La relation maître-disciple
La relation maître-disciple
Homélie pour le 2° dimanche du Temps Ordinaire / Année B
17/01/2021
Cf. également :
Alors Clarice, les agneaux se sont tus ?
Révéler le mystère de l’autre
Quel Éli élirez-vous ?
Pour une vie inspirée
Libres ricochets…
L’agneau mystique de Van Eyck
Apophtegme, apophtegme…
Un jour, des anciens viennent voir Abba Antoine. Abba Joseph est avec eux. Abba Antoine veut les mettre à l’épreuve. Alors il leur donne une parole de la Bible. Abba Antoine interroge d’abord les plus jeunes. Il leur demande : « Que veut dire cette parole ? » Chacun explique le mieux possible. Mais Abba Antoine dit à chacun : « Non, tu n’as pas trouvé ». Abba Joseph est le dernier qui doit répondre ; l’ancien lui dit : « Et toi, Abba Joseph, comment expliques-tu cette parole de la Bible ? » Il répond : « Je ne sais pas ». Alors Abba Antoine dit : « Vraiment, Abba Joseph a trouvé le vrai chemin. En effet, il a dit : « Je ne sais pas ».
De telles anecdotes fourmillent par centaines dans l’histoire des premiers siècles. On appelle apophtegmes (du grec ancien ἀπόφθεγμα / apóphthegma : précepte, sentence) ces paroles étonnantes, souvent paradoxales, par lesquelles les Pères du désert délivraient un enseignement spirituel inoubliable. Ici, c’est la confession de non-savoir qui est louée par Abba Antoine : celui qui sait ignorer s’est ouvert au progrès spirituel, mieux que ceux qui prétendent déjà savoir. Le peuple était friand de ces apophtegmes : il courait au désert entendre les maîtres spirituels qui avaient fui la mondanité du christianisme urbain de l’époque. Il se mettait à leur école. Il demeurait des heures, des jours, des mois en leur compagnie au désert pour avancer grâce à eux sur le chemin de la sainteté intérieure.
Cette relation maître-disciple est constitutive du christianisme comme du judaïsme. Le Talmud déclare explicitement : « quiconque apprend par lui-même n’est pas comparable à qui reçoit l’enseignement d’un maître« (Traité des Pères).
Impossible de grandir sans s’appuyer sur plus grand que soi.
Jésus a tout de suite été perçu comme un rabbi à nul autre pareil. L’évangile de ce dimanche en témoigne (Jn 1, 35-42) :
« En ce temps-là, Jean le Baptiste se trouvait avec deux de ses disciples. Posant son regard sur Jésus qui allait et venait, il dit : « Voici l’Agneau de Dieu. » Les deux disciples entendirent ce qu’il disait, et ils suivirent Jésus. Se retournant, Jésus vit qu’ils le suivaient, et leur dit : « Que cherchez-vous ? » Ils lui répondirent : « Rabbi – ce qui veut dire : Maître –, où demeures-tu ? » Il leur dit : « Venez, et vous verrez. » Ils allèrent donc, ils virent où il demeurait, et ils restèrent auprès de lui ce jour-là. »
Est rabbi celui que des disciples appellent ainsi, car nul ne s’autoproclame maître. Est disciple celui qui s’attache à son maître pour apprendre de lui par ses gestes, sa vie et ses paroles. La relation qui existe entre les deux – aujourd’hui encore – est empreinte de respect mutuel, de pédagogie, avec des responsabilités asymétriques : nourrir le disciple d’un côté, suivre le maître de l’autre. Certes, Jésus conseillera de ne pas abuser de ce titre comme de tant d’autres : « Ne vous faites pas appeler ‘rabbi’, car un seul est votre maître, et vous êtes tous frères » (Mt 23, 9). Jésus veut dire par là que le Maître ne doit pas s’enorgueillir de sa fonction comme les pharisiens le font, il doit en quelque sorte l’oublier en se comportant comme un serviteur; mais même en ce cas, sa fonction n’en est pas moins réelle. Du point de vue du disciple, cette même vertu d’humilité l’amène à vénérer le maître, pratiquement malgré les résistances de ce dernier.
