La loi, l’amour, l’épikie
La loi, l’amour, l’épikie
Homélie pour le 13° dimanche du Temps Ordinaire / Année C
26/06/2022
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Un fait divers était à la Une des médias en ce mois de juin 2012.
Laissons le quotidien Ouest-France raconter :
Hier, une femme de 47 ans, mère de trois enfants, a été jugée par le tribunal correctionnel de Rennes, pour vol en réunion. Le 11 juillet, cette mère, d’origine arménienne, s’est rendue au Carrefour de Fougères avec son fils. Elle prend de la viande et du beurre qu’elle cache dans son sac. Elle dissimule aussi du fil de pêche et un bouchon. Elle se fait repérer aux caisses. Une plainte est déposée. Le préjudice est estimé à 54 €.
À l’audience, hier, cette femme est présente. Accompagnée d’une traductrice, elle explique le vol : « J’étais demandeuse d’asile et j’avais 160 € pour faire vivre cinq personnes. Les Restos du cœur sont fermés l’été, je ne pouvais pas acheter. Le fil et le bouchon, c’était pour que mon fils puisse pêcher avec ses copains. » La procureure requiert huit jours de prison avec sursis. L’avocate de la défense plaide pour une dispense de peine car « le magasin ne s’est pas constitué partie civile et a donné les aliments à ma cliente nécessiteuse ». La juge a averti la prévenue. Celle-ci est déclarée coupable mais dispensée de peine. (Ouest France, 06/06/2012)
À la lumière de ce vol qui n’en était pas un, la France redécouvrait que l’application stricte de la loi n’était pas toujours juste, ni même légale ! À vrai dire, un autre fait divers semblable avait déjà fait évoluer la jurisprudence au XIX° siècle. Il s’agit de la célèbre affaire Louise Ménard. Louise Ménard naît à Paris en 1875. En 1898, elle vit à Charly-sur-Marne avec sa mère et son fils, âgé de deux ans, né de père inconnu. La mère et la fille sont sans travail et vivent des allocations que leur verse le bureau de bienfaisance de la commune. Mais, elles ne sont pas suffisantes pour nourrir trois personnes. Le 22 février 1898, alors que Louise, sa mère et son fils n’ont pas mangé depuis 36 heures, elle vole, à la devanture d’une boulangerie, un pain de trois kilos. Le boulanger, qui n’est autre que son cousin, porte plainte pour vol. Les gendarmes transmettent la plainte au parquet et Louise est convoquée au tribunal de Château-Thierry le 4 mars 1898 pour répondre du délit de « vol simple ». Elle n’a pas d’avocat, comme la plupart des pauvres de cette époque.
Malgré le réquisitoire du procureur Vialatte, le tribunal relaxe l’accusée. Le « bon juge » Magnaud présente en effet Louise comme une bonne mère de famille, laborieuse, décrit la misère dans laquelle elle se trouve et rejette la responsabilité du vol sur la mauvaise organisation de la société. L’excuse reconnue à Louise relève de la force majeure, de l’« état de nécessité ». Cette notion sera reprise ensuite par de nombreux juristes, mais ce n’est qu’un siècle plus tard, le 1er mars 1994, qu’elle sera inscrite dans les textes.
Il y a donc des circonstances où voler n’est pas voler, car il y va de la survie de quelqu’un ou de ses proches.
Paul, l’amour, la Loi
Ces deux faits divers illustrent la position de Paul dans notre 2e lecture :
Toute la Loi est accomplie dans l’unique parole que voici : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Mais si vous vous mordez et vous dévorez les uns les autres, prenez garde : vous allez vous détruire les uns les autres. Je vous le dis : marchez sous la conduite de l’Esprit Saint, et vous ne risquerez pas de satisfaire les convoitises de la chair. Car les tendances de la chair s’opposent à l’Esprit, et les tendances de l’Esprit s’opposent à la chair. En effet, il y a là un affrontement qui vous empêche de faire tout ce que vous voudriez. Mais si vous vous laissez conduire par l’Esprit, vous n’êtes pas soumis à la Loi.
