Le coup de gueule de saint Jacques
Le coup de gueule de saint Jacques
Homélie du 23° dimanche du temps ordinaire/année B
27/09/2015
Cf. également Contre tout sectarisme
La protestation sociale
L’ex patron d’Alcatel-Lucent quitte son poste avec des indemnités d’un montant de 13,7 millions d’euros, finalement réduites à 7,9 millions sous la pression de tous, mais sans compter pourtant les dizaines de millions d’euros qui l’attendent à SFR Numéricable… Le salaire minimum français est de 1457 € net par mois, quand on a la chance d’avoir un temps plein. Plus de 10 % de la population active est au chômage. Les futures retraites obligeront les seniors à revenu modeste à trouver des petits boulots en complément. Dans les cités, 25 à 50 % des jeunes constatent qu’en dehors de l’économie parallèle il n’y a guère d’avenir pour eux… etc.
Avouez qu’il y a de quoi pousser un coup de gueule à la manière de saint Jacques dans notre deuxième lecture :
« Vous autres, maintenant, les riches ! Pleurez, lamentez-vous sur les malheurs qui vous attendent. Vos richesses sont pourries, vos vêtements sont mangés des mites, votre or et votre argent sont rouillés. Cette rouille sera un témoignage contre vous, elle dévorera votre chair comme un feu. Vous avez amassé des richesses, alors que nous sommes dans les derniers jours ! Le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont moissonné vos champs, le voici qui crie, et les clameurs des moissonneurs sont parvenues aux oreilles du Seigneur de l’univers. Vous avez mené sur terre une vie de luxe et de délices, et vous vous êtes rassasiés au jour du massacre » (Jc 5, 1-6).
La dimension sociale et économique de la foi chrétienne est parfois oubliée par des prédicateurs évangéliques friands de miracles, ou par des politiques voulant cantonner la religion dans la seule sphère privée. Avec saint Jacques, impossible de ne pas faire le lien entre foi en Dieu et juste salaire, rémunération décente, sobriété heureuse, protection des plus faibles etc.
La lettre de saint Jacques a des accents de protestation, voire de contestation sociale, qui visiblement a inspiré Marx et Engels, fins connaisseurs des Écritures :
« Le prix moyen du travail salarié, c’est le minimum du salaire, c’est-à-dire la somme des moyens de subsistance nécessaires pour maintenir en vie l’ouvrier en tant qu’ouvrier. Par conséquent, ce que l’ouvrier salarié s’approprie par son activité est tout juste suffisant pour reproduire sa vie ramenée à sa plus simple expression. Nous ne voulons en aucune façon abolir cette appropriation personnelle des produits du travail indispensable à la reproduction de la vie du lendemain, cette appropriation ne laissant aucun profit net qui pourrait conférer un pouvoir sur le travail d’autrui. Ce que nous voulons, c’est supprimer le caractère misérable de cette appropriation qui fait que l’ouvrier ne vit que pour accroître le capital, et ne vit qu’autant que l’exigent les intérêts de la classe dominante.
Dans la société bourgeoise, le travail vivant n’est qu’un moyen d’accroître le travail accumulé. Dans la société communiste, le travail accumulé n’est qu’un moyen d’élargir, d’enrichir et de faire progresser l’existence des travailleurs.
Dans la société bourgeoise, le passé domine donc le présent; dans la société communiste c’est le présent qui domine le passé. »
Karl Marx et Friedrich Engels / Manifeste du Parti communiste (1848)
Cette dénonciation du caractère misérable du salaire de l’ouvrier n’a rien perdu de son actualité. L’explosion des inégalités au sein des sociétés occidentales - et même communiste chinoise ! - comme entre les pays plus ou moins développés fait resurgir de façon lancinante cette vieille récurrente question sociale : qu’est-ce qu’un juste salaire ?
Le juste salaire
L’Ancien Testament est le témoin d’un conflit permanent entre propriétaires et salariés sur cette question.
« Tu n’exploiteras pas le salarié humble et pauvre, qu’il soit d’entre tes frères ou étranger en résidence chez toi. Chaque jour tu lui donneras son salaire, sans laisser le soleil se coucher sur cette dette; car il est pauvre et il attend impatiemment ce salaire. Ainsi n’en appellera-t-il pas à Yahvé contre toi. Autrement tu serais en faute » (Dt 24,14-15).
Saint Jacques n’est que le fidèle continuateur de cette ligne à la fois prophétique (dénoncer les inégalités) et législative (corriger les rapports sociaux par la loi).
