Il n’en restera pas pierre sur pierre
Il n’en restera pas pierre sur pierre
Homélie du 33° dimanche du Temps Ordinaire / Année C
17/11/2019
Cf. également :
Nourriture contre travail ?
« Même pas peur »…
La destruction créatrice selon l’Évangile
La « réserve eschatologique »
Et Notre-Dame brûlait…
En ce 15 avril 2019, les passants se figeaient devant le spectacle de l’incendie qui ravageait la toiture de la cathédrale. Scotchés devant les écrans des chaînes d’information, des milliers de visages scrutaient l’événement, ne sachant quoi penser. La tristesse s’affichait dans les propos de tous les commentateurs, à peine atténuée par les promesses de dons qui affluent déjà pour reconstruire le symbole blessé. Imaginez qu’à ce moment-là surgisse un homme – jeune encore – tenant ces propos devant les caméras de BFM ou de LCI : « vous pleurez pour le toit d’une cathédrale ? Mais viendra un jour où elle sera complètement détruite. Il n’en restera pas pierre sur pierre. Pourquoi vous attacher à des choses qui passent alors que l’éternel est à votre porte et que vous ne lui ouvrez pas ? » L’incompréhension et le rejet seraient unanimes ! Et pourtant, c’est bien ce que Jésus a déclaré sur le Temple de Jérusalem devant lequel tout le monde s’extasiait (cf. Lc 21, 5-19) ! De quoi se faire de solides ennemis dans chaque camp, politique ou religieux… Les spectateurs avides des crucifixions, gibets et autres guillotines utilisaient ces paroles pour tourner Jésus en ridicule :
« Les passants l’insultaient hochant la tête et disant: » Hé ! Toi qui détruis le sanctuaire et le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même en descendant de la croix. « (Mc 15,29)
Évidemment, vous objecterez (non sans raison) que les Évangiles ont été écrits dans les années 70 à 90 et que donc il était facile à ce moment de prédire la destruction du Temple, puisqu’elle avait déjà eu lieu en l’an 70. Le rédacteur a-t-il mis ces paroles sur les lèvres de Jésus en réfléchissant sur la catastrophe de la prise de Jérusalem par l’empereur Titus ? Ou bien s’est-il souvenu de ces paroles qui avaient tant choqué à l’époque, et qui maintenant trouvaient tout leur sens ? Difficile de trancher. L’essentiel est l’avertissement du Christ : « quand tu vois s’écrouler ce que tu as construit de plus beau, moi je peux le rebâtir à la manière divine et non plus humaine. »
Ces paroles sont si graves pour les juifs qu’ils en feront un motif de condamnation contre Jésus lors de son simulacre de procès :
« Nous l’avons entendu dire: « Moi, je détruirai ce sanctuaire fait de main d’homme et, en trois jours, j’en bâtirai un autre, qui ne sera pas fait de main d’homme. » » (Mc 14,58)
Annoncer l’éphémère des constructions humaines est donc risqué : le prix à payer peut être très élevé. Voilà pourquoi les prophètes sont si peu nombreux, aujourd’hui encore…
Jésus avait pleuré sur Jérusalem, pressentant que son aveuglement spirituel lui serait fatal :
« Quand il approcha de la ville et qu’il l’aperçut, il pleura sur elle. Il disait: » Si toi aussi tu avais su, en ce jour, comment trouver la paix…! Mais hélas ! Cela a été caché à tes yeux ! Oui, pour toi des jours vont venir où tes ennemis établiront contre toi des ouvrages de siège; ils t’encercleront et te serreront de toutes parts; ils t’écraseront, toi et tes enfants au milieu de toi; et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre, parce que tu n’as pas reconnu le temps où tu as été visitée. » (Lc 9, 41-44)
Rappelez-vous : le même avertissement avait été lancé au roi David. Pour prouver son attachement à YHWH et manifester à tous la gloire de son règne, David veut construire un Temple à Jérusalem. Le prophète Samuel le tance vertement : « comment oses-tu prétendre faire quelque chose pour Dieu sans lui demander ? Peux-tu l’enfermer dans une salle de pierre ? Es-tu conscient de l’orgueil et de la démesure de ce projet ? » YHWH renverse alors la perspective : « c’est moi qui te bâtirai une maison, ta dynastie royale, à travers ta descendance. Pour te le prouver, je t’annonce que c’est ton fils Salomon qui va me bâtir un Temple à ma demande, et non toi de ton propre gré (cf. 2S 7). Le rêve de grandeur du roi David s’évanouit : il apprend par cette ‘destruction’ symbolique que le salut est à accueillir et non à bâtir.
Une autre figure biblique du « il n’en restera pas pierre sur pierre » est Job bien sûr. Rappelez-vous son histoire, l’histoire du malheur innocent qui est de toutes les époques, pays ou religions. Job était heureux, comblé par une famille très nombreuse, des dizaines de serviteurs, des troupeaux innombrables. Le Satan veut insinuer en Dieu le doute sur les motivations de cet homme pieux et intègre : est-ce pour rien (gratuitement) que Job craint Dieu ? Alors, pour éprouver ce pour rien, Satan demande à Dieu d’autoriser que le malheur s’abatte sur la maisonnée de Job, puis sur Job lui-même.
