50 nuances de oui ?
50 nuances de oui ?
Homélie pour le 6° Dimanche du temps ordinaire / Année A
12/02/2023
Cf. également :
La nécessaire radicalité chrétienne
Tu dois, donc tu peux
Donne-moi la sagesse, assise près de toi
Accomplir, pas abolir
Qu’est-ce que « faire autorité » ?
Ma main à couper !
« En même temps » : pas très biblique !
« En même temps »
Notre président est connu pour son fameux « en même temps ». Il veut soutenir l’Ukraine et en même temps ne pas humilier la Russie. Il livre des chars à Kiev tout en disant qu’il faut des garanties de sécurité pour Moscou. Position d’équilibriste, jugée peu crédible à l’Est de l’Europe où l’on sait bien que la Russie ne connaît que les rapports de force… Le jeu du « en même temps » se poursuit dans bien d’autres domaines : faire des chèques pour soutenir les boulangers, les PME, les médecins, et en même temps vouloir limiter les déficits publics ; soutenir l’hôpital et le libéraliser à l’extrême ; combattre l’inflation et diminuer la dette ; fermer Fessenheim et relancer le nucléaire ; relancer le nucléaire et investir dans l’éolien et le solaire ; vouloir une France souveraine et toujours plus de fédéralisme européen etc.
Nul doute que la sentence lapidaire qui conclut notre évangile de ce dimanche (Mt 5,17 37) heurtera de plein fouet ces louvoiements habiles : « que votre oui soit oui, que votre non soit non. Tout le reste vient du Mauvais ».
Nous avons appris – à juste titre – à nous méfier des politiques lorsqu’ils disent oui : c’est uniquement dans l’instant, sous conditions, sans garanties véritables, et on n’est même pas sûr qu’ils ne pensent pas non… Ils invoquent la complexité du monde comme excuse : les technocrates nous expliquent que l’économie et l’État ne sont pas si simples, qu’il faut tenir compte d’un tas de facteurs exogènes… et que finalement il faut leur faire confiance car eux seuls ont toutes les cartes en main. La plupart abdiquent d’ailleurs de leur responsabilité en s’abritant derrière un argument-massue : ‘il n’y a pas d’autre choix possible. C’est la seule solution’. Que ce soit pour la réforme des retraites, de l’assurance-chômage, de l’équilibre budgétaire ou même des lois sur l’éthique, on nous dira : ‘c’est comme ça, vous devez vous y faire, c’est inéluctable’. À tel point que bientôt un bon système expert d’intelligence artificielle remplacerait avantageusement le Parlement…
Pourquoi toutes ces nuances de oui qui le transforment en peut-être et en non ?
C’est souvent une stratégie pour faire plaisir, être aimé (et réélu !). C’est parfois un manque de courage pour assumer ses choix. C’est un parapluie pour ne pas être responsable en cas d’échec (‘je n’étais pas tout à fait pour…’). C’est une tactique pour se ménager une porte de sortie quelle que soit l’issue, tel Talleyrand survivant à tous les régimes. C’est une mauvaise lecture de la complexité du monde qui demande du courage et non un brouillard d’indécision.
Il faut choisir : ne pas décider est criminel
Notre première lecture (Si 15,15-20) fait de la sagesse l’objet d’un choix : « il dépend de ton choix de rester fidèle. Le Seigneur a mis devant toi l’eau et le feu : étends la main vers ce que tu préfères. La vie et la mort sont proposées aux hommes, l’une ou l’autre leur est donnée selon leur choix ». Le Sage réintroduit de la liberté humaine là où les experts imposent l’implacable des lois (de l’économie, de la nature, de la société…).
