Recevoir la première place
Recevoir la première place
Homélie pour le 22° Dimanche du temps ordinaire / Année C
01/09/2019
Cf. également :
Plus humble que Dieu, tu meurs !
Dieu est le plus humble de tous les hommes
Un festin par-dessus le marché
Jesus as a servant leader
Du bon usage des leaders et du leadership
Quand Dieu appelle
Une promotion ? Non, merci !
Guillaume est un employé modèle, sur qui on peut compter. Il a de l’expertise et de l’expérience. Son hiérarchique le convoque dans son bureau et lui annonce :
- « Bonne nouvelle Guillaume : vous êtes promu chef d’atelier ! Nous pensons que vous avez bien mérité cet avancement. »
Silence gêné de Guillaume, qui reprend tout doucement la parole après quelques secondes de réflexion :
- « Chef, c’est pas pour moi. Tout ce que je veux, c’est rester dans mon métier actuel, avec mes collègues. Les responsabilités, c’est pas pour moi. Désolé. »
Ils seraient environ la moitié des salariés du privé à refuser comme Guillaume de devenir cadre (selon une étude de l’Association Pour l’Emploi des Cadres (APEC) en 2009), quitte à stagner dans leur carrière, voire même à préférer la rétrogradation ou la perte de statut à un poste ultra stressant. Les raisons sont multiples, mais la peur en fait partie : peur de quitter une situation maîtrisée et confortable, peur du flou du statut du cadre, peur de ne plus avoir d’horaires, d’être jugé sur le résultat des autres, de manager une équipe etc.
C’est pourtant une des conséquences surprenantes de la parabole de la dernière place imaginée par Jésus en ce dimanche (Lc 14, 1.7-14) :
« Quand viendra celui qui t’a invité, il te dira : ‘Mon ami, avance plus haut’, et ce sera pour toi un honneur aux yeux de tous ceux qui seront à la table avec toi. En effet, quiconque s’élève sera abaissé ; qui s’abaisse sera élevé. »
On a raison de se focaliser sur la pointe de la parabole : prendre la dernière place. Mais on aurait tort d’oublier le corollaire tout aussi exigeant : accepter d’être invité à monter plus haut lorsque le maître du repas m’y invite ! D’ailleurs le texte s’organise autour de ces deux oppositions : première / dernière place, et prendre / recevoir. Nous voyons bien ceux qui jouent des coudes pour occuper le premier rang dans tous les domaines. Ceux qui dans une association veulent être président, ceux qui tiennent à parler au micro pour qu’on les remarque, ceux qui n’arrivent pas à décrocher d’un mandat électif après tant d’années, ceux qui s’accrochent à leurs privilèges comme la place de parking à l’usine, le téléphone de fonction ou le rang dans l’organigramme… Ils sont hélas légion ceux qui prennent de force la place (relative) de premier dans les grandes ou des petites tâches. Même dans l’Église, certains se battent pour être nommés responsable de ceci ou de cela, et ensuite ils ne veulent plus laisser la place à personne d’autre ! C’est tellement visible que cela fait pitié…
À l’inverse, nous voyons beaucoup moins facilement ceux qui se cachent pour ne pas être appelés, ceux qui ont peur des responsabilités et ne veulent pas donner plus que maintenant. À tel point que nous avons perdu l’habitude, même en Église, d’appeler quelques-uns à monter plus haut au lieu de laisser certains s’accaparer une première place. Au lieu de discerner : ‘qui pouvons-nous appeler à devenir catéchiste ?’, nous préférons demander à la cantonade : ‘y a-t-il des volontaires pour faire le caté ?’, quitte à laisser s’installer des personnes qui n’ont absolument pas le charisme requis…
Accepter de recevoir des responsabilités
N’est pas chef qui veut, mais qui y est appelé.
Cela devrait être la norme pour toute responsabilité, en Église comme ailleurs. D’ailleurs, nul n’a le droit de devenir prêtre ou évêque, même s’il le désire très fort. Il faut qu’il y soit appelé (par l’évêque, le pape). On ne se fait pas prêtre, on y est ordonné par quelqu’un d’autre.
Être invité à monter plus haut est la conséquence d’une humilité véritable.
On voudrait nous faire croire qu’il faudrait inévitablement beaucoup d’ego pour devenir un personnage politique, un élu, un responsable. C’est oublier Gandhi, Martin Luther King, Mandela et tant d’autres. C’est oublier Moïse, « l’homme le plus humble que la terre ait porté » (Nb 12,3), à qui Dieu a dû forcer la main en quelque sorte pour le contraindre à prendre la tête de la révolte et de l’Exode, jusqu’à lui donner Aaron comme porte-parole puisque Moïse était bègue (Ex 4, 10-17) et donc non prédestiné à jouer les premiers rôles !
Ce serait oublier également que Jésus lui-même a pratiqué cet appel pour les Douze, pour Pierre en particulier, pour Paul ensuite. Ce serait oublier que Matthias ne demandait rien lorsque l’Église lui a demandé de prendre la place de Judas après Pâques (Ac 1, 15-26). Ce serait oublier que les Sept (diacres) n’étaient candidats à rien lorsqu’on est venu les chercher pour leur demander d’accepter le ministère des tables (Ac 6, 1-7).
