Le Royaume, l’enfant, et l’accueil
Le Royaume, l’enfant, et l’accueil
Homélie pour le 27° Dimanche du Temps ordinaire / Année B
06/10/24
Cf. également :
À deux ne faire qu’Un
Le semblable par le semblable
L’adultère, la Loi et nous
L’homme, la femme, et Dieu au milieu
Le mariage et l’enfant : recevoir de se recevoir
L’Esprit, vérité graduelle
Qu’as-tu que tu n’aies reçu ?
Vers un hiver démographique en Europe
Les statistiques sont formelles : l’Europe ne renouvelle plus ses générations. Depuis 1975, la baisse du taux de fécondité touche tous les pays du continent, même la catholique Irlande autrefois championne des naissances. Si bien que le taux de renouvellement des générations, estimée à 2,1 enfant/femme, n’est plus atteint en France depuis longtemps.
Avec 1,67 enfant/femme, même en rajoutant le solde migratoire, la population française va inexorablement décliner d’ici la fin du siècle : 650 000 naissances environ pour 800 000 décès, soit un déficit annuel de 150 000 habitants.
À ce rythme-là, les prévisions annoncent sans coup férir ce que certains appellent un hiver démographique européen : le continent passera de 750 millions à 590 millions d’ici 2100. Les autres continents seront relativement stables, à la différence notable de l’Afrique qui gagnera 2,3 milliards d’habitants d’ici la fin du siècle !
Une étude de la revue The Lancet du 20/03/2024 donne une claire direction pour la population mondiale… Que l’on applique des politiques natalistes ou non. L’étude, clairement intitulée « La baisse spectaculaire des taux de natalité va transformer la planète d’ici à 2100 » entreprend la tâche de définir, pays par pays, région du monde par région du monde, comment les taux de fécondité vont évoluer. Et le tableau dressé s’énonce simplement : en 2100, il n’est pas un continent dont le taux de fertilité suffira à assurer le renouvellement des générations. Autrement dit, la décroissance démographique s’annonce, pour tous.
Devant ce constat inquiétant, le Président Emmanuel Macron a parlé de « réarmement démographique » dans sa conférence de presse télévisée du début d’année (16/01/2024). Évidemment, l’expression a fait bondir les féministes ! Non sans raison, car instrumentaliser la démographie comme une « arme » nous rappelle de mauvais souvenirs de « chair à canon » ou de « chair à usine ». Les États guerriers encouragent les naissances pour grossir leurs armées, et hélas leurs cimetières.
L’enfant ne peut être une arme. Il ne peut être un objet d’exploitation comme autrefois auprès des machines dangereuses des usines du XIX° siècle, ou aujourd’hui dans les mines d’extraction du cobalt ou du lithium en Afrique et ailleurs.
Dans ce contexte démographique, la seconde partie de l’Évangile de ce dimanche (Mc 10,2‑16) résonne comme un appel solennel à réfléchir à l’accueil que nous réservons ou non à nos enfants, en famille, en société : « Laissez les enfants venir à moi, ne les empêchez pas, car le royaume de Dieu est à ceux qui leur ressemblent. Amen, je vous le dis : celui qui n’accueille pas le royaume de Dieu à la manière d’un enfant n’y entrera pas ».
Pourquoi ne pas avoir d’enfant ?
Pourquoi le nombre de naissances est-il tombé aussi bas chez nous (678 000) ? Rappelons que dans le même temps, il y a environ 220 000 avortements chaque année en France : une grossesse sur 4 se termine par un IVG…
La revues Parents a mené une enquête sur les raisons qui poussent les couples, les femmes tout particulièrement, à ne pas avoir d’enfant. Sans surprise, les raisons économiques sont déterminantes : 39 % des femmes invoquent le coût de la vie comme raison principale pour ne pas avoir d’enfant. Loin des idéologies libérales qui prétendent que l’individu fait des choix libres indépendamment de l’État, loin des philosophies féministes affirmant que chacune dispose de son corps à sa guise, force est de reconnaître que les conditions de vie matérielles priment sur les désirs individuels. Au lieu de s’en plaindre, il est plus intéressant d’y repérer un possible levier d’action : améliorer le pouvoir d’achat des familles avec enfants, les aides sociales (congés maternité, allocations, crèches, garderies d’entreprises etc.) peuvent lever beaucoup de freins. C’est ce qu’exprimait – maladroitement ‑ le « réarmement démographique » prôné par Emmanuel Macon : l’État peut et doit agir. La France n’était-elle pas réputée au XX° siècle pour sa politique vigoureusement nataliste qui faisait d’elle (avec l’Irlande) une exception européenne en matière de fécondité ?
