Peut-on être chrétien et ambitieux ?
Peut-on être chrétien et ambitieux ?
Homélie pour le 29° Dimanche du Temps ordinaire / Année B
20/10/24
Cf. également :
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« Si à 50 ans tu n’as pas une Rolex, c’est que tu as raté ta vie ! »
On se souvient de cette fameuse phrase du publicitaire Jacques Séguéla, qui prônait la réussite financière comme critère de réussite de sa vie. Les chrétiens se bouchent facilement le nez devant l’odeur nauséabonde de ces ambitions aussi vulgaires que clinquantes. Sous couvert d’humilité, sommes-nous pour autant condamnés à refuser les premiers rôles, quitte à les laisser à des monstres d’égoïsme ? Devons-nous fuir la réussite (scolaire, professionnelle, politique etc.) sous prétexte d’être serviteur selon le mot de Jésus aujourd’hui ? Est-ce contraire à notre foi d’accepter des responsabilités importantes, avec l’argent qui va avec, nous désignant comme chef, patron, leader ou haut gradé ?
La question n’est pas simple. Beaucoup se sont brûlé les ailes à s’approcher des sommets. Beaucoup sont devenus addicts au prestige, à l’argent facile, au pouvoir discrétionnaire.
Or il y a tant de passages des évangiles où l’ambition est déclarée péché mortel ! Ainsi ce dimanche (Mc 10,35-45). Jacques et Jean font l’indignation de tout le groupe des disciples en demandant Jésus : « Donne-nous de siéger, l’un à ta droite et l’autre à ta gauche, dans ta gloire ».
Ils exigent un siège ministériel, rien de moins ! Ils imaginent Jésus en Premier ministre de YHWH, et eux à l’Intérieur et à l’Économie ! Ils étalent leur ambition, écœurante. Alors qu’ils sont déjà des proches : Jacques est le cousin de Jésus, Jean son « disciple bien-aimé ». Ils en veulent encore plus.
Ils devraient savoir pourtant que les arrivistes sont détestés, et plus encore en politique (72 % des Français pensent que leurs politiques sont de piètre qualité… sondage IFOP d’août 2024). Les nouveaux riches traînent derrière eux des suspicions de malhonnêteté, les petits chefs veulent se faire craindre à défaut d’être aimés. Les aigris crient à l’injustice pour excuser leur médiocrité. Jacques et Jean subissent de plein fouet l’indignation que suscitent inévitablement les ambitieux flagorneurs.
Ambition : le mot lui-même fait penser à ces mouches qui bourdonnent autour du pot de miel. Amb (autour) – ire (aller) = déambuler autour. Jacques et Jean tournent autour de Jésus, l’entourent en l’isolant un peu du groupe pour le flatter et lui soutirer des faveurs. Parfois, des responsables aiment bien qu’une cour de flatteurs leur tourne autour : cela les rend importants, désirables, reconnus. Jésus, lui, n’y est guère sensible. Pour autant, il ne va pas désavouer totalement les deux ambitieux qui l’entreprennent. Il leur propose un chemin de conversion qui peut devenir le nôtre : non pas éteindre nos ambitions, mais les convertir, et les rattacher à une ambition plus fondamentale.
Essayons de repérer les étapes de ce processus où nous pourrons nous aussi « baptiser » nos ambitions : en parler / les retourner / les redresser/ les accomplir.
L’ambition, c’est mieux d’en parler
C’est une franchise qu’on peut mettre au crédit de Jacques et Jean : au moins, ils ne cachent pas leurs ambitions. Ils en parlent à leur leader. Signe qu’ils lui font confiance. Signe qu’ils osent dire à haute voix leur attrait pour ces postes ministériels, et qu’ils se risquent dans une conversation pour en évaluer la faisabilité.
Tant d’ambitieux restent tapis dans l’ombre et le silence, couvant des projets de grandeur sans en piper mot à quiconque, de peur de se dévoiler et de faire échouer leurs plans. D’ailleurs, il est à parier que les 10 autres disciples qui s’indignent ostensiblement nourrissaient eux aussi des rêves de grandeur, mais n’osaient les avouer. La preuve : Jésus appelle ces 10 pour qu’ils entendent eux aussi l’appel fameux à servir au lieu de se servir.
