De Ratzinger à Benoît XVI : un premier bilan
De Ratzinger à Benoît XVI : un premier bilan
Aujourd’hui même ont eu lieu les funérailles du pape émérite Benoît XVI à Rome. Même si c’est encore un peu tôt, essayons de dresser un (trop) rapide bilan de son apport à l’Église catholique et au monde. En fait, l’homme est devenu un acteur majeur de la vie ecclésiale depuis le début de sa carrière de professeur de théologie à l’université de Tübingen (1966). On peut distinguer trois périodes très différentes dans son immense travail au service de l’Église.
Ratzinger I : l’audacieux théologien éclairé
En tant qu’expert théologien, il a pris une part active à la préparation et au déroulé du Concile Vatican II. Son apport à la rédaction du document conciliaire sur la Révélation (Dei Verbum) a été décisif. Ses écrits plaident pour les grands axes de la réforme de l’Église: égalité fondamentale tous les baptisés, refus de toute hiérarchie qui serait pyramidale, ouverture à l’œcuménisme et au dialogue interreligieux etc. Il plaida également pour une réforme audacieuse du Saint Office de l’époque et de ses méthodes d’un autre âge.
Son livre : « Le nouveau peuple de Dieu » (1971) deviendra très vite un classique d’une ecclésiologie renouvelée grâce au recours aux Pères de l’Église, à une exégèse brillante, et un souci du dialogue avec la pensée contemporaine. Les trois ouvrages marquants de cette période traitaient de l’ecclésiologie (« Le nouveau peuple de Dieu »), de la dogmatique réinterprétée à la lumière de Vatican II (« Foi chrétienne hier et aujourd’hui », 1980), et de la théologie mariale renouvelée elle aussi par Vatican II (« Marie première Église », avec Urs von Balthasar, 1998).
Quelques citations pour évoquer la tonalité de ses écrits, que l’on ne retrouvera plus ensuite :
« Seul célèbre vraiment l’Eucharistie celui qui l’achève dans le service divin de tous les jours qu’est l’amour fraternel » (Le nouveau peuple de Dieu, Aubier, 1971, p. 17).
« La filiation divine de Jésus ne repose pas d’après la foi de l’Église, sur le fait que Jésus n’a pas eu de père humain ; la doctrine de la divinité de Jésus ne serait pas mise en cause si Jésus était né d’un mariage normal » (Foi chrétienne hier et aujourd’hui, Mame, 1969, p.192).
Vite promu archevêque de Munich quelques années (1977-1982), puis cardinal (1977), Préfet de la très puissante Congrégation pour la Doctrine de la Foi (1981-2005), Joseph Ratzinger semble à ce poste tétanisé par tous les risques de dérives qui menacent l’unité de l’Église :
– dérives intégristes : après le schisme de Mgr Lefebvre (1988), il œuvrera dans l’ombre pour essayer de renouer avec les traditionalistes, avant de le faire dans la lumière lorsqu’il sera pape.
– dérives marxistes : on l’a oublié, mais c’est lui qui a retoqué plusieurs fois la théologie de la libération en Amérique latine (« Instruction sur la théologie de la libération », en 1984 puis 1986). Le ton était sévère, l’avertissement salutaire (ne pas céder à la tentation marxiste). Mais les pauvres du continent sud-américain se sont tournés vers les Églises évangéliques à partir de là…
- dérives éthiques : devant les progrès de la bioéthique, et surtout la fécondation artificielle, Ratzinger Préfet se raidit et veut interdire aux catholiques tout recourt à ces méthodes nouvelles de procréation. Dans son instruction Donum Vitae, il utilise 11 fois le terme illicite que l’on croyait suranné, pour condamner des pratiques jugées moralement inacceptables. Cette omniprésence du couple licite/illicite fait penser à l’obsession du permis/défendu chez les juifs les plus conservateurs ou les musulmans les plus traditionnels.
– dérives ecclésiales : alors que Vatican II a permis de reconnaître aux autres Églises une vraie dignité et même une participation (quoique incomplète) à l’unique sacramentalité de l’Église, Ratzinger Préfet semble céder à une « ecclésiologie du retour » d’avant Vatican II, où seul le retour dans le giron catholique des autres Églises leur assurerait la plénitude : « Les Communautés ecclésiales qui n’ont pas conservé l’épiscopat valide et la substance authentique et intégrale du mystère eucharistique ne sont pas des Églises au sens propre » (Dominus Jesus n° 17 , 2000).
C’est le temps où les condamnations pleuvent sur les théologiens dissidents (comme Hans Küng, Edward Schillebeeckx, Charles Curran, Roger Haight, Andrew Fox, Eugen Drewermann, Tissa Balasuriya, Josef Imbach, Leonardo Boff, Jon Sobrino etc.), faisant de Ratzinger le « Panzer-cardinal » bien éloigné de la figure du « doux et humble grand-père » pape émérite décrit par le pape François en 2022.
Par contre, Ratzinger Préfet a obtenu d’enquêter dès 1995 sur le cardinal Hans Hermann Groër, et en 1998 sur le père Marcial Maciel, fondateur des légionnaires du Christ, tous deux soupçonnés d’abus sexuels sur des mineurs. En 2001, il envoie aux évêques la lettre De delictis gravioribus (Les délits les plus graves) leur imposant de faire remonter les dossiers d’abus sexuels à Rome.