Dans une interview au magazine Elle le chef de l’État se disait interpellé par l’écart entre le taux de fécondité (1,7) et celui du désir d’enfants (2,3). « Il y a donc de nombreux couples qui souhaitent devenir parents et ne réalisent pas ce souhait. Il ne faut pas culpabiliser celles qui ne veulent pas avoir d’enfant, mais il ne faut pas que la mauvaise organisation de notre société empêche des femmes, des familles d’en avoir si elles le souhaitent », a-t-il résumé. Et il disait alors vouloir réformer les congés maternité, mais aussi lutter contre l’infertilité grandissante (check-up, PMA, conservation d’ovocytes etc.).
Agir sur les difficultés financières qui découragent d’avoir un enfant est donc un devoir d’État. Accueillir nos enfants ne relève pas que du libre arbitre de chacune.
La deuxième raison pour rester sans enfant qui apparaît dans l’enquête de la revue Parents est la peur de l’avenir, pour 37 % de femmes interrogées. Lorsque cette peur de l’avenir paralyse au point de ne plus vouloir inviter d’autres êtres humains à partager l’aventure de la vie, une désespérance généralisée s’installe qui conduit en pratique à un quasi suicide collectif. Par peur de vivre mal, on choisit – pour d’autres – de ne pas vivre ! La vieille Europe est ici son propre bourreau, alors que l’Afrique on l’a vu passera de 1,5 à 3,8 milliards d’habitants. Contraste étonnant : la désespérance européenne est le fait d’une population riche, éduquée, avec une espérance de vie record ; à la différence de celle du continent africain. Les raisons de cette peur de l’avenir européenne sont multiples : crainte de la précarité financière, du déclassement social, coût de l’éducation trop élevé etc.
À côté de ces raisons financières, nombre de femmes met également en avant des causes culturelles, philosophiques, personnelles. 28% expliquent préférer côtoyer les enfants en tant que tante plutôt que parent, 27% évoquent la surpopulation, 26% estiment qu’avoir des enfants peut rentrer en conflit avec leurs désirs ou objectifs de vie, 24% assument prioriser leur carrière professionnelle, 23% évoquent les changements climatiques (éco-anxiété), 21% un manque d’intérêt et 20% justifient leur choix par le fait de ne pas apprécier les enfants. Certaines répondantes évoquent aussi un aspect “égoïste”, une “peur d’être une mauvaise mère”, une peur des “changements dans le corps” ou de l’accouchement.
Faire un enfant ou l’accueillir ?
Le point commun entre toutes ces causes de la baisse de la fécondité est la volonté de maîtriser le destin de l’enfant à naître. Combien de fois n’avons-nous pas entendu cet argument apparemment généreux : pourquoi faire un enfant s’il va être malheureux ensuite ? (en raison de toutes les causes évoquées ci-dessus). Argument redoutable, qui frise l’eugénisme sans le savoir : pourquoi laisser se développer un enfant handicapé alors que son existence va être un calvaire ? Mieux vaudrait la non-vie plutôt que la douleur prévisible…
Mais qui peut prétendre maîtriser absolument le destin d’un petit être humain ? Qui peut prédire ce qu’il va devenir ? Beethoven était fils d’un alcoolique, brute notoire, et d’une mère tuberculeuse. Steve Jobs a été abandonné à sa naissance par un père syrien et une mère célibataire. Plus près de nous, les Jeux paralympiques de Paris 2024 nous ont montré des athlètes étonnants, comme ce nageur brésilien Gabrielzinho né sans bras, mesurant 1,22m, avec deux petites jambes difformes, devenu pourtant triple médaillé or paralympique à Paris…
Depuis Descartes, la culture européenne a pour projet de nous faire devenir « maître et possesseur de la nature ». Cela déteint sur l’enfant, qui devient un « projet parental » et non un être à accueillir, une réussite à programmer et non la confiance en une potentialité propre. Une certaine mentalité contraceptive nous a déjà habitué à « faire » un enfant quand nous le voulons, comme on commande sur Amazon . Si ce n’est pas le bon moment, mieux vaut l’éliminer… La peur de l’avenir nous pousse à fabriquer l’enfant à venir : il doit être à l’abri de tout risque, sa voie doit être tracée par le désir parental, la société doit répondre à certains critères pour qu’il s’y insère etc.
Or dans la foi chrétienne, l’enfant n’est pas à faire, mais à accueillir. Le rituel du sacrement de mariage le dit avec discrétion :
« Êtes-vous prêts à accueillir les enfants que Dieu vous donnera et à les éduquer selon l’Évangile du Christ et dans la foi de l’Église ? » (dialogue initial avec les futurs mariés).