Les Pères de l’Église n’ont cessé de conjuguer ainsi protestation sociale et affirmation croyante. Les encycliques sociales et l’ensemble de ce que l’on appelle la Doctrine sociale de l’Église ont peu à peu affiné le concept de juste salaire :
Le droit à une juste rémunération et distribution du revenu
302. La rémunération est l’instrument le plus important pour réaliser la justice dans les rapports de travail. Le « juste salaire est le fruit légitime du travail »; celui qui le refuse ou qui ne le donne pas en temps voulu et en une juste proportion par rapport au travail accompli commet une grave injustice (cf. Lv 19, 13; Dt 24, 14-15; Jc 5, 4). Le salaire est l’instrument qui permet au travailleur d’accéder aux biens de la terre: « Compte tenu des fonctions et de la productivité de chacun, de la situation de l’entreprise et du bien commun, la rémunération du travail doit assurer à l’homme des ressources qui lui permettent, à lui et à sa famille, une vie digne sur le plan matériel, social, culturel et spirituel ».
Le simple accord entre travailleur et employeur sur le montant de la rémunération ne suffit pas à qualifier de « juste » le salaire concordé, car celui-ci « ne doit pas être insuffisant à faire subsister l’ouvrier »: la justice naturelle est antérieure et supérieure à la liberté du contrat.
Compendium de la Doctrine sociale de l’Église
Il est à remarquer que, pour l’Église, le contrat n’est pas supérieur à la nature, c’est-à-dire la vocation universelle du salaire. Même si par nécessité l’ouvrier accepte un contrat de misère pour pouvoir travailler, ce n’en est pas juste pour autant. C’est encore plus évident avec le travail des enfants, et le travail au noir. Les rémunérations indécentes sont également injustes : ce n’est pas parce que les actionnaires d’Alcatel-Lucent s’étaient mis d’accord avec le PDG nommé que ses indemnités de départ étaient justes !
La primauté libérale du droit sur le bien est incompatible avec le sens biblique de la justice.
Des salaires de misère ou des revenus de millionnaire affectent la fraternité évangélique beaucoup plus que l’absence de pratiques religieuses !
Platon proposait un écart idéal de 1 à 4 entre riches et pauvres. Le banquier John Pierpont Morgan plaidait pour un écart de 1 à 20 maximum. Henry Ford disait qu’il ne confierait pas son argent à une entreprise où l’écart de salaire serait plus grand que de 1 à 40…
Que diraient-ils maintenant ? !
Au nom d’un avenir commun
Le diagnostic de Marx et Engels était intéressant :
« Dans la société bourgeoise, le passé domine donc le présent; dans la société communiste c’est le présent qui domine le passé. »
Saint Jacques introduit un troisième terme, plus déterminant encore dans la foi chrétienne : notre avenir commun.
« Vous avez amassé des richesses, alors que nous sommes dans les derniers jours ! »
C’est au nom d’une vision eschatologique de l’histoire que Jacques relativise la richesse, et fustige les inégalités. Puisque les derniers temps arrivent – et nous y sommes – ce que nous sommes appelés à devenir est plus important que ce que nous avons été ou ce que nous sommes aujourd’hui.
Parce que en Dieu nous sommes jugés sur l’amour et non sur l’avoir, parce que nous sommes promis à ne faire qu’un, les inégalités doivent s’effacer devant cette vocation commune.
Cet avenir commun est à la racine de l’engagement écologique de l’Église (cf. l’encyclique Laudato si du pape François).
Nous nous recevons de l’avenir, et cela nous oblige à contester un présent et un passé où les rapports de force engendrent des salaires indignes, des exclusions inhumaines.
Sans cet ancrage eschatologique, les chrétiens seront toujours la remorque des idéologies économiques de leur époque : libérale (domination du passé), ou matérialiste (sacralisation du présent).
L’actualité de saint Jacques
Relisons donc toute la lettre de Jacques :
– se battre pour un juste salaire est indissociable de la foi en Dieu.
– c’est au nom d’un avenir commun que nous cherchons à transformer la vie sociale, écologique, économique… et non pas au nom d’idéologies datées et éphémères à l’échelle de l’histoire.
Que le coup de gueule de saint Jacques nourrisse notre engagement en ce sens !
1ère lecture : « Serais-tu jaloux pour moi ? Ah ! Si le Seigneur pouvait faire de tout son peuple un peuple de prophètes ! » (Nb 11, 25-29)
Lecture du livre des Nombres
En ces jours-là, le Seigneur descendit dans la nuée pour parler avec Moïse. Il prit une part de l’esprit qui reposait sur celui-ci, et le mit sur les 70 anciens. Dès que l’esprit reposa sur eux, ils se mirent à prophétiser, mais cela ne dura pas.
