submergée par des maladies spirituelles inconnues (quand l’enfant éternue 7 fois après avoir été guéri par Élisée, c’est le signe qu’une difficulté respiratoire – mucoviscidose ? – vient d’être évacuée).

Élisée est fidèle à sa promesse : répondant à l’appel de la Sunamite, il se déplace en personne pour sauver l’enfant à qui il avait déjà ouvert la voie en elle.
Pour nous aussi, Dieu se déplacera en personne, à notre appel, lorsque nous lui crierons notre détresse de voir s’envoler l’œuvre de nos mains, le sens de notre vie, le fruit de notre labeur.

Le haut-lieu demeuré vide en nous est la trace du passage de Dieu dans nos vies. Nous pouvons l’actualiser à tout moment, le remettre en service mieux qu’un ordinateur sorti de sa veille.

Le secours de la parole prophétique (événements, rencontres, lectures…) ne nous manquera jamais pour faire fructifier le don reçu et l’empêcher de mourir ! Celui qui s’installe dans une fécondité évidente et rassurante aura tôt fait de tout perdre, comme Job a perdu maison, bétail, richesses et enfants. Celui qui sait ses fécondités fragiles et provisoires comptera sur Dieu plus que sur ses propres forces. Il abandonnera à Dieu toute satisfaction d’avoir rempli les greniers de son existence (cf. la parabole du riche insensé remplissant sans cesse des greniers toujours plus grands Lc 12, 16-21).

Élisée était célibataire (comme Élie, comme Jésus) et savait le prix d’une fécondité autre que biologique.

Construisons donc une chambre haute pour notre Élisée intérieur…

 

 

LECTURES DE LA MESSE

PREMIÈRE LECTURE

« Celui qui s’arrête chez nous est un saint homme de Dieu » (2 R 4, 8-11.14-16a)

Lecture du deuxième livre des Rois

Un jour, le prophète Élisée passait à Sunam ; une femme riche de ce pays insista pour qu’il vienne manger chez elle. Depuis, chaque fois qu’il passait par là, il allait manger chez elle. Elle dit à son mari : « Écoute, je sais que celui qui s’arrête toujours chez nous est un saint homme de Dieu. Faisons-lui une petite chambre sur la terrasse ; nous y mettrons un lit, une table, un siège et une lampe, et quand il viendra chez nous, il pourra s’y retirer. »
Le jour où il revint, il se retira dans cette chambre pour y coucher. Puis il dit à son serviteur : « Que peut-on faire pour cette femme ? » Le serviteur répondit : « Hélas, elle n’a pas de fils, et son mari est âgé. » Élisée lui dit : « Appelle-la. » Le serviteur l’appela et elle se présenta à la porte. Élisée lui dit : « À cette même époque, au temps fixé pour la naissance, tu tiendras un fils dans tes bras. »

 

PSAUME

(Ps 88 (89), 2-3, 16-17, 18-19)
R/ Ton amour, Seigneur, sans fin je le chante ! (Ps 88, 2a)

L’amour du Seigneur, sans fin je le chante ;
ta fidélité, je l’annonce d’âge en âge.
Je le dis : C’est un amour bâti pour toujours ;
ta fidélité est plus stable que les cieux.

Heureux le peuple qui connaît l’ovation !
Seigneur, il marche à la lumière de ta face ;
tout le jour, à ton nom il danse de joie,
fier de ton juste pouvoir.

Tu es sa force éclatante ;
ta grâce accroît notre vigueur.
Oui, notre roi est au Seigneur ;
notre bouclier, au Dieu saint d’Israël.

DEUXIÈME LECTURE

Unis, par le baptême, à la mort et à la résurrection du Christ (Rm 6, 3-4.8-11)

Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Romains

Frères, ne le savez-vous pas ? Nous tous qui par le baptême avons été unis au Christ Jésus, c’est à sa mort que nous avons été unis par le baptême. Si donc, par le baptême qui nous unit à sa mort, nous avons été mis au tombeau avec lui, c’est pour que nous menions une vie nouvelle, nous aussi, comme le Christ qui, par la toute-puissance du Père, est ressuscité d’entre les morts.
Et si nous sommes passés par la mort avec le Christ, nous croyons que nous vivrons aussi avec lui. Nous le savons en effet : ressuscité d’entre les morts, le Christ ne meurt plus ; la mort n’a plus de pouvoir sur lui. Car lui qui est mort, c’est au péché qu’il est mort une fois pour toutes ; lui qui est vivant, c’est pour Dieu qu’il est vivant. De même, vous aussi, pensez que vous êtes morts au péché, mais vivants pour Dieu en Jésus Christ.

 

ÉVANGILE

« Celui qui ne prend pas sa croix n’est pas digne de moi. Qui vous accueille m’accueille » (Mt 10, 37-42)
Alléluia. Alléluia.Descendance choisie, sacerdoce royal, nation sainte, annoncez les merveilles de Celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière. Alléluia. (cf. 1 P 2, 9)

Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu

En ce temps-là, Jésus disait à ses Apôtres : « Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi ; celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi. Qui a trouvé sa vie la perdra ; qui a perdu sa vie à cause de moi la gardera. Qui vous accueille m’accueille ; et qui m’accueille accueille Celui qui m’a envoyé. Qui accueille un prophète en sa qualité de prophète recevra une récompense de prophète ; qui accueille un homme juste en sa qualité de juste recevra une récompense de juste. Et celui qui donnera à boire, même un simple verre d’eau fraîche, à l’un de ces petits en sa qualité de disciple, amen, je vous le dis : non, il ne perdra pas sa récompense. »
Patrick BRAUD

Mots-clés : , ,