Pardonner 70 fois 7 fois
Pardonner 70 fois 7 fois
Homélie du 24° Dimanche du temps ordinaire / Année A
17/09/2017
Cf. également :
La dette est stable : vive la dette !
Ne faisons pas mentir la croix du Christ !
Pardonner 70 fois 7 fois
Des mois durant, elle a été torturée et humiliée. Croupissant dans une cave avec une vingtaine d’autres détenus, elle devient le jouet de Léo, 26 ans, jeune médecin recruté par la Gestapo pour éliminer les « terroristes » avec les techniques de torture les plus sophistiquées. Par des atteintes multiples à la moelle épinière, il fait en sorte de détruire le système nerveux de la jeune femme. Elle sera sauvée in extremis en février 1944, mais gardera des séquelles irréparables. À sa libération, son corps n’était plus qu’une immense plainte où le moindre mouvement lui causait des douleurs atroces. Maïti Girtanner a survécu à ce cauchemar. Handicapée à vie par les séquelles de ces séances de torture, physiquement et psychologiquement, elle « refait sa vie » comme on dit, reconstruisant peu à peu un nouvel équilibre. Un jour, en 1984, son cœur chavire : son ancien bourreau, Léo, lui téléphone de Paris, et souhaite la rencontrer. Qu’allait-elle faire ? Raccrocher et faire comme si ? Ameuter la foule pour dénoncer un ancien criminel nazi ? Maïti est chrétienne et c’est pour elle une source de courage et de force. Elle respire profondément et décide d’aller au-devant de son tortionnaire. « J’ai tout de suite reconnu sa voix : « Pouvez-vous me recevoir ? » J’ai eu l’impression que l’immeuble me tombait sur la tête. J’étais couchée, dans une période très douloureuse. Je me suis entendue répondre : « Venez » ». Elle revoit cet homme qui vient pour lui parler de la mort. Il est très malade et n’a plus que quelques semaines à vivre. Il a cherché cette jeune fille qui dans le camp parlait de l’après-mort ; les paroles entendues « comme l’huile, l’avaient pénétré. ». Il a saisi l’invitation de Maïti Girtanner comme une ouverture possible vers enfin la vérité sur ce qu’il a fait. Rongé par le cancer, songeant à la mort qui approchait, Léo a demandé pardon à Maïti, qui avec beaucoup d’émotion, lui a donné, bouleversée, sans haine ni amertume. Libéré, Léo meurt peu après, apaisé par la victime de sa folie d’autrefois.
Contrairement à ce que nous disent beaucoup autour de nous, de telles histoires ne sont pas rares. Toutes proportions gardées, nous connaissons tous des couples où le pardon fait merveille, des familles surmontant leurs déchirures, des peuples hier ennemis et aujourd’hui solidaires.
Parce qu’il habite le cœur de Dieu qui est miséricorde, Jésus sent d’instinct la formidable puissance du pardon. Lorsqu’il invite ce dimanche Pierre et ses disciples à pardonner à tous et tout le temps, de tout son cœur, il n’est pas dans l’utopie. C’est possible. Il écrit simplement ce qu’il vit lui-même, et qui l’animera jusqu’au bout, jusqu’à prier pour ceux qui le cloueront sur le bois. C’est le refus du pardon qui est inhumain et non l’inverse. C’est la haine qui est destructrice et non la miséricorde qui serait impossible.
« Je ne te dis pas [de pardonner] jusqu’à 7 fois, mais jusqu’à 70 fois 7 fois » (cf. Mt 18, 21-35).
Le symbolisme des chiffres
Jésus a recours au symbolisme du chiffre 7 pour caractériser le pardon.
7 est le nombre de jours de la création dans le deuxième récit de la Genèse. Pardonner 7 fois, c’est donc comme une nouvelle genèse du monde. C’est recréer alors qu’il y avait eu destruction. C’est retisser des liens de communion là où il y avait eu une rupture. C’est faire surgir un univers nouveau où l’humanité peut vivre en communion avec son créateur et entre elle.
L’Apocalypse reprend ce symbolisme du chiffre 7 à l’envie : 7 Églises, 7 sceaux, 7 trompettes, 7 signes, 7 anges, 7 plaies, 7 coupes… !