L’humilité au cœur de notre parabole a donc un autre versant, tout aussi exigeant : accepter de recevoir des responsabilités, tout en restant humblement à la dernière place en son cœur.
Pour une culture de l’appel
Un ami travaillant dans l’entreprise franco-suédoise Volvo Trucks me racontait comment s’organise le travail dans leurs usines depuis plus de 30 ans. La production est répartie en plusieurs mini-usines, une vingtaine d’ouvriers environ, à qui on a confié assez d’autonomie pour gérer leurs clients, leurs fournisseurs, leurs commandes, leurs horaires etc. Pas plus de 20 ouvriers, sinon les liens deviennent impersonnels et la communication difficile. Une taille quasi familiale. Pour coordonner le travail au sein de cette mini-usine il faut un responsable d’équipe. Chez Volvo Trucks, ce n’est pas la hiérarchie qui le nomme, ni un volontaire qui fait campagne. Non : c’est l’équipe qui délibère, qui discute du contenu de ce rôle, et qui vote pour élire celui ou celle qui sera leur responsable, pour un temps. Utopique ? Non, car cela marche depuis longtemps, dans une grande entreprise (plus de 100 000 salariés) et dans un secteur industriel (la fabrication de camions sophistiqués) qui ne tolère pas l’à-peu-près.
Il est donc possible de pratiquer une culture de l’appel dans tous les domaines de notre vie. Cela suppose de dire non à ceux qui veulent s’arroger les premières places de leur propre initiative. Cela suppose de discerner qui inviter à monter plus haut. Cela suppose pour celui qui est appelé assez d’humilité pour ne pas se cacher en restant au fond, pour vaincre sa peur ou sa timidité, pour faire confiance à ceux qui l’appellent.
Ce serait une comédie que de prétexter une fausse humilité pour préserver sa tranquillité.
Ce serait enfouir son talent que de ne pas monter plus haut si on y est invité.
Ce serait déserter que d’abandonner aux ambitieux et aux carriéristes les responsabilités qu’ils dévoieront dans leur intérêt.
Jean Lévêque, carme de la Province de Paris, commente avec justesse [1] :
La dernière place, ce n’est pas une place où l’on cesse d’être soi-même, mais où l’on est humblement soi-même devant Dieu. Ce n’est pas une place où l’on se déprécie, mais où on apprécie toutes choses selon Dieu.
À la dernière place, on n’est pas au-dessous de tout, mais au service de tous.
On peut avoir de grandes responsabilités, beaucoup de relations, un travail aux avant-postes, et en même temps choisir la dernière place, quand on accepte d’œuvrer au poste que d’autres fuient, quand on continue à servir malgré les malveillances ou les incompréhensions, quand on reste en vue, exposé, disponible, alors qu’on voudrait se cacher et être un peu à soi-même.
On choisit la dernière place lorsqu’on choisit de ne pas se positionner par rapport aux autres comme celui ou celle qui a droit à des égards spéciaux, à une confiance particulière, comme celui ou celle qui a déjà son petit carton sur la table de Dieu.
On opte pour la dernière place, la place modeste, quand on ne se donne pas à soi-même un rang parmi les frères, quand on se contente, sans amertume, de la place offerte par eux dans leur estime ou leur affection.
À la dernière place, on laisse au Maître toute l’initiative, pour le cas où il voudrait s’avancer en disant: « Mon ami, approche-toi, monte plus haut ! »
La dernière place, c’est celle où l’on se perd soi-même de vue, attentif que l’on est à ce que le Maître va dire ou va faire; c’est celle où l’on se contente de Jésus et de son amitié, sans frustrations, sans regrets, sans tristesse; c’est celle où l’on consent à être dérangeable, et où les projets de l’homme s’effacent toujours joyeusement derrière le projet de Dieu.
À la dernière place nous n’attendons plus d’être valorisés, sinon par le regard du Christ, ami et compagnon; nous ne cherchons plus à occuper un espace dans le souvenir ou les visées de qui que ce soit, hormis Dieu qui est pour nous le trésor et donc le lieu de notre cœur.
Nous nous trouvons tout heureux déjà d’avoir pu entrer et d’avoir part au festin, même en bout de table, puisque c’est la table du Seigneur.
Servant leader
En management, le courant de pensée du servant leadership né dans les années 70 aux USA avec Robert K. Greenleaf met l’accent sur une double qualité qui caractérise les grands chefs. Le servant leader veut d’abord servir, c’est-à-dire faire grandir et se développer les autres. Parce qu’il veut que ce service soit fécond, il accepte de devenir leader si on lui propose, afin d’avoir les moyens de transformer le travail et son organisation dans le sens du service de tous. C’est parce qu’il est fondamentalement servant qu’on lui demande d’être leader, et non l’inverse. Leader parce que servant, et non servant parce que leader (the servant as leader, comme l’écrit Greenleaf, et non the leader as servant). Un chef qui voudrait faire semblant de devenir serviteur pour se légitimer sera vite démasqué. Un serviteur qui assume une promotion, des responsabilités en plus, parce qu’on a confiance dans sa capacité à servir le bien commun, celui-là sera considéré comme grand et légitime, alors qu’il reste humble et au service.