Or, deux hommes étaient restés dans le camp ; l’un s’appelait Eldad, et l’autre Médad. L’esprit reposa sur eux ; eux aussi avaient été choisis, mais ils ne s’étaient pas rendus à la Tente, et c’est dans le camp qu’ils se mirent à prophétiser. Un jeune homme courut annoncer à Moïse : « Eldad et Médad prophétisent dans le camp ! » Josué, fils de Noun, auxiliaire de Moïse depuis sa jeunesse, prit la parole : « Moïse, mon maître, arrête-les ! » Mais Moïse lui dit : « Serais-tu jaloux pour moi ? Ah ! Si le Seigneur pouvait faire de tout son peuple un peuple de prophètes ! Si le Seigneur pouvait mettre son esprit sur eux ! »
Psaume : Ps 18 (19), 8, 10, 12-13, 14
R/ Les préceptes du Seigneur sont droits, ils réjouissent le cœur. (Ps 18, 9ab)
La loi du Seigneur est parfaite,
qui redonne vie ;
la charte du Seigneur est sûre,
qui rend sages les simples.
La crainte qu’il inspire est pure,
elle est là pour toujours ;
les décisions du Seigneur sont justes
et vraiment équitables.
Aussi ton serviteur en est illuminé ;
à les garder, il trouve son profit.
Qui peut discerner ses erreurs ?
Purifie-moi de celles qui m’échappent.
Préserve aussi ton serviteur de l’orgueil :
qu’il n’ait sur moi aucune emprise.
Alors je serai sans reproche,
pur d’un grand péché.
2ème lecture : « Vos richesses sont pourries » (Jc 5, 1-6)
Lecture de la lettre de saint Jacques
Vous autres, maintenant, les riches ! Pleurez, lamentez-vous sur les malheurs qui vous attendent. Vos richesses sont pourries, vos vêtements sont mangés des mites, votre or et votre argent sont rouillés. Cette rouille sera un témoignage contre vous, elle dévorera votre chair comme un feu. Vous avez amassé des richesses, alors que nous sommes dans les derniers jours ! Le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont moissonné vos champs, le voici qui crie, et les clameurs des moissonneurs sont parvenues aux oreilles du Seigneur de l’univers. Vous avez mené sur terre une vie de luxe et de délices, et vous vous êtes rassasiés au jour du massacre. Vous avez condamné le juste et vous l’avez tué, sans qu’il vous oppose de résistance.
Evangile : « Celui qui n’est pas contre nous est pour nous. Si ta main est pour toi une occasion de chute, coupe-la » (Mc 9, 38-43.45.47-48)
Acclamation : Alléluia. Alléluia.
Ta parole, Seigneur, est vérité ; dans cette vérité, sanctifie-nous. Alléluia. (cf. Jn 17, 17ba)
Évangile de Jésus Christ selon saint Marc
En ce temps-là, Jean, l’un des Douze, disait à Jésus : « Maître, nous avons vu quelqu’un expulser les démons en ton nom ; nous l’en avons empêché, car il n’est pas de ceux qui nous suivent. » Jésus répondit : « Ne l’en empêchez pas, car celui qui fait un miracle en mon nom ne peut pas, aussitôt après, mal parler de moi ; celui qui n’est pas contre nous est pour nous. Et celui qui vous donnera un verre d’eau au nom de votre appartenance au Christ, amen, je vous le dis, il ne restera pas sans récompense. Celui qui est un scandale, une occasion de chute, pour un seul de ces petits qui croient en moi, mieux vaudrait pour lui qu’on lui attache au cou une de ces meules que tournent les ânes, et qu’on le jette à la mer. Et si ta main est pour toi une occasion de chute, coupe-la. Mieux vaut pour toi entrer manchot dans la vie éternelle que de t’en aller dans la géhenne avec tes deux mains, là où le feu ne s’éteint pas. Si ton pied est pour toi une occasion de chute, coupe-le. Mieux vaut pour toi entrer estropié dans la vie éternelle que de t’en aller dans la géhenne avec tes deux pieds. Si ton œil est pour toi une occasion de chute, arrache-le. Mieux vaut pour toi entrer borgne dans le royaume de Dieu que de t’en aller dans la géhenne avec tes deux yeux, là où le ver ne meurt pas et où le feu ne s’éteint pas. »
Patrick BRAUD