L’apôtre est connu pour ses binômes de choc : la lettre/l’Esprit ; les mérites/la grâce ; les œuvres/la foi ; la chair/l’Esprit etc.
La Loi/l’amour : le binôme de notre lecture met en tension la Loi et l’amour, non pour les opposer mais pour dialectiquement les conjuguer afin de manifester clairement que l’amour est l’accomplissement de la Loi. Condamner une femme pauvre qui vole pour nourrir les siens est peut-être légal, mais profondément immoral, et en tout cas contraire à l’amour-solidarité qu’elle est en droit d’attendre de la société. Ainsi Paul met-il la vie humaine au-dessus des principes, la liberté inspirée par l’amour plus haut que l’obligation prescrite par la Loi. Il est circoncis, reconnaît la valeur de la circoncision pour les juifs, mais ne veut pas l’imposer aux païens. Il comprend bien que manger des viandes consacrées aux idoles fait horreur aux juifs, mais se sent libre de passer outre ces interdits obsolètes, sauf si cela scandalise des frères d’origine juive. Il sait combien les juifs répugnent à s’asseoir à la table des païens, mais réprimande Pierre lorsque celui-ci n’ose plus le faire en présence des chrétiens venus de Jérusalem. Il est l’élève de Gamaliel, donc un expert en Torah, mais voit en Jésus condamné par cette même Torah la subversion des règles pharisiennes.
Bref, Paul considère que l’amour (agapè) tel que Jésus l’a vécu, tel que l’Esprit nous souffle d’agir aujourd’hui, est le critère ultime d’interprétation de la Loi.
Nécessité fait loi
Que voulait le législateur au moment où il a promulgué telle loi ? Que ferait-il maintenant dans une situation nouvelle que la loi n’avait pas prévue ?
C’est ce raisonnement qui a ensuite conduit les Pères de l’Église à relativiser par exemple le droit à la propriété privée. Certes, chacun peut posséder des biens en propre, ce qui lui donne une sécurité et une liberté inaliénables. Mais les Pères forgèrent un adage qui est passé en latin dans notre jurisprudence proverbiale : in necessitate sunt omnia communia = en cas de nécessité, toutes choses sont communes.
Saint Thomas d’Aquin a repris cet argument patristique dans sa Somme théologique, pour démontrer justement que l’amour concret pour l’autre prime sur la stricte application du droit :
Somme théologique, IIa IIae Q66. art.7
QUESTION 66: LE VOL ET LA RAPINE
ARTICLE 7: Est-il permis de voler en cas de nécessité ?
Dans la nécessité tous les biens sont communs [1]. Il n’y a donc pas péché si quelqu’un prend le bien d’autrui, puisque la nécessité en a fait pour lui un bien commun.
Réponse: Ce qui est de droit humain ne saurait déroger au droit naturel ou au droit divin. Or, selon l’ordre naturel établi par la providence divine, les être inférieurs sont destinés à subvenir aux nécessités de l’homme. C’est pourquoi leur division et leur appropriation, œuvre du droit humain, n’empêchent pas de s’en servir pour subvenir aux nécessités de l’homme. Voilà pourquoi les biens que certains possèdent en surabondance sont dus, de droit naturel, à l’alimentation des pauvres; ce qui fait dire à S. Ambroise et ses paroles sont reproduites dans les Décrets: « C’est le pain des affamés que tu détiens; c’est le vêtement de ceux qui sont nus que tu renfermes; ton argent, c’est le rachat et la délivrance des miséreux, et tu l’enfouis dans la terre. » Toutefois, comme il y a beaucoup de miséreux et qu’une fortune privée ne peut venir au secours de tous, c’est à l’initiative de chacun qu’est laissé le soin de disposer de ses biens de manière à venir au secours des pauvres.
Si cependant la nécessité est tellement urgente et évidente que manifestement il faille secourir ce besoin pressant avec les biens que l’on rencontre – par exemple, lorsqu’un péril menace une personne et qu’on ne peut autrement la sauver -, alors quelqu’un peut licitement subvenir à sa propre nécessité avec le bien d’autrui, repris ouvertement ou en secret. Il n’y a là ni vol ni rapine à proprement parler.