70 est un nombre aux interprétations tout aussi riches. C’est bien évidemment un multiple de 7, par 10 = le nombre des paroles de Dieu scellant l’Alliance du Décalogue. C’est donc la création multipliée par l’Alliance, l’humanité créée trouvant sa maturité dans la loi et l’éthique du Décalogue.
70, c’est le nombre des descendants de Jacob émigrant en Égypte (Ex 1,5 Dt 10,25).
70, c’est encore le nombre des Anciens institués par Moïse et Aaron pour guider le peuple (Nb 11,24). Et également le nombre des anciens traduisant simultanément la Torah de l’hébreu en grec pour arriver – miraculeusement selon la légende – au même texte grec justement appelé la Septante. C’est après 70 ans en captivité à Babylone que Dieu pardonnera et le fera revenir (Jr 25,12 ; 29,10 ; Za 1,12).
L’Apocalypse reprend ce symbolisme des 70 pour les anciens entourant le Fils de l’Homme dans sa gloire.
70 fois 7 fois renvoie également à la protection accordée à Lamek, fils de Caïn :
« Oui, Caïn sera vengé sept fois, mais Lamek soixante-dix-sept fois ». (Gn 424)
70 fois 7 fois fait aussi référence à la prophétie des 70 semaines de Daniel, période de conversion accordée par Dieu à son peuple pour qu’il se détourne de son péché et soit pardonné :
« Il a été fixé soixante-dix septénaires sur ton peuple et sur ta ville sainte, pour faire cesser la perversité et mettre un terme au péché, pour absoudre la faute et amener la justice éternelle, pour sceller vision et prophète et pour oindre un Saint des Saints ». (Dn 9,24)
Laisser Dieu pardonner en nous
Pardonner 70 fois 7 fois, c’est donc grandir en humanité, grâce à une loi de miséricorde, jusqu’à participer à la plénitude de la divinité offerte en Jésus-Christ. Pardonner une fois, c’est important, et c’est souvent un pas décisif vers la guérison de la relation. Pardonner à répétition, jour après jour, semaine après semaine, pourrait sembler épuisant. L’autre ne change pas et revient de manière récurrente à tous ses comportements qui nous blessent. La communion avec lui si chèrement acquise est remise en cause par une mauvaise habitude, un trait de caractère incorrigible, une usure quotidienne, une récurrence de paroles et d’actes si irritants !
Pardonner une fois peut peut-être s’obtenir à la force du poignet. Pardonner sans se lasser ne peut se pratiquer sans que cela vienne d’ailleurs.
C’est davantage une participation à la vie divine qu’une persévérance morale, une respiration évidente qu’un entraînement exigeant. Finalement, c’est bien plus une grâce à recevoir qu’une perfection à atteindre.
Pardonner 70 fois 7 fois, à l’infini, découle de notre intimité avec la source de toute miséricorde. À l’inverse, refuser de pardonner nous en éloigne de manière dramatique. D’où l’avertissement de Jésus : « C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur ».
Ce n’est pas toujours à la même personne qu’il nous faut pardonner, et pourtant une seule personne peut concentrer cette pratique du pardon. Ce n’est pas toujours pour de grandes choses que notre pardon est sollicité, même s’il est de vraies blessures profondes infligées par l’autre.
Quoi qu’il en soit pour chacun de nous, nous n’avons pas encore atteint notre quota de 490… ! Enracinons-nous dans la miséricorde qu’est Dieu en lui-même : nous pourrons alors pardonner sans compter, sans même nous en apercevoir.