Or il n’y a rien qui s’imposerait au point de supprimer toute possibilité de choisir, de vouloir. Ce qu’on nous présente comme incontournable n’est que la résultante du choix des autres, ou de nos non-choix. Notre liberté s’exprime dans le refus de tout automatisme qui dicterait nos conduites personnelles et collectives. Méfiez-vous si quelqu’un vous dit : « on n’a pas le choix » ! C’est lui qui a fait ses choix et cherche à vous les imposer comme indiscutables…
Dans la Bible, le peuple de Dieu se laisse ballotter entre YHWH et les idoles, entre la justice et la convoitise, entre le droit et la loi du plus fort etc. Josué est ainsi obligé de mettre les tribus au pied du mur avant d’entrer en Terre promise : « S’il ne vous plaît pas de servir le Seigneur, choisissez aujourd’hui qui vous voulez servir : les dieux que vos pères servaient au-delà de l’Euphrate, ou les dieux des Amorites dont vous habitez le pays. Moi et les miens, nous voulons servir le Seigneur » (Jos 24,15).
Le prophète Élie constatera plus tard avec amertume qu’Israël n’a toujours pas réellement choisi en son cœur qui il veut servir. D’où sa colère : ‘dites oui ou non, mais dites-le !’
« Élie se présenta devant la foule et dit : ‘Combien de temps allez-vous clocher des deux jarrets ? Si c’est le Seigneur qui est Dieu, suivez le Seigneur ; si c’est Baal, suivez Baal.’ Et la foule ne répondit mot » (1 R 18,21).
L’archéologie moderne a confirmé la permanence de cette valse-hésitation parmi les douze tribus pendant des siècles en fait. Car on a retrouvé des statuettes de déesses païennes étrangères dans des ruines de villes israélites dans tout Canaan, à toutes les époques. Il semble bien que le monothéisme n’ait jamais complètement réussi à s’imposer dans les esprits hébreux ! D’où l’engueulade d’Élie qui reproche au peuple de vouloir jouer sur tous les tableaux, au cas où… Un Dieu unique pour la sortie d’Égypte, beaucoup de dieux païens pour la pluie, les récoltes, la famille etc. Cette indécision est le marqueur de l’immaturité spirituelle d’Israël.
Déjà, au désert, les hébreux doutaient de la présence de YHWH au milieu d’eux : est-ce qu’on peut vraiment compter sur lui ? « Moïse donna à ce lieu le nom de Massa (c’est-à-dire : Épreuve) et Mériba (c’est-à-dire : Querelle), parce que les fils d’Israël avaient cherché querelle au Seigneur, et parce qu’ils l’avaient mis à l’épreuve, en disant : ‘Le Seigneur est-il au milieu de nous, oui ou non ?’ » (Ex 17,7).
Douter du oui de Dieu, c’est douter de Dieu lui-même !
Symétriquement, YHWH doute de son peuple, qu’il voit indécis et changeant :
« Le Seigneur dit à Moïse : Voici que, du ciel, je vais faire pleuvoir du pain pour vous. Le peuple sortira pour recueillir chaque jour sa ration quotidienne, et ainsi je vais le mettre à l’épreuve : je verrai s’il marchera, ou non, selon ma loi » (Ex 16,4).
Même chez Moïse, il devine une hésitation qui le vexe profondément : « Le Seigneur dit à Moïse : ‘La main du Seigneur serait-elle trop courte ? Maintenant tu vas voir si ma parole se réalise pour toi, oui ou non !’ » (Nb 11,23).
D’où ces mises à l’épreuve par lesquelles YHWH cherche à solidifier en quelque sorte le oui d’Israël bien trop faible à l’origine : « Souviens-toi de la longue marche que tu as faite pendant quarante années dans le désert ; le Seigneur ton Dieu te l’a imposée pour te faire passer par la pauvreté ; il voulait t’éprouver et savoir ce que tu as dans le cœur : allais-tu garder ses commandements, oui ou non ? » (Dt 8,2)
Dans le Nouveau Testament, on voit Hérode ne pas choisir entre sa sympathie pour Jean-Baptiste et son amour pour sa compagne Hérodiade (la femme prise à son frère!), ce qui le conduira au meurtre. Ou bien Pilate ne pas choisir entre Barrabas et Jésus : à force de s’en laver les mains, il est passé dans l’histoire comme la figure de l’injustice dont l’indécision est le fruit.
