D’Anubis à saint Michel
D’Anubis à saint Michel
Homélie du 30° dimanche du Temps Ordinaire / Année C
27/10/2019
Cf. également :
Dans les petits papiers de Dieu
Simul peccator et justus : de l’intérêt d’être pécheur et de le savoir
« J’ai renoncé au comparatif »
Une scène n’a cessé d’être représentée sur les papyrus de l’ancienne Égypte pendant seize siècles : la pesée des âmes lors du jugement dernier. L’image est extraordinaire dans les papyrus d’Ani (vers -1550/-1292) ou d’Hunefer (vers -1280) par exemple. On y voit le dieu de la mort Anubis tenir une balance. Sur le plateau droit est déposé le cœur du défunt, et sur le plateau gauche la plume symbolisant la justice de la déesse Maat. Le dieu Toth prend scrupuleusement en note le résultat de la pesée. Si le cœur est léger, plus léger que la plume, c’est que le défunt avait le cœur pur : il est alors conduit auprès d’Osiris, le dieu de la résurrection d’entre les morts, pour partager avec lui la vie éternelle. Si le défunt avait le cœur lourd, chargé de péchés, le dieu Sobek à tête de crocodile n’attendait qu’un signe d’Anubis pour dévorer son cœur, symbole de châtiment éternel.
En Europe, 15 siècles après J.C., le peintre flamand Roger van der Weyden a peint des fresques sublimes exposées sous forme de retables dans les hospices de Beaune. Étonnamment, la même scène y est représentée, à croire que juifs et chrétiens ont puisé sans le savoir dans la symbolique égyptienne pour penser le jugement dernier ! L’ange saint Michel remplace ici Anubis : il se tient très droits pour ne pas fausser la pesée de la balance qu’il tient de sa main droite. À la place d’Osiris, c’est le Christ ressuscité qui préside au jugement et accueille les élus à sa droite. Ce n’est plus le cœur contre la plume, mais les mauvaises actions qui sont pesées contre les bonnes. Si le plateau penche à droite, l’élu ira rejoindre la foule des ressuscités sortant de terre nus comme des graines émergeant du sol. Si le plateau penche à gauche, ils iront loin du Christ, malheureux comme celui qui se mange la main de remords (littéralement !).
Trois mille ans et trois religions séparent ces deux images, et pourtant elles ont indéniablement une inspiration commune : l’intuition que l’au-delà dépend de l’ici-bas, de la justesse de la vie sur terre. « On n’a que ce qu’on mérite » pourrait résumer l’avertissement lancé aux sujets des pharaons comme à ceux de Charles VII !
Pourtant, à bien lire notre parabole du pharisien et du publicain de ce dimanche, on ne peut que s’inscrire en faux contre cette vision trop anthropomorphique de la justice de Dieu !
Que dit le texte en effet ? On s’attend à ce que l’amas de bonnes œuvres accumulées soit plus efficace que la supplication du pécheur arrivant les mains vides. C’est du moins ce qu’Anubis ou saint Michel (version van der Weyden) auraient prononcé comme verdict. Eh bien pas du tout ! « Quand ce dernier [le publicain] redescendit dans sa maison, c’est lui qui était devenu un homme juste, plutôt que l’autre ».
Jésus prend à contre-pied nos représentations instinctives de la justice : nous pensons qu’elle se mérite ; lui nous révèle qu’elle est donnée.
Nous croyons que nos bonnes actions auront leur récompense ; lui nous assure que le salut ne s’achète pas mais se reçoit gratuitement.
Nous imaginons qu’il faut faire beaucoup d’offrandes, de sacrifices, de prières et de rites pour arriver devant Dieu les bras chargés de présents ; et le Christ nous dit que les mains vides seront plus aptes à accueillir le don de Dieu.
Nous voulons mériter notre salut ; or le publicain n’a rien fait de bien et c’est lui qui est sauvé (comme le condamné à la droite de Jésus sur le gibet de la croix).
Nous pensons que la justice est punitive ; le Christ nous révèle une justice salvifique.