Le Christ n’a-t-il pas fait du lavement des pieds le paradigme de toute autorité ?
Vous m’appelez “Maître” et “Seigneur”, et vous avez raison, car vraiment je le suis. Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous. Amen, amen, je vous le dis : un serviteur n’est pas plus grand que son maître, ni un envoyé plus grand que celui qui l’envoie. Sachant cela, heureux êtes-vous, si vous le faites. (Jn 13, 13-17)
Ne soyons donc pas comme tous les ambitieux qui courent après les honneurs et les premières places. Au lieu de prendre, ce qui constitue le péché premier de la Genèse (la prédation), acceptons de recevoir, même si cela exige de monter sans cesse plus haut.
Car Marie nous chantait le 15 août dernier : « Déployant la force de son bras, Dieu disperse les superbes. Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles » (Lc 1, 51-52).
Lectures de la messe
Première lecture
« Il faut t’abaisser : tu trouveras grâce devant le Seigneur » (Si 3, 17-18.20.28-29)
Lecture du livre de Ben Sira le Sage
Mon fils, accomplis toute chose dans l’humilité, et tu seras aimé plus qu’un bienfaiteur. Plus tu es grand, plus il faut t’abaisser : tu trouveras grâce devant le Seigneur. Grande est la puissance du Seigneur, et les humbles lui rendent gloire. La condition de l’orgueilleux est sans remède, car la racine du mal est en lui. Qui est sensé médite les maximes de la sagesse ; l’idéal du sage, c’est une oreille qui écoute.
Psaume
(Ps 67 (68), 4-5ac, 6-7ab, 10-11)
R/ Béni soit le Seigneur : il élève les humbles. (cf. Lc 1, 52)
Les justes sont en fête, ils exultent ;
devant la face de Dieu ils dansent de joie.
Chantez pour Dieu, jouez pour son nom
Son nom est Le Seigneur ; dansez devant sa face.
Père des orphelins, défenseur des veuves,
tel est Dieu dans sa sainte demeure.
À l’isolé, Dieu accorde une maison ;
aux captifs, il rend la liberté.
Tu répandais sur ton héritage une pluie généreuse,
et quand il défaillait, toi, tu le soutenais.
Sur les lieux où campait ton troupeau,
tu le soutenais, Dieu qui es bon pour le pauvre.
Deuxième lecture
« Vous êtes venus vers la montagne de Sion et vers la ville du Dieu vivant » (He 12, 18-19.22-24a)
Lecture de la lettre aux Hébreux
Frères, quand vous êtes venus vers Dieu, vous n’êtes pas venus vers une réalité palpable, embrasée par le feu, comme la montagne du Sinaï : pas d’obscurité, de ténèbres ni d’ouragan, pas de son de trompettes ni de paroles prononcées par cette voix que les fils d’Israël demandèrent à ne plus entendre. Mais vous êtes venus vers la montagne de Sion et vers la ville du Dieu vivant, la Jérusalem céleste, vers des myriades d’anges en fête et vers l’assemblée des premiers-nés dont les noms sont inscrits dans les cieux. Vous êtes venus vers Dieu, le juge de tous, et vers les esprits des justes amenés à la perfection. Vous êtes venus vers Jésus, le médiateur d’une alliance nouvelle.
Évangile
« Quiconque s’élève sera abaissé, qui s’abaisse sera élevé » (Lc 14, 1.7-14)
Alléluia. Alléluia. Prenez sur vous mon joug, dit le Seigneur ; devenez mes disciples, car je suis doux et humble de cœur. Alléluia. (cf. Mt 11, 29ab)
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
Un jour de sabbat, Jésus était entré dans la maison d’un chef des pharisiens pour y prendre son repas, et ces derniers l’observaient. Jésus dit une parabole aux invités lorsqu’il remarqua comment ils choisissaient les premières places, et il leur dit : « Quand quelqu’un t’invite à des noces, ne va pas t’installer à la première place, de peur qu’il ait invité un autre plus considéré que toi. Alors, celui qui vous a invités, toi et lui, viendra te dire : ‘Cède-lui ta place’ ; et, à ce moment, tu iras, plein de honte, prendre la dernière place. Au contraire, quand tu es invité, va te mettre à la dernière place. Alors, quand viendra celui qui t’a invité, il te dira : ‘Mon ami, avance plus haut’, et ce sera pour toi un honneur aux yeux de tous ceux qui seront à la table avec toi. En effet, quiconque s’élève sera abaissé ; qui s’abaisse sera élevé. »
Jésus disait aussi à celui qui l’avait invité : « Quand tu donnes un déjeuner ou un dîner, n’invite pas tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni de riches voisins ; sinon, eux aussi te rendraient l’invitation et ce serait pour toi un don en retour. Au contraire, quand tu donnes une réception, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles ; heureux seras-tu, parce qu’ils n’ont rien à te donner en retour : cela te sera rendu à la résurrection des justes. »
Patrick BRAUD