Le fait même de confier ses ambitions à quelqu’un oblige à sortir de soi, pour tenir compte des autres. C’est entrer dans le monde de l’échange, de la parole donnée, de l’écoute de la parole de l’autre. Le regard de l’autre va éclairer mes ambitions, leur réalisme, leur utilité. Et alors je dois répondre à ces questions sur le pourquoi, le comment, le quand etc. de ces désirs de réussite. Devenir responsable, c’est étymologiquement bien cela : répondre de mes projets devant d’autres.
Risquer son ambition dans le dialogue, c’est donc l’éclairer du jugement d’autrui, accepter qu’elle se précise en la formulant, entrer dans un compagnonnage fraternel qui va la faire évoluer grâce à l’échange de parole.
N’ayons donc pas peur de confier nos ambitions au Christ, à des amis, à des membres de l’Église ! Parlez-en. Mettez des mots sur vos attentes. Écoutez la réaction d’autrui. Vous serez souvent surpris de mieux vous comprendre vous-même en vous livrant ainsi à d’autres.
Ce que fait Jésus avec la finesse d’un coach expérimenté, c’est de prendre Jacques et Jean là où ils en sont à un instant t, et de les conduire patiemment plus loin, beaucoup plus loin que leur demande immédiate. Pour cela, il procède graduellement, en franchissant une à une les étapes de toute conversion chrétienne : accomplir ce qu’il y a de meilleur dans la demande exprimée / redresser cette demande en l’orientant vers ailleurs sans l’éteindre / retourner la demande en signifiant clairement ce qu’elle comporte d’incompatible avec l’Évangile [1].
a) conversion par accomplissement : des ambitions à l’ambition
Jacques et Jean demandent des sièges pour partager la gloire de Jésus. Aspirer à la gloire n’est pas mauvais en soi, puisque c’est précisément ce que Dieu désire : « la gloire de Dieu c’est l’homme vivant » (Irénée de Lyon). Jésus les prend au mot : la gloire qu’ils demandent à avoir en partage est d’abord une densité (doxa = lourdeur, en grec) d’être, une consistance qui donne du poids et de la gravité à chaque moment vécu. Jésus connaît bien cette gloire-là, car il vit chaque rencontre, chaque parole et chaque visage comme une gorgée d’élixir divin. Il se nourrit de la qualité de ces échanges. Mais il sait où cela va le conduire. C’est pourquoi aux sièges de Jacques et Jean il répond par la coupe et le baptême. Peuvent-ils s’exercer à désirer, au-delà des sièges ministériels, le vrai pouvoir qu’ils cherchent à tâtons, le pouvoir de faire grandir l’autre ? Peuvent-ils boire la coupe du sang versé, c’est-à-dire aller jusqu’au bout du don de soi ? Veulent-ils être plongés dans le baptême de la Passion, c’est-à-dire affronter lucidement le mal pour en délivrer leurs proches ?
Autrement dit : écoutez battre le meilleur de vos ambitions, et vous y entendrez battre le cœur de Dieu.
Du coup, si avec Jacques et Jean nous découvrons ce que les sièges ministériels recelaient en vérité de ‘coupe’ et de ‘baptême’, nous unifierions peu à peu nos rêves de gloire et de réussite autour d’une seule ambition, fondamentale : servir et non se servir. Peu importe les conséquences pratiques de la poursuite de cette ambition : désirer servir apporte à certains médailles, postes et argent, et à d’autres persécutions, mise à l’écart et diffamation. Le serviteur n’est pas grand parce qu’il est reconnu ou au contraire rejeté : il est grand parce qu’il sert, un point c’est tout, quelles que soient les conséquences.
Celui qui a unifié ses ambitions autour de cette quête fondamentale : servir, accueillera la réussite comme l’échec avec un cœur égal, la santé ou la maladie, la reconnaissance ou le mépris avec la « sainte indifférence » chère à Ignace de Loyola.
Arrêtez de vous éparpiller en poursuivant une multitude de lièvres. Unifiez votre désir en concentrant votre quête sur l’unique nécessaire : servir. Et tout le reste vous sera donné, « par-dessus le marché ».
b) conversion par redressement : ajuster son ambition
Par nature, nos désirs sont initialement désordonnés. Ils partent dans tous les sens. Nos ambitions sont buissonnantes : argent, succès, amour, famille, gloire… Apprendre à les unifier en Christ est le premier travail, tel le maréchal-ferrant qui martèle le fer à cheval rougi par le feu pour lui donner forme et qu’il s’ajuste au sabot du cheval.