Lectures de la messe
Première lecture
« Pardonne à ton prochain le tort qu’il t’a fait ; alors, à ta prière, tes péchés seront remis » (Si 27, 30 – 28, 7)
Lecture du livre de Ben Sira le Sage
Rancune et colère, voilà des choses abominables où le pécheur est passé maître. Celui qui se venge éprouvera la vengeance du Seigneur ; celui-ci tiendra un compte rigoureux de ses péchés. Pardonne à ton prochain le tort qu’il t’a fait ; alors, à ta prière, tes péchés seront remis. Si un homme nourrit de la colère contre un autre homme, comment peut-il demander à Dieu la guérison ? S’il n’a pas de pitié pour un homme, son semblable, comment peut-il supplier pour ses péchés à lui ? Lui qui est un pauvre mortel, il garde rancune ; qui donc lui pardonnera ses péchés ? Pense à ton sort final et renonce à toute haine, pense à ton déclin et à ta mort, et demeure fidèle aux commandements. Pense aux commandements et ne garde pas de rancune envers le prochain, pense à l’Alliance du Très-Haut et sois indulgent pour qui ne sait pas.
Psaume
(Ps 102 (103), 1-2, 3-4, 9-10, 11-12)
R/ Le Seigneur est tendresse et pitié, lent à la colère et plein d’amour. (Ps 102, 8)
Bénis le Seigneur, ô mon âme,
bénis son nom très saint, tout mon être !
Bénis le Seigneur, ô mon âme,
n’oublie aucun de ses bienfaits !
Car il pardonne toutes tes offenses
et te guérit de toute maladie ;
il réclame ta vie à la tombe
et te couronne d’amour et de tendresse.
Il n’est pas pour toujours en procès,
ne maintient pas sans fin ses reproches ;
il n’agit pas envers nous selon nos fautes,
ne nous rend pas selon nos offenses.
Comme le ciel domine la terre,
fort est son amour pour qui le craint ;
aussi loin qu’est l’orient de l’occident,
il met loin de nous nos péchés.
Deuxième lecture
« Si nous vivons, si nous mourons, c’est pour le Seigneur » (Rm 14, 7-9)
Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Romains
Frères, aucun d’entre nous ne vit pour soi-même, et aucun ne meurt pour soi-même : si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur ; si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Ainsi, dans notre vie comme dans notre mort, nous appartenons au Seigneur. Car, si le Christ a connu la mort, puis la vie, c’est pour devenir le Seigneur et des morts et des vivants.
Évangile
« Je ne te dis pas de pardonner jusqu’à sept fois, mais jusqu’à 70 fois sept fois » (Mt 18, 21-35)
Alléluia. Alléluia.
Je vous donne un commandement nouveau, dit le Seigneur : « Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés. »
Alléluia. (cf. Jn 13, 34)
Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
En ce temps-là, Pierre s’approcha de Jésus pour lui demander : « Seigneur, lorsque mon frère commettra des fautes contre moi, combien de fois dois-je lui pardonner ? Jusqu’à sept fois ? » Jésus lui répondit : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à 70 fois sept fois. Ainsi, le royaume des Cieux est comparable à un roi qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs. Il commençait, quand on lui amena quelqu’un qui lui devait dix mille talents (c’est-à-dire soixante millions de pièces d’argent). Comme cet homme n’avait pas de quoi rembourser, le maître ordonna de le vendre, avec sa femme, ses enfants et tous ses biens, en remboursement de sa dette. Alors, tombant à ses pieds, le serviteur demeurait prosterné et disait : ‘Prends patience envers moi, et je te rembourserai tout.’ Saisi de compassion, le maître de ce serviteur le laissa partir et lui remit sa dette. Mais, en sortant, ce serviteur trouva un de ses compagnons qui lui devait cent pièces d’argent. Il se jeta sur lui pour l’étrangler, en disant : ‘Rembourse ta dette !’ Alors, tombant à ses pieds, son compagnon le suppliait : ‘Prends patience envers moi, et je te rembourserai.’ Mais l’autre refusa et le fit jeter en prison jusqu’à ce qu’il ait remboursé ce qu’il devait. Ses compagnons, voyant cela, furent profondément attristés et allèrent raconter à leur maître tout ce qui s’était passé. Alors celui-ci le fit appeler et lui dit : ‘Serviteur mauvais ! je t’avais remis toute cette dette parce que tu m’avais supplié. Ne devais-tu pas, à ton tour, avoir pitié de ton compagnon, comme moi-même j’avais eu pitié de toi ?’ Dans sa colère, son maître le livra aux bourreaux jusqu’à ce qu’il eût remboursé tout ce qu’il devait. C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur. »
Patrick BRAUD