Ne pas décider, c’est « clocher des deux pieds » toute sa vie.
C’est laisser les autres décider pour nous.
C’est n’être ni chaud ni froid, de ces tièdes dont l’Apocalypse nous dit que le Christ les vomit de sa bouche (Ap 3,16).
C’est abdiquer de sa liberté et ressembler à un poisson mort emporté par le courant.
L’Apocalypse qualifie le Christ d’Amen de Dieu, c’est-à-dire que tout son être est structuré par le Oui à Dieu qu’il incarne : « À l’ange de l’Église qui est à Laodicée, écris : Ainsi parle celui qui est l’Amen, le témoin fidèle et vrai, le principe de la création de Dieu… » (Ap 3,14). Et Paul s’appuie sur cette caractéristique de Jésus pour démontrer la solidité de son enseignement : « Mes projets ne sont-ils que des projets purement humains, si bien qu’il y aurait chez moi en même temps le ‘oui’ et le ‘non’ ? En fait, Dieu en est garant, la parole que nous vous adressons n’est pas ‘oui et non’. Car le Fils de Dieu, le Christ Jésus, que nous avons annoncé parmi vous, Silvain et Timothée, avec moi, n’a pas été ‘oui et non’ ; il n’a été que ‘oui’. Et toutes les promesses de Dieu ont trouvé leur ‘oui’ dans sa personne. Aussi est-ce par le Christ que nous disons à Dieu notre ‘amen’, notre ‘oui’, pour sa gloire » (2 Co 1,17-20).
On ne saurait être plus clair sur l’exigence d’être clair sur ses choix…
Bien sûr, décider c’est faire des mécontents ; c’est prendre le risque de se tromper ; c’est renoncer à des alternatives intéressantes ; c’est s’obliger à agir…
Décider, c’est se décider !
Quand le choix est difficile et que nous avons envie de fuir, pensons à l’impératif du Christ : « que ton oui soit oui, que ton non soit non ».
Assumer les conséquences de son choix
Il faut donc il y ait un oui (ou un non).
Il faut ensuite que ce oui soit oui (que ce non soit non). C’est-à-dire qu’il nous faut assumer ce qui accompagne notre choix.
Si vous choisissez de rester avec votre conjoint au lieu de vous séparer, c’est que vous vous mobilisez par là-même afin de renouer le lien, retrouver le dialogue, écouter, pardonner, aimer…
Si vous choisissez de le quitter, alors vous choisissez ce qui va avec : peut-être un déménagement, une diminution de ressources, une solitude pour un temps, la garde des enfants à négocier etc.
On ne peut pas gagner sur tous les tableaux !
D’où l’importance d’être fidèle à son oui (à son non).
Fidèle au oui du mariage, je ferai tout pour le nourrir et le faire grandir.
Fidèle au oui à moi-même, j’aurais le courage de refuser ce qui ne me ressemble pas (au travail par exemple), de résister à des opinions ou des modes de vie qu’on m’impose.
Fidèle au non de mon baptême (« je renonce à Satan »), je combattrai avec humilité pour ne jamais être complice.
Fidèle au non des commandements négatifs du Décalogue, je dénoncerai sans relâche le meurtre, le vol, le mensonge, la convoitise, l’instrumentalisation du Nom de Dieu, et d’abord en moi-même.
Jésus a osé très clairement, avec douceur et violence, dire oui ou dire non à ses interlocuteurs. Par exemple au sujet de la primauté de l’observance du sabbat : « Jésus s’adressa aux docteurs de la Loi et aux pharisiens pour leur demander : ‘Est-il permis, oui ou non, de faire une guérison le jour du sabbat ?’ » (Lc 14,3).