Sur cette voie d’unification, l’ombre le cédera à la proie : ce n’est pas la gloire à la manière des hommes que je recherche, mais la gloire en Dieu-même. Ce n’est pas l’ivresse du pouvoir qui est ma soif véritable lorsque je demande des postes à responsabilité : c’est la soif de faire vivre l’autre, de boire à la coupe de l’alliance fraternelle avec ceux qui m’entourent. Ce n’est pas la médaille de baptême que j’ambitionne, mais la Passion que Jésus avait pour chacun et chacune, et plonger dans cet engagement passionnant est beaucoup plus motivant finalement que de figurer au Who’s Who des gens qui comptent.
Il y a toujours quelque chose de tordu dans nos ambitions de départ. Qui fait de l’humanitaire de façon purement désintéressée ? Qui accède à de hauts postes – même dans l’Église – sans se sans y mettre un peu d’orgueil, de vanité et de volonté de puissance ? C’est la vieille histoire du bon grain et de l’ivraie qui grandissent ensemble. Nos désirs sont tordus, mais ce n’est pas une raison pour les arracher, pour ne pas laisser croître à travers eux l’unique désir du Royaume. Nos talents peuvent servir le mal, mais mieux vaut les risquer en les faisant fructifier que de les enterrer stérilement.
Bref : accueillons pleinement nos ambitions, à condition de les soumettre sans cesse au travail que l’Évangile opère sur elles. Comme le crie Jean-Baptiste dans le désert : « préparez les chemins du Seigneur, rendez droits ses sentiers, aplanissez les collines… »
c) conversion par retournement : les ambitions incompatibles
Écouter battre le meilleur de nos aspirations, les ajuster en les évangélisant : reste que certaines demandes sont irrecevables, certains rêves sont dangereux, certains projets sont inconciliables avec notre foi.
D’où l’importance de savoir dire non. À soi-même d’abord lorsque que je me rêve tyran, Crésus, Midas ou Napoléon. Aux autres ensuite : Jésus ose dire non, catégoriquement, à la folle demande de sièges : « Quant à siéger à ma droite ou à ma gauche, ce n’est pas à moi de l’accorder ; il y a ceux pour qui cela est préparé ».
Il dit non à l’envie de grandeur autoritaire qui couvre chez les 10 autres : « Vous le savez : ceux que l’on regarde comme chefs des nations les commandent en maîtres ; les grands leur font sentir leur pouvoir. Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi ».
Voilà, c’est dit : il y a des ambitions incompatibles avec l’Évangile de Jésus. Le ‘saint désir’ peut conduire à une ambition juste. Les passions désordonnées conduisent à des ambitions meurtrières, inhumaines, suicidaires. « Se servir ou servir » est l’opposition fondamentale dont nous ne devons jamais sous-estimer la portée ni la violence… Esquiver cette dénonciation courageuse ne peut que se retourner contre nous.
L’Esprit du Christ nous apprendra ainsi à renoncer aux ambitions incompatibles avec lui. Et encore à faire renoncer ceux qui se laissent fasciner par les dangereux miroirs aux alouettes où ils se leurrent eux-mêmes. L’ambition de Poutine de reconstituer l’empire soviétique, celle de la Chine d’imposer son communisme aux Tibétains, aux Ouïgours, à Hong Kong et Taïwan, l’ambition follement mégalomane de Donald Trump etc. : les errements des grands de ce monde sont faciles à dénoncer. Alors examinons-nous.
Soyons honnêtes avec nous-même : quelles sont les ambitions que je chéris et dont je sens bien qu’elles contredisent finalement ma foi chrétienne ?
Conclusion
Le terme ambition (φιλοτιμέομαι = philotimeomai) ne se retrouve que 3 fois dans la Bible, et sous la plume de Paul. Il relit son parcours en y discernant comme ligne de force une ambition : la mission. « J’ai ambitionné de n’évangéliser que là où le nom du Christ n’avait pas encore été prononcé, car je ne voulais pas bâtir sur les fondations posées par un autre » (Rm 15,20).