Passer du « quoi ? » au « où ? »
Un indice de cette quête spirituelle dans notre texte d’évangile est la réponse de Jean et André. Jésus leur demande : que cherchez-vous ? Avec finesse, ils ne décrivent pas un objet à acquérir (le savoir, la sagesse, le bonheur). Ils répondent par une autre question : où demeures-tu ? Ils deviennent ainsi disciples par le fait de passer du « quoi ? » au « où ? ». Ce qu’ils désirent n’est pas l’acquisition de quelque chose, ni même l’imitation de ce qu’il faudrait faire, mais la possibilité de demeurer avec Jésus, d’habiter son lieu.
Marie-Madeleine fera le même passage le matin de Pâques (Jn 20). Lorsqu’on lui demande : « que cherches-tu ? », elle ne répond pas : « le corps de mon ami » mais : « où l’avez-vous mis ? »
Dans les deux cas, le lieu où est Jésus est un non-lieu. Jean, André et Pierre vont découvrir qu’il n’a pas une pierre où reposer sa tête. Ils accepteront de tout quitter pour être avec lui sur les chemins de Palestine et de Judée. Jésus habite donc un non-lieu qui est l’itinérance. Pour devenir ses disciples, André, Jean et Pierre accepteront d’habiter ce non-lieu, découvrant que le fait d’être en mouvement est plus important que d’acquérir un savoir figé. Au matin de Pâques, le non-lieu de Jésus est le monde de la résurrection : Marie-Madeleine quitte le tombeau pour revenir vers l’Église et devenir ainsi disciple du Ressuscité plus que l’amie du mort.
Dans les deux cas, passer du « quoi ? » au « où ? » marque la condition du disciple qui suit son maître. En termes contemporains, on dirait aujourd’hui qu’il passe du savoir à l’être-avec, du savoir-faire au savoir-être.
Mais quels sont vos maîtres ?
Suivre un maître, devenir disciple d’un rabbi est alors un cheminement dont les Évangiles retracent quelques étapes : l’admiration, l’étonnement, l’incompréhension, la fidélité, l’infidélité, le courage, la lâcheté, l’envie d’imiter qui se transforme en responsabilité d’innover etc. Retenons pour l’instant le moment initial au bord du Jourdain, avec Jean-Baptiste qui désigne l’Agneau de Dieu pour que d’autres le suivent.
La transposition à notre propre cheminement est facile à faire : quels maîtres avez-vous choisi dans votre vie ? (professionnelle, amicale, familiale…) ? Qui vous les a désignés ? Avez-vous cherché où ils demeurent ? Vous êtes-vous contentés d’acquérir quelques connaissances suffisantes pour réussir plus ou moins ?
Demandez autour de vous, au travail notamment : il n’est pas rare qu’un collègue puisse citer quelqu’un qui l’a fortement impressionné et influencé dans sa carrière et son évolution professionnelle.
Depuis 1968 environ, notre époque n’aime pas les maîtres, les rabbis. « Ni dieu ni maître » : ce slogan sur les murs de Paris a fait croire des générations qu’il vaudrait mieux se débarrasser des modèles, aliénants, encombrants, paternalistes, étouffants. Des pédagogies nouvelles ont parié sur ce que chacun porte en lui plus que ce sur ce que d’autres pourraient lui apporter. La soif d’égalité a déboulonné les statues (et c’était parfois bien utile !). On ne parle plus de maîtres, mais d’éducateurs. Plus de cours magistraux, mais des ateliers participatifs où chacun est censé apprendre par lui-même. Les livres ne sont plus les relais entre générations, avantageusement remplacés par les réseaux sociaux où l’autorité se compte en like et en followers. Le père spirituel cède la place au coach, au développement personnel où chacun est censé être son propre maître.
Dans la droite ligne des rabbis juifs, l’Église a pourtant inventé pour chaque siècle les maîtres qui convenaient pour servir le peuple : les Pères du désert (en Égypte à partir du III° siècle), puis les Pères de l’Église (Augustin, Jean Chrysostome, Grégoire de Nysse…). Au Moyen Âge, les saints et saintes innombrables ont pris le relais, sources d’inspiration pour des multitudes de chrétiens. Les mystiques ont ensuite incarné des écoles spirituelles toujours vivantes (François d’Assise, Eckhart, les béguines, Thérèse d’Avila…). En Orient, les starets continuent la lignée des Pères du désert, guides spirituels incontournables. Les monastères bénédictins et autres obédiences jouent toujours ce rôle pour une petite minorité en Occident. Dans le domaine profane, pendant des siècles les compagnons d’apprentissage ont cherché un maître pour devenir adultes dans leur art (Compagnons du Devoir, du Tour de France) ; les francs-maçons ont toujours élu un Maître pour leur loge etc.