« Est-ce pour rien que Job craint Dieu ? Ne l’as-tu pas protégé d’un enclos, lui, sa maison et tout ce qu’il possède ? Tu as béni ses entreprises, et ses troupeaux pullulent dans le pays. Mais veuille étendre ta main et touche à tout ce qu’il possède. Je parie qu’il te maudira en face ! » (Jb 1,9-11)
D’un seul coup, Job perd tout : ses dix enfants, ses serviteurs, ses troupeaux, toutes ses richesses. Puis il perd lui-même la santé : il est couvert d’ulcères, et l’on comprend bien en français que Job est ulcéré de ce qui lui arrive. C’est trop injuste ! Pourtant, Job ne renie pas sa foi : sans plus aucune contrepartie, il continue à faire confiance à Dieu.
« Sorti nu du ventre de ma mère, nu j’y retournerai. Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté : que le nom du Seigneur soit béni ! » (Jb 1,21)
Il ne reste plus pierre sur pierre de tout ce qu’il avait amassé durant sa vie entière, et pourtant il ne renie pas Dieu. Simplement, il se demande : pourquoi ? Avec une lancinante exigence, il écarte toute les théories culpabilisantes de ses amis et garde vivante la question : pourquoi ?
C’est donc que les destructions qui jalonnent notre itinéraire personnel pourraient bien avoir un autre sens que la catastrophe de l’instant. Devant un Temple qui est détruit, l’enjeu n’est pas de se lamenter, mais de se demander : pourquoi ? Ou plutôt : pour quoi, vers quoi ? Vers quoi cette catastrophe peut-elle me/nous mener ?
Quand tout est détruit, ne demandez pas pourquoi en regardant vers le passé, mais pour quoi en regardant devant : vers quoi peut mener cette destruction ?
Israël a par deux fois connu une destruction semblable à celle que Jésus prophétise : lors de l’exil à Babylone (en 570 av. J.-C.), et lors de la Shoah (= ‘catastrophe’ en hébreu) de 39-45. Car le Temple de Jérusalem a déjà été détruit en -587, lors de la prise de la ville par Nabuchodonosor roi de Babylone. Il s’en est suivi une déportation à Babylone, dont le roi d’Israël, Sédécias, devint le premier déporté, les yeux crevés par le vainqueur. Israël n’avait plus ni Temple, ni terre, roi, ni prophète : il aurait dû disparaître, rayé de la carte pour toujours. Cette destruction apparemment totale a pourtant débouché de façon inattendue sur le retour du peuple et une restauration religieuse plus fidèle à la loi de Moïse. Toujours la question du pour-quoi : à quoi peut mener cet écroulement complet ? Plutôt que de perdre son énergie à faire des théories sur l’inexplicable (d’où vient le malheur innocent ?), mieux vaut se concentrer sur ce qui peut advenir à partir de cette tabula rasa.
Ainsi a fait Israël après sa dispersion en 70 lors de la victoire romaine : pendant des siècles la diaspora juive a maintenu vivante traditions et coutumes, espérant contre toute espérance : « l’an prochain Jérusalem ! »
Ainsi a fait Israël après la deuxième grande déportation de son histoire, la Shoah nazie. Impossible d’expliquer ou de comprendre en fin de compte pourquoi six millions de juifs ont été exterminés dans les camps. Mieux vaut transformer cette catastrophe en moteur pour autre chose : la création de l’État d’Israël en 1948, la vigilance absolue sur l’antisémitisme en Europe etc.
Dans notre existence personnelle également, il y a des moments où il nous semble qu’il ne subsiste plus rien, pas pierre sur pierre, de tout ce que nous avions construit auparavant. Vous l’avez peut-être déjà expérimenté au moment d’un divorce, d’un diagnostic d’une maladie incurable, d’un handicap qui change tout, d’un licenciement qui vient tout remettre en question… Le témoignage de Martin Gray dans les années 70, garde toute sa force. Par deux fois il a perdu sa femme et ses enfants : dans le ghetto de Varsovie d’abord, puis dans un incendie dans le sud de la France où il avait refait sa vie. À chaque fois, effondré, il s’est demandé où tout cela le conduisait. Et il a reconstruit, « au nom de tous les miens » (Ed. Robert Laffont, 1971). On entend là comme un écho du poème de Rudyard Kipling invitant son fils à affronter les destructions futures qui jalonneront son existence (poème de 1909) :
Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir ; […]
Tu seras un homme, mon fils.
Repartir de rien demande un courage surhumain. Certains, anéantis après avoir tout perdu, sombrent dans la dépression, fuient dans l’alcool ou la drogue, ou deviennent des fauves par haine de la société. Qui pourrait les juger, tant l’épreuve est destructrice ?