Il n’est pas tendre avec les intégristes de de la Loi : « hypocrites ! La loi est faite pour l’homme et non l’homme pour la Loi » (Mc 2,27). Et donc oui, bien sûr, il est permis de guérir le jour du sabbat !
Ou encore quand on veut le piéger à propos de l’impôt levé par l’occupant romain : « Nous est-il permis, oui ou non, de payer l’impôt à César, l’empereur ? » (Lc 20,22). Sa réponse est claire, et va au-delà de la stricte observance : oui il faut payer l’impôt. Mais pas forcément comme vous le croyez ! D’où l’étrange épisode où Pierre trouvera l’argent de l’impôt dans la gueule des poissons de sa pêche.
Il en est de même pour la prière : Dieu exauce-t-il notre prière, oui ou non ? Oui ! Mais pas comme nous le croyons…
La liberté étonnante du Christ pour dire oui ou non à la Loi, au pouvoir romain, oui à l’amour au-delà de toute frontière (lépreux, femmes adultères, prostituées, collaborateurs, hérétiques, étrangers, païens etc.), non au mal sous toutes ses formes (cf. les trois tentations au désert), cette liberté affolante lui vaudra les pires ennuis si l’on peut dire : être rangé au rang des séditieux par les Romains, des maudits de Dieu pour les juifs, des révolutionnaires ratés pour les autres, jusqu’à la croix.
Jacques reprend mot à mot l’impératif du Christ pour encourager les communautés chrétiennes tentées par les compromissions : « Et avant tout, mes frères, ne faites pas de serment : ne jurez ni par le ciel ni par la terre, ni d’aucune autre manière ; que votre ‘oui’ soit un ‘oui’, que votre ‘non’ soit un ‘non’ ; ainsi vous ne tomberez pas sous le jugement. » (Jc 5,12).
Alors ne soyons pas surpris si notre oui nous attire des ennuis à nous aussi.
Ne soyons pas affolés si notre non nous expose à des conséquences.
« Que ton oui soit oui, que ton non soit non » : la prochaine fois qu’un dilemme travaillera notre esprit, faisons tourner et retourner en nous cet impératif. Si notre décision est prise en Christ, nous goûterons alors la joie et la paix qui suivent les décisions authentiques, les décisions vraies, celles qui nous font grandir en humanité.
Contre cette sagesse il n’y a pas de loi qui tienne.
LECTURES DE LA MESSE
PREMIÈRE LECTURE
« Il n’a commandé à personne d’être impie » (Si 15, 15-20)
Lecture du livre de Ben Sira le Sage
Si tu le veux, tu peux observer les commandements, il dépend de ton choix de rester fidèle. Le Seigneur a mis devant toi l’eau et le feu : étends la main vers ce que tu préfères. La vie et la mort sont proposées aux hommes, l’une ou l’autre leur est donnée selon leur choix. Car la sagesse du Seigneur est grande, fort est son pouvoir, et il voit tout. Ses regards sont tournés vers ceux qui le craignent, il connaît toutes les actions des hommes. Il n’a commandé à personne d’être impie, il n’a donné à personne la permission de pécher.
PSAUME
(Ps 118 (119), 1-2, 4-5, 17-18, 33-34)
R/ Heureux ceux qui marchent suivant la loi du Seigneur ! (cf. Ps 118, 1)
Heureux les hommes intègres dans leurs voies
qui marchent suivant la loi du Seigneur !
Heureux ceux qui gardent ses exigences,
ils le cherchent de tout cœur !
Toi, tu promulgues des préceptes
à observer entièrement.
Puissent mes voies s’affermir
à observer tes commandements !
Sois bon pour ton serviteur, et je vivrai,
j’observerai ta parole.
Ouvre mes yeux,
que je contemple les merveilles de ta loi.
Enseigne-moi, Seigneur, le chemin de tes ordres ;
à les garder, j’aurai ma récompense.
Montre-moi comment garder ta loi,
que je l’observe de tout cœur.