Le pharisien – personnage très aimé et très respecté du peuple juif pour sa rectitude – tombe dans le piège d’Anubis avec des ressemblances troublantes, comme si le paganisme (faire les dieux à son image) réussissait toujours à s’infiltrer dans le monothéisme (Dieu tout autre que les représentations humaines). Lorsqu’il énumère les motifs de son action de grâce, le pharisien ne se rend pas compte qu’il égrène à nouveau les confessions négatives que le défunt égyptien prononçait devant le tribunal des dieux. Il confesse : « Mon Dieu, je te rends grâce parce que je ne suis pas comme les autres hommes – ils sont voleurs, injustes, adultères –, ou encore comme ce publicain ». Ainsi faisait celui qui comparaissait devant le tribunal des dieux égyptiens :
« Je n’ai pas commis l’iniquité
je n’ai pas brigandé
je n’ai pas été cupide
je n’ai pas dérobé
je n’ai tué personne
je n’ai pas diminué le boisseau
je n’ai pas commis de forfaiture… »
(texte des 42 confessions négatives du papyrus d’Ani).
En plus, il veut asseoir sa justice sur l’injustice du publicain, par comparaison et dépréciation. Comme s’il fallait enfoncer la tête de l’autre sous l’eau pour arriver à émerger de la masse des justiciables.
D’ailleurs, aujourd’hui encore, dans les bénédictions du matin (Birkot Hasha’har) que lit tout juif pratiquant se trouve cette bénédiction : « Béni Sois-Tu, Eternel, notre D.ieu, Roi du monde, de ne pas m’avoir fait femme ». La femme elle, dit simplement « Béni Soit Celui qui m’a faite selon Sa Volonté ». La tentation de la comparaison s’est infiltrée jusque dans le meilleur du judaïsme…
À l’inverse, par son silence sur ses mérites, par sa pauvre imploration : « prends pitié du pécheur que je suis », le publicain ne veut aucun mal au pharisien, il ne se compare pas à lui. Il accepte d’être vrai devant Dieu, et s’ouvre à sa miséricorde. Et c’est lui qui est justifié en finale ! Pas très « moral » tout ça, car la « morale » commune voudrait que les bons soient récompensés et les méchants punis…
Par cette petite parabole, Jésus renverse ainsi les tables du commerce marchand de la prière païenne. Il trouble en même temps l’ordre moral qui fonde le pouvoir de la religion sur les rites à pratiquer, les offrandes à consacrer, les bonnes actions à accumuler. Il situe le salut au-delà du bien et du mal commis. Cette parabole a donc un petit côté anarchiste, au sens où elle conteste à tout pouvoir religieux humain le droit de décréter qui est juste ou qui est injuste, les rites à pratiquer, les sacrifices à faire. Proclamer comme Jésus que les prostituées et les publicains précéderont les pratiquants religieux et fidèles n’était pas du goût de tout le monde…
Se présenter devant Dieu les mains vides, en attendant tout de lui, ne signifie pas pour autant mener une vie de violence et de rapines. Pour reprendre la maxime d’Ignace de Loyola : « Agis comme si tout dépendait de toi, en sachant qu’en réalité tout dépend de Dieu ». ou pour reprendre la prière de la petite Thérèse de Lisieux, il s’agit d’arriver les mains vides devant Dieu pour tout recevoir de lui :
« Au soir de cette vie, je paraîtrai devant toi les mains vides, car je ne te demande pas Seigneur, de compter mes œuvres. Toutes nos justices ont des taches à tes yeux. Je veux donc me revêtir de ta propre justice et recevoir de ton Amour la possession éternelle de Toi-même. Je ne veux point d’autre Trône et d’autre Couronne que Toi, ô mon Bien-Aimé !… »
Le désir d’accumuler sans cesse est à la base de notre économie moderne. Prenons garde à ce qu’il ne dénature pas notre soif de la justice selon le cœur de Dieu, car accumuler les bonnes actions ne fera jamais de nous des justes. Par contre, le salut accueilli produit des fruits de justice qui alors ne sont pas les termes d’un échange marchand donnant-donnant, mais les conséquences gracieuses de la vie gratuitement donnée-reçue.
Réapprenons la gratuité, pour nous comme pour ceux qui nous entourent.