Reste que Ratzinger II n’efface pas tout à fait le théologien Ratzinger I, et notamment son souci d’articuler foi et raison avec une intelligence et une culture exceptionnelles.
Même son discours de 2006 à l’université de Ratisbonne, si controversé à cause de la mention du lien entre islam et violence (citation de l’empereur byzantin Manuel II Paléologue au XV° siècle [1]), serait à relire aujourd’hui, débarrassé de toute polémique. Poser en raison un débat sur le lien entre religion (l’islam en l’occurrence) et violence est plus urgent que jamais…
Rappelez-vous : l’émotion planétaire suscitée par la mort de Jean-Paul II préfigurait ce qu’on a osé appeler l’élection d’un « pape de transition ». Après un tel géant de la foi, il fallait souffler un peu, digérer l’apport de Jean-Paul II et ne pas céder aux courants centrifuges qui se manifestent toujours après la disparition d’un tel leader.
Le pontificat de Benoît XVI n’a duré que 8 ans. Il n’a pas pu (ni voulu ?) réformer vraiment la Curie. Il n’a pas pu (ni voulu ?) faire évoluer les ministères. Il a en pratique cherché à effacer l’autorité des conférences épiscopales (dans le domaine de la catéchèse, de la liturgie etc.).
Pire, il a continué à prendre des positions irrecevables :
– en matière éthique (son couplet en Afrique du Sud sur le préservatif qui augmenterait le Sida ne passe toujours pas !). Il réaffirme la théologie la plus conservatrice en matière de sexualité, qui du coup n’a pas évolué depuis Humanae Vitae (Paul VI, 1968).
– en matière liturgique : il autorise la célébration ‘old school’ en latin, dos au peuple, pour espérer rallier les intégristes, ce qui crée deux liturgies parallèles. Heureusement, Benoît XVI aura le courage d’annuler cette décision suicidaire qui minait l’unité dans les diocèses.
– en matière ecclésiale : depuis son pontificat, l’œcuménisme est au point mort et ne progresse plus.
Il a voulu poursuivre le dialogue interreligieux initié par Jean-Paul II en prolongeant l’esprit de la rencontre d’Assise entre toutes les religions du monde. Mais cela n’a pas eu d’écho véritable, et sa sortie à Ratisbonne sur le lien islam-violence lui avait fermé définitivement les portes du monde musulman.
- en matière de discipline ecclésiastique : Benoît XVI a voulu combattre les abus sexuels dans l’Église, et il a été le premier pape à faire condamner de hauts responsables. Son bilan reste pourtant mitigé, car on l’accuse d’avoir couvert des affaires pédophiles dans son diocèse autrefois.
Reste à l’actif de ce pape timide trois très belles encycliques sur les vertus théologales : la foi (Caritas in veritate, 2009), l’espérance (Spe salvi, 2007), la charité (Deus caritas est, 2005).
Le pape de la renonciation (2013-2022)
Avec humour, l’histoire ne retiendra sans doute finalement de ce pape que… sa renonciation ! Premier pape à oser quitter sa charge depuis Célestin V (1294), Benoît XVI a eu cette humilité et ce courage d’accepter la faiblesse de l’âge et d’en tirer toutes les conséquences. Après tout, le pape est un évêque lui aussi, pourquoi ne pas se soumettre à la démission qu’il exige des autres évêques à partir de 75 ans ? Benoît XVI a ainsi ouvert la voie (à son corps défendant peut-être !) à la conception d’un ministère confié pour un temps à quelqu’un, ce qui paraissait sacrilège à l’époque où l’on essentialisait le ministère pétrinien en confondant la personne et la charge.
La coquille du blason
Je garderai pour ma part de Benoît XVI la lumineuse exigence de travailler au dialogue entre foi et raison. La coquille présente au centre de son blason pontifical peut nous y aider. Elle veut rappeler la légende attribuée à saint Augustin qui, ayant rencontré un jeune garçon sur une plage qui cherchait avec un coquillage à mettre toute l’eau de la mer dans un trou de sable, lui demanda ce qu’il faisait. Celui-ci lui expliqua sa vaine tentative, et Augustin comprit la référence à son effort inutile de chercher à faire entrer Dieu, qui est infini, dans l’esprit humain limité. Son symbolisme spirituel est clair : elle invite à connaître Dieu en puisant à l’intarissable enseignement théologique, tout en restant humbles en raison de nos capacités humaines limitées.
Prions désormais pour que le pape François, dans les quelques années qui lui restent avant de renoncer à son tour pour raisons de santé, ait le courage d’aller au bout des réformes qu’exige l’évangélisation aujourd’hui…
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[1]. « (…) L’empereur, avec une rudesse assez surprenante qui nous étonne, s’adresse à son interlocuteur simplement avec la question centrale sur la relation entre religion et violence en général, en disant : « Montre-moi donc ce que Mahomet a apporté de nouveau, et tu y trouveras seulement des choses mauvaises et inhumaines, comme son mandat de diffuser par l’épée la foi qu’il prêchait ». L’empereur, après s’être prononcé de manière si peu amène, explique ensuite minutieusement les raisons pour lesquelles la diffusion de la foi à travers la violence est une chose déraisonnable. La violence est en opposition avec la nature de Dieu et la nature de l’âme ».