Solutions :
1. La décrétale citée ne vise pas le cas d’urgente nécessité.
2. Se servir du bien d’autrui que l’on a dérobé en secret dans un cas d’extrême nécessité n’est pas un vol à proprement parler, car, du fait de cette nécessité, ce que nous prenons pour conserver notre propre vie devient nôtre.
3. Cette même nécessité fait que l’on peut aussi prendre subrepticement le bien d’autrui pour aider le prochain dans la misère.
Il prend plus loin l’exemple d’un prêteur sur gages qui auraient reçu une épée en dépôt. Normalement il doit la rendre à son propriétaire si celui-ci paye la somme requise. Mais supposons qu’il soit devenu fou furieux et réclame son épée pour trucider son paisible voisin : que doit faire le prêteur ? Respecter les termes du contrat de gage et mettre indirectement la vie du voisin en danger ? Ou résister à cette obligation en différant de rendre l’arme tant que le fou furieux n’est pas calmé ?
Une version hélas très actuelle de cet exemple se joue avec le gaz russe : doit-on honorer les contrats avec Gazprom au risque de verser chaque jour 700 millions d’euros à la Russie de Poutine, finançant ainsi son effort de guerre contre l’Ukraine ? Ou doit-on au contraire dénoncer ces contrats, quitte à en payer le prix chez nous ?
« Le législateur, ne pouvant envisager tous les cas particuliers, rédige la loi en fonction de ce qui se présente le plus souvent, portant son intention sur l’utilité commune. C’est pourquoi, s’il surgit un cas où l’observation de telle loi soit préjudiciable au salut commun, celle-ci ne doit plus être observée. Ainsi, à supposer que dans une ville assiégée on promulgue la loi que les portes doivent demeurer closes, c’est évidemment utile au salut commun en règle générale; mais s’il arrive que les ennemis poursuivent des citoyens dont dépend la survie de la cité, il serait très préjudiciable cette ville de ne pas leur ouvrir ses portes. C’est pourquoi, en ce cas, il faudrait ouvrir ses portes contre la lettre de la loi, afin de sauvegarder l’intérêt général que le législateur avait en vue. […]
Si le danger est pressant, ne souffrant pas assez de délai pour qu’on puisse recourir au supérieur, la nécessité même entraîne avec elle la dispense; car nécessité n’a pas de loi » [2].
Les exemples bibliques de ce genre d’exceptions abondent : David mangea les pains de proposition quand il eut faim (1 Sa 21,6) alors que c’était interdit par la Loi écrite dans l’Ancien Testament ; les disciples de Jésus arrachent des épis un jour de sabbat, transgressant l’interdit du repos hebdomadaire, et Jésus désobéit ensuite à la Loi en guérissant la main desséchée d’un homme dans la synagogue ce même jour du sabbat (Mt 12,1-14). Il sera à nouveau coupable de cette transgression en guérissant le jour du sabbat une femme possédée par un esprit qui la rendait infirme depuis dix-huit ans ; elle était toute courbée et absolument incapable de se redresser (Lc 13,10-17) etc.
Nécessité fait loi : les arguments des Pères de l’Église de Saint Thomas d’Aquin se sont profondément inscrits dans la philosophie occidentale du droit et de la justice. En cas de nécessité, il y a des situations où voler n’est pas voler, rendre sa parole n’est pas mentir, gracier n’est pas être laxiste, guérir n’est pas profaner le sabbat.
L’épikie
Les Anciens [3] avaient un mot pour ce genre d’attitude où il faut ponctuellement et provisoirement suspendre l’application de la loi qui doit ici souffrir une exception : ἐπιεικής = épikie. Ce mot grec vient peut-être de έπί-δίκαιονselon selon saint Thomas qui en fait du coup un équivalent de l’équité latine : « ce mot vient de έπί qui signifie au-dessus et de δίκαιον qui veut dire juste » [4]. Cela renvoie à l’idée d’être juste au-delà de la loi, dans certaines situations particulières de vie, qui n’ont pas été prévues par la lettre de la loi. L’épikie est modératrice à l’égard de l’observance littérale de la loi. Elle fait appel au bon jugement. Il s’agit d’une interprétation équitable et modérée non de la loi elle-même, mais de l’intention du législateur, qui est présumé dans un certain cas particulier extraordinaire suspendre l’application de la loi parce que de sa stricte observance résulterait quelque chose de nuisible ou trop onéreux. Par exemple, en général il est interdit de mentir. Mais si un criminel me demande si mon fils est à la maison pour le tuer, là il faut lui mentir !