Accueillir un enfant, c’est le laisser venir à la vie même lorsque les parents ne l’ont pas programmé, même s’il est handicapé, même s’il naît en milieu pauvre ou difficile. Faire un enfant, c’est le soumettre à un rêve parental, aux critères de réussite et de survie imposés par la mère et/ou le père.
Dans notre Évangile, Jésus demande d’accueillir le Royaume de Dieu comme on accueille un enfant. Il est alors logique une culture qui accueille peu d’enfants s’éloigne d’elle-même de cet Évangile. Si nous ne savons pas accueillir, mais seulement faire, fabriquer, programmer, ne nous étonnons pas d’être très éloignés du Royaume de Dieu !
Comme un enfant sait accueillir
La phrase de Jésus peut également se comprendre ainsi : accueillez le Royaume comme un enfant sait accueillir ce qui lui est donné, avec joie et gratitude, sans chercher à mériter le cadeau qui lui est fait, heureux d’être aimé pour lui-même et non pour ce qu’il a fait. Ce que Jésus loue dans cet enfant placé au milieu du cercle des disciples n’est pas sa soi-disant innocence ou sa soi-disant pureté. Jésus sait bien que « le cœur de l’homme est compliqué et malade » (Jr 17,9-10), dès sa naissance. Il n’idéalise pas la condition enfantine. Il sait bien avant Freud que l’enfant a une « prédisposition perverse polymorphe », parce qu’il est en voie de construction de lui-même. Le Christ dit que le Royaume de Dieu est ouvert aux pécheurs, que lui-même est venu non pas pour les bien-portants, mais pour les malades. Il n’y a pas besoin d’être pur pour entrer dans les Royaume, juste d’accepter la grâce.
Accueillir un enfant, c’est accueillir une promesse. Un enfant croît et se développe. C’est ainsi que le règne de Dieu n’est jamais sur terre une réalité achevée, mais une promesse, une dynamique et une croissance inachevée. Et les enfants sont imprévisibles. Dans le récit d’Évangile, ils arrivent quand ils arrivent, et de toute évidence ce n’est pas au bon moment selon les disciples qui les rabrouent. Mais Jésus insiste qu’il faut les accueillir puisqu’ils sont là. C’est ainsi qu’il nous faut accueillir la présence de Dieu quand elle se présente, que ce soit au bon ou au mauvais moment. Il faut jouer le jeu. Accueillir le règne de Dieu comme on accueille un enfant, c’est veiller et prier pour l’accueillir quand il vient, toujours à l’improviste, à temps ou à contretemps.
L’enfant n’est pas aimé pour ce qu’il parvient à faire, mais parce qu’il est. Notre amour pour nos enfants démontre l’absurdité de la théologie des œuvres. L’accueil que Dieu nous réserve n’est pas conditionné par ce que nous avons fait ou ce que nous faisons.
Voilà pourquoi il nous faut « changer pour devenir comme des petits enfants », comme l’écrira Mathieu (Mt 18,3-5). Changer pour devenir, et non pas régresser pour reproduire un état initial. Enfantin n’est pas infantile. L’enfance spirituelle est devant nous, pas derrière. Elle est cette capacité à accueillir sans chercher pourquoi, sans vouloir être à la hauteur, simplement pour la joie d’être aimé inconditionnellement.
Marie est l’archétype de cet enfance-là : elle se laisse appeler alors qu’elle ne demandait rien, elle se laisse choisir alors que rien ne la distingue des autres, elle devient mère sans effort, sinon dire oui.
Cette petite voie de l’enfance spirituelle chère à Thérèse de Lisieux a de quoi révolutionner nos approches de la fécondité ! Devenir fécond n’est pas d’abord une construction, un travail, un mérite, un projet. C’est une réussite qui nous est donnée gratuitement, « par-dessus le marché » (Mt 6,33), lorsque nous savons accueillir le don qui nous a fait.
Le self-made-man s’enrichit, mais s’éloigne du Royaume.
Une morale vertueuse faite d’efforts, de sacrifices, d’ascèse rapproche d’un idéal mais éloigne du Royaume.
Une boulimie d’actions en tous genres (même humanitaires, associatives ou ecclésiales !) trahit l’angoisse de qui veut faire son salut au lieu de le recevoir.
Apprendre à accueillir comme un enfant remet en cause bien des courses au succès, à la réputation, au palmarès… Rien ne sert de remplir ses greniers à ras-bords (Lc 12,16-28) pour être content de sa réussite.