Mais la modernité s’est chargée de disqualifier cet héritage au nom de l’individu et de sa liberté : on ne va pas se mettre à l’école d’un professeur, d’un penseur, d’un sage ! Ce serait retomber dans des liens de dépendance. De même on ne va pas reconnaître que quelqu’un est plus grand que soi : ce serait bafouer le principe d’égalité. Et l’on proclame que chacun possède en lui seul les solutions à ses problèmes, sinon ce serait contredire au principe d’immanence qui exclut l’altérité, l’extériorité.
Bref, notre époque a du mal avec les rabbis comme Jésus !
Cela rappelle la méthode prônée par Socrate, qui se vantait « d’accoucher » les esprits, c’est à dire de leur faire découvrir la vérité qu’ils portent en eux. La nécessité affirmée du maître, cette irruption extérieure qui s’impose à l’élève, est bien différente en effet de la maïeutique socratique. Celle-ci suppose que l’individu peut tout tirer de sa propre intériorité. Le « dialogue » socratique n’enseigne rien, il ne fait que rendre manifeste ce qui était déjà su dans les profondeurs de la conscience. L’accoucheur de l’esprit ne se propose pas de transmettre un savoir, encore moins de délivrer un message : son rôle consiste à éveiller, à réveiller l’individu de son amnésie. Il se refuse à professer; sa didactique consiste essentiellement à semer l’incertitude et, à provoquer la déstabilisation de son interlocuteur. Il conduit chacun à prendre conscience de la vérité qu’il porte en soi et de récupérer par lui-même un savoir latent. Drapé dans sa subjectivité, ne représentant que son individualité propre, il ne s’insère dans aucune tradition, ni sociale ni historique, et ne transmet aucun contenu positif. Utile pour éveiller quelqu’un à ses potentialités, la maïeutique et ses avatars récents ne peuvent suffire à apporter à une jeune pousse de quoi grandir en se hissant sur les épaules de ses prédécesseurs. Le succès des conférences TEDX par exemple montre bien que le besoin d’apports extérieurs est vital pour progresser.
Insidieusement, cette croyance en l’inutilité des maîtres favorise la prise de pouvoir par de pseudos gourous ou nouveaux maîtres à penser (les médias, les GAFAM, Twitter, la Doxa communément admise etc.) qui savent exploiter la soif de modèles perdurant en tout homme ! Sans dire leur nom, de faux rabbis prennent le contrôle de ce qu’il faut penser et faire. Sans notre consentement, ils nous amènent à les imiter. À l’insu de notre plein gré, ils nous forcent à les suivre. Et nous, nous ne voyons que les choses à acquérir (le quoi ?) sans faire attention à la demeure qu’il nous faut habiter (le où ?).
Heureusement, il n’est jamais trop tard pour réagir et contester cette prétention folle à se passer de maîtres. Ne serait-ce qu’en témoignant de ceux qui nous ont permis de nous construire : tel professeur, tel penseur, tel écrit, tel artiste, tel héros, telle figure spirituelle… Également en proposant aux jeunes générations de découvrir ces géants qui ont marqué l’histoire de nos sciences, de notre nation, de la pensée de l’humanité.
Quels sont les maîtres dont j’ai choisi l’influence ?
Quels impacts ont-ils sur ma vie ?
Comment devenir moi-même cette référence si d’autres me le demandent ?
Que voudrait dire pour moi : choisir Jésus comme rabbi, pour le suivre et demeurer avec lui (même dans les non-lieux où il erre !) ?
LECTURES DE LA MESSE
PREMIÈRE LECTURE
« Parle, Seigneur, ton serviteur écoute » (1 S 3, 3b-10.19)
Lecture du premier livre de Samuel
En ces jours-là, le jeune Samuel était couché dans le temple du Seigneur à Silo, où se trouvait l’arche de Dieu. Le Seigneur appela Samuel, qui répondit : « Me voici ! » Il courut vers le prêtre Éli, et il dit : « Tu m’as appelé, me voici. » Éli répondit : « Je n’ai pas appelé. Retourne te coucher. » L’enfant alla se coucher. De nouveau, le Seigneur appela Samuel. Et Samuel se leva. Il alla auprès d’Éli, et il dit : « Tu m’as appelé, me voici. » Éli répondit : « Je n’ai pas appelé, mon fils. Retourne te coucher. » Samuel ne connaissait pas encore le Seigneur, et la parole du Seigneur ne lui avait pas encore été révélée.