Saint Thomas précise :
« Les actes humains que les lois règlent consistant dans des choses contingentes qui peuvent varier d’une infinité de manières, il n’a pas été possible d’établir une règle légale qui ne fût défectueuse dans aucun cas. Les législateurs considèrent ce qui arrive le plus souvent, et d’après cela ils portent leur loi. Cependant l’observation de la loi peut être, dans certains cas, contraire à l’égalité de la justice et au bien commun que le législateur se propose. Ainsi la loi décide que l’on doit rendre les dépôts, parce que c’est une chose juste ordinairement. Néanmoins il arrive quelquefois que ce serait nuisible ; comme si un furieux qui a mis un glaive en dépôt le redemandait au moment où il est en furie, ou bien si on redemandait un dépôt pour combattre sa patrie. Dans ces circonstances et dans d’autres semblables, c’est un mal de suivre la loi établie. Par conséquent, en mettant de côté les paroles de la loi, c’est un bien de suivre ce que demande la raison de la justice et l’utilité commune ; et c’est là le but de l’épikie, à laquelle nous donnons le nom d’équité. Il est donc évident qu’elle est une vertu ».
Il est cependant plus vraisemblable qu’épikie vienne de ἐπι (épi)-εικής (eikon, qui a donné icône) : au-dessus-ressembler = ressembler à l’intention première, au-dessus de la lettre de la loi.
L’épikie est ce qui au-dessus de la loi nous fait ressembler à Dieu lui-même, dans sa justice bienveillante. Elle est beaucoup plus qu’une forme d’équité : elle est le point d’orgue où culmine l’effort humain pour rendre la justice. Elle est ce qu’il y a au-dessus (ἐπι) de la lettre de la loi, faisant de nous une icône (εικής) de la bienveillance divine.
Les dictionnaires actuels donneront la définition suivante :
Épikie = vertu morale qui donne le sens du juste ; elle préside aux principes du droit canonique comme aux principes moraux de la personne et permet de décider en conscience de ne pas suivre une loi ou de lui en substituer une autre afin d’éviter une injustice.
Le terme épikie apparaît 5 fois dans la Bible grecque, dans le nouveau Testament uniquement. Louis Segond traduit ce mot pas douceur (Ph 4,5 ; 1P 2,18), indulgence (1Tim 3,3), modération (Ti 3,2) ; Jc 3,17). La traduction liturgique remplace à chaque fois épikie par bienveillance.
C’est donc une manière d’appliquer la loi avec humanité et bonté, si bien que l’intention du législateur en est bien plus respectée que par une application brutale au pied de la lettre.