LECTURES DE LA MESSE
PREMIÈRE LECTURE
« La prière du pauvre traverse les nuées » (Si 35, 15b-17.20-22a)
Lecture du livre de Ben Sira le Sage
Le Seigneur est un juge qui se montre impartial envers les personnes. Il ne défavorise pas le pauvre, il écoute la prière de l’opprimé. Il ne méprise pas la supplication de l’orphelin, ni la plainte répétée de la veuve. Celui dont le service est agréable à Dieu sera bien accueilli, sa supplication parviendra jusqu’au ciel. La prière du pauvre traverse les nuées ; tant qu’elle n’a pas atteint son but, il demeure inconsolable. Il persévère tant que le Très-Haut n’a pas jeté les yeux sur lui, ni prononcé la sentence en faveur des justes et rendu justice.
PSAUME
(Ps 33 (34), 2-3, 16.18, 19.23)
R/ Un pauvre crie ; le Seigneur entend. (Ps 33, 7a)
Je bénirai le Seigneur en tout temps,
sa louange sans cesse à mes lèvres.
Je me glorifierai dans le Seigneur :
que les pauvres m’entendent et soient en fête !
Le Seigneur regarde les justes,
il écoute, attentif à leurs cris.
Le Seigneur entend ceux qui l’appellent :
de toutes leurs angoisses, il les délivre.
Il est proche du cœur brisé,
il sauve l’esprit abattu.
Le Seigneur rachètera ses serviteurs :
pas de châtiment pour qui trouve en lui son refuge.
DEUXIÈME LECTURE
« Je n’ai plus qu’à recevoir la couronne de la justice » (2 Tm 4, 6-8.16-18)
Lecture de la deuxième lettre de saint Paul apôtre à Timothée
Bien-aimé, je suis déjà offert en sacrifice, le moment de mon départ est venu. J’ai mené le bon combat, j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi. Je n’ai plus qu’à recevoir la couronne de la justice : le Seigneur, le juste juge, me la remettra en ce jour-là, et non seulement à moi, mais aussi à tous ceux qui auront désiré avec amour sa Manifestation glorieuse. La première fois que j’ai présenté ma défense, personne ne m’a soutenu : tous m’ont abandonné. Que cela ne soit pas retenu contre eux. Le Seigneur, lui, m’a assisté. Il m’a rempli de force pour que, par moi, la proclamation de l’Évangile s’accomplisse jusqu’au bout et que toutes les nations l’entendent. J’ai été arraché à la gueule du lion ; le Seigneur m’arrachera encore à tout ce qu’on fait pour me nuire. Il me sauvera et me fera entrer dans son Royaume céleste. À lui la gloire pour les siècles des siècles. Amen.
ÉVANGILE
« Le publicain redescendit dans sa maison ; c’est lui qui était devenu juste, plutôt que le pharisien » (Lc 18, 9-14)
Alléluia. Alléluia.Dans le Christ, Dieu réconciliait le monde avec lui : il a mis dans notre bouche la parole de la réconciliation. Alléluia. (cf. 2 Co 5, 19)
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
En ce temps-là, à l’adresse de certains qui étaient convaincus d’être justes et qui méprisaient les autres, Jésus dit la parabole que voici : « Deux hommes montèrent au Temple pour prier. L’un était pharisien, et l’autre, publicain (c’est-à-dire un collecteur d’impôts). Le pharisien se tenait debout et priait en lui-même : ‘Mon Dieu, je te rends grâce parce que je ne suis pas comme les autres hommes – ils sont voleurs, injustes, adultères –, ou encore comme ce publicain. Je jeûne deux fois par semaine et je verse le dixième de tout ce que je gagne.’ Le publicain, lui, se tenait à distance et n’osait même pas lever les yeux vers le ciel ; mais il se frappait la poitrine, en disant : ‘Mon Dieu, montre-toi favorable au pécheur que je suis !’ Je vous le déclare : quand ce dernier redescendit dans sa maison, c’est lui qui était devenu un homme juste, plutôt que l’autre. Qui s’élève sera abaissé ; qui s’abaisse sera élevé. »
Patrick BRAUD