De nouveau, le Seigneur appela Samuel. Celui-ci se leva. Il alla auprès d’Éli, et il dit : « Tu m’as appelé, me voici. » Alors Éli comprit que c’était le Seigneur qui appelait l’enfant, et il lui dit : « Va te recoucher, et s’il t’appelle, tu diras : “Parle, Seigneur, ton serviteur écoute.” » Samuel alla se recoucher à sa place habituelle. Le Seigneur vint, il se tenait là et il appela comme les autres fois : « Samuel ! Samuel ! » Et Samuel répondit : « Parle, ton serviteur écoute. »
Samuel grandit. Le Seigneur était avec lui, et il ne laissa aucune de ses paroles sans effet.
PSAUME
(39 (40), 2abc.4ab, 7-8a, 8b-9, 10cd.11cd)
R/ Me voici, Seigneur,je viens faire ta volonté. (cf. 39, 8a.9a)
D’un grand espoir, j’espérais le Seigneur : il s’est penché vers moi. En ma bouche il a mis un chant nouveau, une louange à notre Dieu.
Tu ne voulais ni offrande ni sacrifice, tu as ouvert mes oreilles ; tu ne demandais ni holocauste ni victime, alors j’ai dit : « Voici, je viens.
« Dans le livre, est écrit pour moi ce que tu veux que je fasse. Mon Dieu, voilà ce que j’aime : ta loi me tient aux entrailles. »
Vois, je ne retiens pas mes lèvres, Seigneur, tu le sais. J’ai dit ton amour et ta vérité à la grande assemblée.
DEUXIÈME LECTURE
« Vos corps sont les membres du Christ » (1 Co 6, 13c-15a. 17-20
Lecture de la première lettre de saint Paul apôtre aux Corinthiens
Frères, le corps n’est pas pour la débauche, il est pour le Seigneur, et le Seigneur est pour le corps ; et Dieu, par sa puissance, a ressuscité le Seigneur et nous ressuscitera nous aussi. Ne le savez-vous pas ? Vos corps sont les membres du Christ. Celui qui s’unit au Seigneur ne fait avec lui qu’un seul esprit. Fuyez la débauche. Tous les péchés que l’homme peut commettre sont extérieurs à son corps ; mais l’homme qui se livre à la débauche commet un péché contre son propre corps.
Ne le savez-vous pas ? Votre corps est un sanctuaire de l’Esprit Saint, lui qui est en vous et que vous avez reçu de Dieu ; vous ne vous appartenez plus à vous-mêmes, car vous avez été achetés à grand prix. Rendez donc gloire à Dieu dans votre corps.
ÉVANGILE
« Ils virent où il demeurait, et ils restèrent auprès de lui » (Jn 1, 35-42)
Alléluia. Alléluia. En Jésus Christ, nous avons reconnu le Messie : par lui sont venues la grâce et la vérité. Alléluia. (cf. Jn 1, 41.17)
Évangile de Jésus Christ selon saint Jean
En ce temps-là, Jean le Baptiste se trouvait avec deux de ses disciples. Posant son regard sur Jésus qui allait et venait, il dit : « Voici l’Agneau de Dieu. » Les deux disciples entendirent ce qu’il disait, et ils suivirent Jésus. Se retournant, Jésus vit qu’ils le suivaient, et leur dit : « Que cherchez-vous ? » Ils lui répondirent : « Rabbi – ce qui veut dire : Maître –, où demeures-tu ? » Il leur dit : « Venez, et vous verrez. » Ils allèrent donc, ils virent où il demeurait, et ils restèrent auprès de lui ce jour-là. C’était vers la dixième heure (environ quatre heures de l’après-midi).
André, le frère de Simon-Pierre, était l’un des deux disciples qui avaient entendu la parole de Jean et qui avaient suivi Jésus. Il trouve d’abord Simon, son propre frère, et lui dit : « Nous avons trouvé le Messie » – ce qui veut dire : Christ. André amena son frère à Jésus. Jésus posa son regard sur lui et dit : « Tu es Simon, fils de Jean ; tu t’appelleras Kèphas » – ce qui veut dire : Pierre.
Patrick BRAUD