La première épikie biblique est celle dont Dieu fait preuve à l’égard de son peuple rebelle. Envers Israël à la nuque raide, Dieu aurait été dans son droit de le rayer de la carte, de le punir à jamais, ou de l’abandonner pour un autre. Le livre de la Sagesse (Sg 11) fait ainsi une longue relecture de l’histoire d’Israël en reconnaissant que Dieu aurait pu se montrer rigoureux au lieu d’être si bienveillant :
« Ta main toute-puissante, qui a créé le monde à partir d’une matière informe, aurait pu envoyer contre eux une bande d’ours ou de lions féroces […]. Non seulement leurs ravages auraient pu les anéantir, mais leur vision déjà les aurait fait périr d’effroi. D’ailleurs, il aurait suffi d’un souffle pour qu’ils soient renversés, chassés par la Justice, dispersés en tous sens par le souffle de ta puissance. Mais toi, Seigneur, tu as tout réglé avec mesure, nombre et poids. Car ta grande puissance est toujours à ton service, et qui peut résister à la force de ton bras ? Le monde entier est devant toi comme un rien sur la balance, comme la goutte de rosée matinale qui descend sur la terre. Pourtant, tu as pitié de tous les hommes, parce que tu peux tout. Tu fermes les yeux sur leurs péchés, pour qu’ils se convertissent. Tu aimes en effet tout ce qui existe, tu n’as de répulsion envers aucune de tes œuvres […] Tu les as traités avec ménagement parce qu’ils étaient des êtres humains. Tu n’as envoyé contre eux, en avant-coureurs de ton armée, que des frelons, ces insectes dangereux, pour ne pas hâter leur extermination. Tu aurais bien pu livrer ces impies aux mains des justes, dans une bataille rangée, ou les anéantir d’un coup par des fauves redoutables ou une parole tranchante, mais en exerçant ta justice sans hâte, tu leur offrais l’occasion du repentir. […] Toi qui disposes de la force, tu juges avec indulgence, tu nous gouvernes avec beaucoup de ménagement, car tu n’as qu’à vouloir pour exercer ta puissance. Par ton exemple tu as enseigné à ton peuple que le juste doit être humain ; à tes fils tu as donné une belle espérance : après la faute tu accordes la conversion. Les ennemis de tes enfants, tu les as punis avec un grand souci d’indulgence alors qu’ils méritaient la mort, tu leur as donné le temps et l’occasion de renoncer au mal. Mais tes fils, avec combien plus de scrupules les as-tu jugés, toi qui avais fait en faveur de leurs pères des serments et des alliances : magnifiques promesses ! Ainsi, tu modères le châtiment de nos ennemis, pour nous apprendre à méditer ta bonté lorsque nous jugeons, et à compter sur ta miséricorde lorsque nous sommes jugés ».
La pratique de l’épikie nous fait ressembler à Dieu, au sens où elle nous fait relativiser nos droits propres pour faire vivre celui qui en est dénué.
Aime et fais ce que tu veux
Si l’amour est l’accomplissement ultime de la Loi, alors celui qui aime vraiment, sans mélange, n’a plus besoin de loi. Il l’a intériorisée, au sens où il est capable de discerner en chaque situation quelle était l’intention du législateur et quelle serait sa décision en ce cas spécifique.
Le génial Augustin a formulé ce sens de l’épikie en une formule devenue célèbre : « dilige, et quod vis fac [5] » = « aime, et fais ce que tu veux ». Le mot latin dilige, traduit par aime, évoque les mouvements pleins d’attention qui nous poussent vers l’autre avec diligence, pour en faire l’objet de notre dilection, et même de notre prédilection.
« Ce court précepte t’est donné une fois pour toutes : Aime et fais ce que tu veux.
Si tu te tais, tais-toi par Amour, si tu parles, parle par Amour, si tu corriges, corrige par Amour, si tu pardonnes, pardonne par Amour. Aie au fond du cœur la racine de l’Amour : de cette racine, rien ne peut sortir de mauvais. Voici ce qu’est l’Amour ! Voici comment s’est manifesté l’Amour de Dieu pour nous : il a envoyé son Fils unique dans le monde, afin que nous vivions par Lui. Voici ce qu’est l’Amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est Lui qui nous a aimés le premier » (1 Jn 4, 9-10). Ce n’est pas nous qui L’avons aimé les premiers, mais Il nous a aimés, afin que nous L’aimions. Ainsi soit-il ! »
Pour Augustin comme pour Paul, toute la Loi se trouve résumée dans le double précepte de la charité, non parce que la charité dispense de pratiquer les autres commandements, mais parce qu’elle en est la plénitude et qu’elle en assure l’accomplissement. La vraie liberté ne consiste pas à suivre ses caprices et ses instincts, mais à être affranchi par grâce de la tyrannie des passions et à ne dépendre que de Dieu, comme l’exprime Augustin dans cette autre formule concise :
« Eris liber, si fueris servus : liber peccatus, servus justitiae » =
« Tu seras libre si tu es devenu serviteur : libéré du péché, au service de la justice ».