Rappelez-vous : « Dieu comble son bien-aimé quand il dort » (Ps 126,2) …
Cette semaine, faites cette expérience de pensée : placez visuellement dans votre tête un enfant au milieu du cercle de vos collègues (pendant une réunion, une discussion autour d’un café etc.), de votre famille, de vos amis. Laissez alors cet enfant vous questionner et interroger vos pratiques : que peut accueillir cet enfant de son entourage ? Qu’est-ce que cela va produire en lui ?
Lectures de la messe
Première lecture
« Tous deux ne feront plus qu’un » (Gn 2, 18-24)
Lecture du livre de la Genèse
Le Seigneur Dieu dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Je vais lui faire une aide qui lui correspondra. » Avec de la terre, le Seigneur Dieu modela toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les amena vers l’homme pour voir quels noms il leur donnerait. C’étaient des êtres vivants, et l’homme donna un nom à chacun. L’homme donna donc leurs noms à tous les animaux, aux oiseaux du ciel et à toutes les bêtes des champs. Mais il ne trouva aucune aide qui lui corresponde. Alors le Seigneur Dieu fit tomber sur lui un sommeil mystérieux, et l’homme s’endormit. Le Seigneur Dieu prit une de ses côtes, puis il referma la chair à sa place. Avec la côte qu’il avait prise à l’homme, il façonna une femme et il l’amena vers l’homme. L’homme dit alors : « Cette fois-ci, voilà l’os de mes os et la chair de ma chair ! On l’appellera femme – Ishsha –, elle qui fut tirée de l’homme – Ish. » À cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et tous deux ne feront plus qu’un.
Psaume
(Ps 127 (128), 1-2, 3, 4-6)
R/ Que le Seigneur nous bénisse tous les jours de notre vie ! (cf. Ps 127, 5ac)
Heureux qui craint le Seigneur
et marche selon ses voies !
Tu te nourriras du travail de tes mains :
Heureux es-tu ! À toi, le bonheur !
Ta femme sera dans ta maison
comme une vigne généreuse,
et tes fils, autour de la table,
comme des plants d’olivier.
Voilà comment sera béni l’homme qui craint le Seigneur.
De Sion, que le Seigneur te bénisse !
Tu verras le bonheur de Jérusalem tous les jours de ta vie,
et tu verras les fils de tes fils. Paix sur Israël.
Deuxième lecture
« Celui qui sanctifie et ceux qui sont sanctifiés doivent tous avoir même origine » (He 2, 9-11)
Lecture de la lettre aux Hébreux
Frères, Jésus, qui a été abaissé un peu au-dessous des anges, nous le voyons couronné de gloire et d’honneur à cause de sa Passion et de sa mort. Si donc il a fait l’expérience de la mort, c’est, par grâce de Dieu, au profit de tous. Celui pour qui et par qui tout existe voulait conduire une multitude de fils jusqu’à la gloire ; c’est pourquoi il convenait qu’il mène à sa perfection, par des souffrances, celui qui est à l’origine de leur salut. Car celui qui sanctifie et ceux qui sont sanctifiés doivent tous avoir même origine ; pour cette raison, Jésus n’a pas honte de les appeler ses frères.
Évangile
« Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas ! » (Mc 10, 2-16) Alléluia. Alléluia.
Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous ; en nous, son amour atteint la perfection. Alléluia. (1 Jn 4, 12)
Évangile de Jésus Christ selon saint Marc
En ce temps-là, des pharisiens abordèrent Jésus et, pour le mettre à l’épreuve, ils lui demandaient : « Est-il permis à un mari de renvoyer sa femme ? » Jésus leur répondit : « Que vous a prescrit Moïse ? » Ils lui dirent : « Moïse a permis de renvoyer sa femme à condition d’établir un acte de répudiation. » Jésus répliqua : « C’est en raison de la dureté de vos cœurs qu’il a formulé pour vous cette règle. Mais, au commencement de la création, Dieu les fit homme et femme. À cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et tous deux deviendront une seule chair. Ainsi, ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Donc, ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas ! » De retour à la maison, les disciples l’interrogeaient de nouveau sur cette question. Il leur déclara : « Celui qui renvoie sa femme et en épouse une autre devient adultère envers elle. Si une femme qui a renvoyé son mari en épouse un autre, elle devient adultère. »
Des gens présentaient à Jésus des enfants pour qu’il pose la main sur eux ; mais les disciples les écartèrent vivement. Voyant cela, Jésus se fâcha et leur dit : « Laissez les enfants venir à moi, ne les empêchez pas, car le royaume de Dieu est à ceux qui leur ressemblent. Amen, je vous le dis : celui qui n’accueille pas le royaume de Dieu à la manière d’un enfant n’y entrera pas. » Il les embrassait et les bénissait en leur imposant les mains.
Patrick BRAUD
Mots-clés : accueil, démographie, enfant, fécondité, Royaume