D’autres reçoivent mystérieusement le courage de se relever, et transforment le malheur qui leur est arrivé en source de compassion pour les autres, d’entraide avec ceux à qui il arrive la même chose.
Bien des fois, il ne reste plus pierre sur pierre des beaux édifices que nous avions élevés. Au lieu de nous plaindre, de nous lamenter, de déprimer, entendons le Christ qui nous promet d’intervenir lui-même sur les ruines de notre orgueil passé :
« C’est moi qui vous donnerai un langage et une sagesse à laquelle tous vos adversaires ne pourront ni résister ni s’opposer. […] Pas un cheveu de votre tête ne sera perdu. C’est par votre persévérance que vous garderez votre vie. »
LECTURES DE LA MESSE
PREMIÈRE LECTURE
« Pour vous, le Soleil de justice se lèvera » (Ml 3, 19-20a)
Lecture du livre du prophète Malachie
Voici que vient le jour du Seigneur, brûlant comme la fournaise. Tous les arrogants, tous ceux qui commettent l’impiété, seront de la paille. Le jour qui vient les consumera, – dit le Seigneur de l’univers –, il ne leur laissera ni racine ni branche. Mais pour vous qui craignez mon nom, le Soleil de justice se lèvera : il apportera la guérison dans son rayonnement.
PSAUME
(Ps 97 (98), 5-6, 7-8, 9)
R/ Il vient, le Seigneur,gouverner les peuples avec droiture. (cf. Ps 97, 9)
Jouez pour le Seigneur sur la cithare, sur la cithare et tous les instruments ;
au son de la trompette et du cor, acclamez votre roi, le Seigneur !
Que résonnent la mer et sa richesse, le monde et tous ses habitants ;
que les fleuves battent des mains, que les montagnes chantent leur joie.
Acclamez le Seigneur, car il vient pour gouverner la terre,
pour gouverner le monde avec justice et les peuples avec droiture !
DEUXIÈME LECTURE
« Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus » (2 Th 3, 7-12)
Lecture de la deuxième lettre de saint Paul apôtre aux Thessaloniciens
Frères, vous savez bien, vous, ce qu’il faut faire pour nous imiter. Nous n’avons pas vécu parmi vous de façon désordonnée ; et le pain que nous avons mangé, nous ne l’avons pas reçu gratuitement. Au contraire, dans la peine et la fatigue, nuit et jour, nous avons travaillé pour n’être à la charge d’aucun d’entre vous. Bien sûr, nous avons le droit d’être à charge, mais nous avons voulu être pour vous un modèle à imiter. Et quand nous étions chez vous, nous vous donnions cet ordre : si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus. Or, nous apprenons que certains d’entre vous mènent une vie déréglée, affairés sans rien faire. À ceux-là, nous adressons dans le Seigneur Jésus Christ cet ordre et cet appel : qu’ils travaillent dans le calme pour manger le pain qu’ils auront gagné.
ÉVANGILE
« C’est par votre persévérance que vous garderez votre vie » (Lc 21, 5-19)
Alléluia. Alléluia.Redressez-vous et relevez la tête, car votre rédemption approche. Alléluia. (Lc 21, 28)
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
En ce temps-là, comme certains disciples de Jésus parlaient du Temple, des belles pierres et des ex-voto qui le décoraient, Jésus leur déclara : « Ce que vous contemplez, des jours viendront où il n’en restera pas pierre sur pierre : tout sera détruit. » Ils lui demandèrent : « Maître, quand cela arrivera-t-il ? Et quel sera le signe que cela est sur le point d’arriver ? » Jésus répondit : « Prenez garde de ne pas vous laisser égarer, car beaucoup viendront sous mon nom, et diront : ‘C’est moi’, ou encore : ‘Le moment est tout proche.’ Ne marchez pas derrière eux ! Quand vous entendrez parler de guerres et de désordres, ne soyez pas terrifiés : il faut que cela arrive d’abord, mais ce ne sera pas aussitôt la fin. » Alors Jésus ajouta : « On se dressera nation contre nation, royaume contre royaume. Il y aura de grands tremblements de terre et, en divers lieux, des famines et des épidémies ; des phénomènes effrayants surviendront, et de grands signes venus du ciel.
Mais avant tout cela, on portera la main sur vous et l’on vous persécutera ; on vous livrera aux synagogues et aux prisons, on vous fera comparaître devant des rois et des gouverneurs, à cause de mon nom. Cela vous amènera à rendre témoignage. Mettez-vous donc dans l’esprit que vous n’avez pas à vous préoccuper de votre défense. C’est moi qui vous donnerai un langage et une sagesse à laquelle tous vos adversaires ne pourront ni résister ni s’opposer. Vous serez livrés même par vos parents, vos frères, votre famille et vos amis, et ils feront mettre à mort certains d’entre vous. Vous serez détestés de tous, à cause de mon nom. Mais pas un cheveu de votre tête ne sera perdu. C’est par votre persévérance que vous garderez votre vie. »
Patrick BRAUD