D’ailleurs, la formule comprise dans son contexte, loin d’encourager une indulgence excessive, justifie les rigueurs et les exigences du véritable amour. Saint Augustin lui-même illustre ce qu’il veut dire en donnant un exemple :
« Un père fouette son garçon, alors qu’un kidnappeur le caresse. Si on vous donne le choix entre les coups et les caresses, ne choisiriez-vous pas les caresses et n’éviteriez-vous pas les coups ? Mais si l’on considère ceux qui sont à l’origine des actions on comprend que c’est l’amour qui fouette, et la méchanceté qui caresse. C’est ce à quoi j’insiste: les actions humaines ne peuvent être comprises que par leur racine dans l’amour. Toutes sortes d’actions peuvent sembler bonnes sans nécessairement procéder de l’amour ».
L’idée sous-jacente, c’est qu’il n’y a pas de contradiction fondamentale entre la Loi (les règles données par Moïse à Israël 1500 ans plus tôt) et l’amour. Au contraire, aimer c’est vouloir le bien de l’autre – pas seulement le bien-être ! – le bien, ce qui est juste et bénéfique pour l’autre. Quand on agit avec amour, c’est, pour Paul, forcément en accord avec les règles éthiques : on ne trichera pas, on ne manipulera pas un ami, on n’ira pas le voler, et encore moins le tuer ! La loi, qui avait pour objet de réglementer les relations sociales pour éviter la vendetta, protège l’autre – et l’amour fait mieux encore.
Entre rigorisme et laxisme, entre rigidité et mollesse, la dilection nous rend libre pour appliquer l’esprit de la loi dans le sens de l’amour, cet amour divin qui pardonne, relève et ressuscite. Ce n’est pas l’absence de loi, mais la loi portée à son incandescence : faire vivre.
Conclusion
« Toute la Loi est accomplie dans l’unique parole que voici : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. […]
Si vous vous laissez conduire par l’Esprit, vous n’êtes pas soumis à la Loi » : que l’Esprit du Christ nous aide à discerner comment pratiquer l’épikie dans toutes nos responsabilités !
[1]. Argument repris dans la question 187, Art. 4 : « Quant à ce qui nous est dû, cela peut l’être à deux titres différents. Celui, d’abord, de la nécessité qui, d’après S. Ambroise fait toutes choses communes […].
[2]. Somme Théologique, 1a 2ae, Ch. 96 art. 6
[3]. Dans le livre V de l’Éthique à Nicomaque (l 137a31-b13), ayant commencé avec la justice générale ou légale, Aristote poursuit avec la justice particulière et finit avec la notion de l’« épikie» (έπιείκεια), qui est traduite par aequitas en latin. La vertu de l’épikie se manifeste comme une forme supérieure de justice, nécessaire dans ces cas spéciaux où, en raison de sa généralité, la loi ne peut pas s’appliquer.
[4]. Somme Théologique, 2a 2ae, Question 120 : De l’épikie ou de l’équité.
[5]. La phrase latine est tirée du Iohannis Epistulam ad Parthos tractatus decem, traité VII, 8. Saint Augustin y commente un passage de la première lettre de saint Jean : 1Jn 4,4-12.
Lectures de la messe
Première lecture
« Élisée se leva et partit à la suite d’Élie » (1 R 19, 16b.19-21)
Lecture du premier livre des Rois
En ces jours-là, le Seigneur avait dit au prophète Élie : « Tu consacreras Élisée, fils de Shafath, comme prophète pour te succéder. » Élie s’en alla. Il trouva Élisée, fils de Shafath, en train de labourer. Il avait à labourer douze arpents, et il en était au douzième. Élie passa près de lui et jeta vers lui son manteau. Alors Élisée quitta ses bœufs, courut derrière Élie, et lui dit : « Laisse-moi embrasser mon père et ma mère, puis je te suivrai. » Élie répondit : « Va-t’en, retourne là-bas ! Je n’ai rien fait. » Alors Élisée s’en retourna ; mais il prit la paire de bœufs pour les immoler, les fit cuire avec le bois de l’attelage, et les donna à manger aux gens. Puis il se leva, partit à la suite d’Élie et se mit à son service.