Le moteur de sa vie n’est pas en lui, mais centrée en Christ : « Mais de toute manière, que nous demeurions dans ce corps ou en dehors, notre ambition, c’est de plaire au Seigneur » (2Co 5,9).
Et finalement, il invite les communautés locales à se concentrer sur le progrès spirituel dans l’exercice ordinaire des responsabilités de chacun : « Frères, nous vous encourageons à progresser encore : ayez pour ambition de vivre calmement, de vous occuper chacun de vos propres affaires et de travailler de vos mains comme nous vous l’avons ordonné » (1Th 4,10–11).
Toi qui cherches le Christ, quelle sera ton ambition fondamentale ?
Accepteras-tu d’en parler à quelqu’un ?
Dans les ambitions qui sont les tiennes, qu’y a-t-il à accomplir, à redresser, à retourner ?
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LECTURES DE LA MESSE
Première lecture
« S’il remet sa vie en sacrifice de réparation, il verra une descendance, il prolongera ses jours » (Is 53, 10-11)
Lecture du livre du prophète Isaïe
Broyé par la souffrance, le Serviteur a plu au Seigneur. S’il remet sa vie en sacrifice de réparation, il verra une descendance, il prolongera ses jours : par lui, ce qui plaît au Seigneur réussira. Par suite de ses tourments, il verra la lumière, la connaissance le comblera. Le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes, il se chargera de leurs fautes.
Psaume
(Ps 32 (33), 4-5, 18-19, 20.22)
R/ Que ton amour, Seigneur, soit sur nous comme notre espoir est en toi ! (Ps 32, 22)
Oui, elle est droite, la parole du Seigneur ;
il est fidèle en tout ce qu’il fait.
Il aime le bon droit et la justice ;
la terre est remplie de son amour.
Dieu veille sur ceux qui le craignent,
qui mettent leur espoir en son amour,
pour les délivrer de la mort,
les garder en vie aux jours de famine.
Nous attendons notre vie du Seigneur :
il est pour nous un appui, un bouclier.
Que ton amour, Seigneur, soit sur nous
comme notre espoir est en toi !
Deuxième lecture
« Avançons-nous avec assurance vers le Trône de la grâce » (He 4, 14-16)
Lecture de la lettre aux Hébreux
Frères, en Jésus, le Fils de Dieu, nous avons le grand prêtre par excellence, celui qui a traversé les cieux ; tenons donc ferme l’affirmation de notre foi. En effet, nous n’avons un grand prêtre incapable de compatir à nos faiblesses, mais un grand prêtre éprouvé en toutes choses, à notre ressemblance, excepté le péché. Avançons-nous donc avec assurance vers le Trône de la grâce, pour obtenir miséricorde et recevoir, en temps voulu, la grâce de son secours.
Évangile
« Le Fils de l’homme est venu donner sa vie en rançon pour la multitude » (Mc 10, 35-45) Alléluia. Alléluia.
Le Fils de l’homme est venu pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude. Alléluia. (cf. Mc 10, 45)
Évangile de Jésus Christ selon saint Marc
En ce temps-là, Jacques et Jean, les fils de Zébédée, s’approchent de Jésus et lui disent : « Maître, ce que nous allons te demander, nous voudrions que tu le fasses pour nous. » Il leur dit : « Que voulez-vous que je fasse pour vous ? » Ils lui répondirent : « Donne-nous de siéger, l’un à ta droite et l’autre à ta gauche, dans ta gloire. » Jésus leur dit : « Vous ne savez pas ce que vous demandez. Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire, être baptisés du baptême dans lequel je vais être plongé ? » Ils lui dirent : « Nous le pouvons. » Jésus leur dit : « La coupe que je vais boire, vous la boirez ; et vous serez baptisés du baptême dans lequel je vais être plongé. Quant à siéger à ma droite ou à ma gauche, ce n’est pas à moi de l’accorder ; il y a ceux pour qui cela est préparé. »
Les dix autres, qui avaient entendu, se mirent à s’indigner contre Jacques et Jean. Jésus les appela et leur dit : « Vous le savez : ceux que l’on regarde comme chefs des nations les commandent en maîtres ; les grands leur font sentir leur pouvoir. Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi. Celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur. Celui qui veut être parmi vous le premier sera l’esclave de tous : car le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude. »
Patrick Braud
Mots-clés : ambition, conversion, service