Psaume
(Ps 15 (16), 1.2a.5, 7-8, 9-10, 2b.11)
R/ Dieu, mon bonheur et ma joie ! (cf. Ps 15, 2.11)
Garde-moi, mon Dieu : j’ai fait de toi mon refuge.
J’ai dit au Seigneur : « Tu es mon Dieu !
Seigneur, mon partage et ma coupe :
de toi dépend mon sort. »
Je bénis le Seigneur qui me conseille :
même la nuit mon cœur m’avertit.
Je garde le Seigneur devant moi sans relâche ;
il est à ma droite : je suis inébranlable.
Mon cœur exulte, mon âme est en fête,
ma chair elle-même repose en confiance :
tu ne peux m’abandonner à la mort
ni laisser ton ami voir la corruption.
Je n’ai pas d’autre bonheur que toi.
Tu m’apprends le chemin de la vie :
devant ta face, débordement de joie !
À ta droite, éternité de délices !
Deuxième lecture
« Vous avez été appelés à la liberté » (Ga 5, 1.13-18)
Lecture de la lettre de saint Paul apôtre aux Galates
Frères, c’est pour que nous soyons libres que le Christ nous a libérés. Alors tenez bon, ne vous mettez pas de nouveau sous le joug de l’esclavage. Vous, frères, vous avez été appelés à la liberté. Mais que cette liberté ne soit pas un prétexte pour votre égoïsme ; au contraire, mettez-vous, par amour, au service les uns des autres. Car toute la Loi est accomplie dans l’unique parole que voici : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Mais si vous vous mordez et vous dévorez les uns les autres, prenez garde : vous allez vous détruire les uns les autres. Je vous le dis : marchez sous la conduite de l’Esprit Saint, et vous ne risquerez pas de satisfaire les convoitises de la chair. Car les tendances de la chair s’opposent à l’Esprit, et les tendances de l’Esprit s’opposent à la chair. En effet, il y a là un affrontement qui vous empêche de faire tout ce que vous voudriez. Mais si vous vous laissez conduire par l’Esprit, vous n’êtes pas soumis à la Loi.
Évangile
« Jésus, le visage déterminé, prit la route de Jérusalem » « Je te suivrai partout où tu iras » (Lc 9, 51-62)
Alléluia. Alléluia. Parle, Seigneur, ton serviteur écoute ; Tu as les paroles de la vie éternelle. Alléluia. (cf. 1 S 3,9 ; Jn 6, 68c)
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
Comme s’accomplissait le temps où il allait être enlevé au ciel, Jésus, le visage déterminé, prit la route de Jérusalem. Il envoya, en avant de lui, des messagers ; ceux-ci se mirent en route et entrèrent dans un village de Samaritains pour préparer sa venue. Mais on refusa de le recevoir, parce qu’il se dirigeait vers Jérusalem. Voyant cela, les disciples Jacques et Jean dirent : « Seigneur, veux-tu que nous ordonnions qu’un feu tombe du ciel et les détruise ? » Mais Jésus, se retournant, les réprimanda. Puis ils partirent pour un autre village.
En cours de route, un homme dit à Jésus : « Je te suivrai partout où tu iras. » Jésus lui déclara : « Les renards ont des terriers, les oiseaux du ciel ont des nids ; mais le Fils de l’homme n’a pas d’endroit où reposer la tête. »
Il dit à un autre : « Suis-moi. » L’homme répondit : « Seigneur, permets-moi d’aller d’abord enterrer mon père. » Mais Jésus répliqua : « Laisse les morts enterrer leurs morts. Toi, pars, et annonce le règne de Dieu. »
Un autre encore lui dit : « Je te suivrai, Seigneur ; mais laisse-moi d’abord faire mes adieux aux gens de ma maison. » Jésus lui répondit : « Quiconque met la main à la charrue, puis regarde en arrière, n’est pas fait pour le royaume de Dieu. »
Patrick BRAUD