L'homélie du dimanche (prochain)

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26 décembre 2024

Sainte Famille : pourquoi nous as-tu fait cela ?

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 4 h 00 min

Sainte Famille : pourquoi nous as-tu fait cela ?

 

Homélie pour la fête de la Sainte Famille / Année C
29/12/24


Cf. également :

Qu’as-tu que tu n’aies reçu ?
Une sainte famille « ruminante »
Fêter la famille, multiforme et changeante
La vieillesse est un naufrage ? Honore la !
La Sainte Famille : le mariage homosexuel en débat
Une famille réfugiée politique
Familles, je vous aime ?
Anne, la 8ème femme prophète : discerner le moment présent
Le vieux couple et l’enfant
Aimer nos familles « à partir de la fin »

 

1. L’angoisse des parents d’enfants fugueurs

Fugues statsImaginez : vous êtes le père, la mère d’un enfant de 12 ans, et ce soir il n’est pas revenu de l’école alors qu’il est plus de 20 heures. Ou bien ce matin sa chambre est vide alors que c’était l’heure de prendre le bus. Un début de panique vous saisit. Vous lui téléphonez, mais vous tombez à chaque fois sur son répondeur. Vous interrogez ses copains, ses professeurs, mais personne ne l’a vu aujourd’hui. L’angoisse monte et vous voulez vous empêcher de penser au pire : accident, enlèvement, mauvaise rencontre…

Eh bien, cette angoisse-là étreint plus de 100 familles par jour en France ! En effet, plus de 40 000 mineurs ont été signalés disparus en 2023 en France, soit plus de 110 enfants par jour. 96 % des disparitions sont des fugues, faites par des enfants de plus en plus jeunes.

 

Le mot angoisse (δυνωodunao) utilisé ici par Luc n’apparaît que 4 fois dans le Nouveau Testament, et uniquement sous la plume de Luc. En Lc 2,48 dans l’épisode au Temple de notre dimanche (« Mon enfant, pourquoi as-tu agi de la sorte avec nous ? Voici, ton père et moi, nous te cherchions avec angoisse ») ; deux fois en Lc 16,24‑25 pour décrire les souffrances du riche séparé du pauvre Lazare par un gouffre infranchissable (« Je souffre terriblement (δυνμαι) dans cette fournaise. – Mon enfant, répondit Abraham, rappelle-toi : tu as reçu le bonheur pendant ta vie, et Lazare, le malheur pendant la sienne. Maintenant, lui, il trouve ici la consolation, et toi, tu souffres (δυνσαι) » ; et en Ac 20,38 lorsque les chrétiens de la ville de Milet voient Paul embarquer sur un navire et prennent conscience qu’ils ne le reverront plus (il leur annonce son martyre proche) : « ils étaient affligés (ὀδυνώμενοι) surtout de la parole qu’il avait dite : “Vous ne verrez plus mon visage” ».

Luc parle donc d’une angoisse devant l’absence d’un être cher, devant le gouffre qui se creuse entre lui et nous.

Marie ose dire Jésus qu’elle a souffert avec Joseph de cette angoisse-là : l’angoisse des parents devant l’absence inexpliquée d’un enfant fugueur.

 

Nul doute qu’en écrivant cela vers l’an 80, Luc pense aux chrétiens qu’il connaît, en situation très difficile à cause des persécutions multiples de la part des juifs et des Romains. Les Églises locales souffrent de n’avoir plus le Christ à leurs côtés, alors qu’elles croyaient sa venue dans la gloire imminente et éclatante. Jean comparera ces persécutions à un déchaînement de violence bestiale contre les nouveau-nés de la femme, c’est-à-dire contre les baptisés de l’Église figurée par Marie : « Alors le Dragon se mit en colère contre la Femme, il partit faire la guerre au reste de sa descendance, ceux qui observent les commandements de Dieu et gardent le témoignage de Jésus » (Ap 12,17).

Marie, figure de l’Église, permet à Luc de dire à ces communautés : vous avez l’impression d’être abandonnés, qu’on vous fait la guerre ; vous cherchez le Christ sans le trouver, vous souffrez à cause de lui, et  lui semble si loin ? Regardez Marie cherchant Jésus dans le convoi des pèlerins (figurant l’Église) sans le trouver, suivez ses parents qui remontent à la source pour comprendre enfin ce qui leur arrive.

 

2. Comprendre ce qui nous arrive

« Pourquoi nous as-tu fait cela ? »

Sainte Famille : pourquoi nous as-tu fait cela ? dans Communauté spirituelle marie_meditantChercher à comprendre les raisons d’une fugue, d’un départ, d’une absence, est bien notre premier réflexe : pourquoi es-tu parti ? Dans le cas d’une fugue d’un mineur, les causes les plus courantes sont bien connues. Le service d’accueil téléphonique SOS Enfants disparus, créé par la Fondation pour l’enfance afin d’accompagner, entre autres, les familles des jeunes fugueurs dans leurs recherches relève toutes ces raisons : l’adolescent(e) part à la suite d’un conflit avec sa famille, quelquefois mineur : c’est une manière de tester le lien qui l’unit à ses parents, et l’affection qu’on lui porte. Ou bien il réagit à des événements qui se sont déroulés parfois longtemps auparavant, qu’il ou elle ne peut d’un coup plus supporter. « Ainsi, note une intervenante, de cette adolescente victime de violences familiales, deux ans auparavant. Ou bien au contraire, le jeune part parce qu’il lui est impossible de vider un conflit, comme ce fils de 14 ans d’une mère si déprimée qu’elle pleurait sans cesse, et ne lui laissait pas la possibilité d’exprimer ses propres difficultés. La fugue peut être une réaction à des conflits et des difficultés graves, mais il y a aussi des adolescents n’ayant jamais connu de limites, qui fuguent parce qu’ils sont incapables de supporter la moindre frustration, qu’ils prennent pour des privations, comme cette jeune fille de 13 ans, partie au motif qu’on lui interdisait de sortir en boîte de nuit tous les soirs, ou cet autre, à qui on refusait un téléphone portable ».

Quelle que soit la raison, les parents auront tendance à culpabiliser : qu’est-ce que j’ai loupé pour que cela arrive ? Que faut-il que je change ?

 

Dans le récit de Luc, aucune des raisons habituelles n’explique la fugue de Jésus. Il n’a rien à reprocher à ses parents. Aucun événement familial ne l’a traumatisé. Les psychologues de tous poils ne pourraient lui arracher aucun souvenir nocif concernant ses parents. Les tenants de la culture de l’excuse ne pourraient invoquer aucun déterminisme de classe sociale, de pauvreté ou d’éducation. En cela, l’absence de Jésus trois jours au Temple n’est pas une fugue classique.

 

jesus%2Ba%2B12%2Bans%2Bau%2Btemple%2B%25284%2529 avenir dans Communauté spirituelleLe symbolisme de ses 12 ans devrait nous mettre sur la piste : c’est de la plénitude d’Israël (les 12 tribus), de l’Église (les 12 apôtres) qu’il est question. Cette Église–Israël vit comme son maître la Passion-Résurrection (d’où les 3 jours comme pour Jésus au tombeau). Elle est en pèlerinage, comme en exil dans ce monde, vers la maison du Père. Le récit de Luc est éminemment pascal. Le texte est marqué par le vocabulaire de la Résurrection et notamment celui du récit des pèlerins d’Emmaüs (Lc 24,13-35). Ainsi, la scène se déroule à Jérusalem (24,33) et Luc fait référence à la fête de Pâque (22,15), on cherche Jésus (24,5) sur le chemin (24.32.35), et on le retrouve (24,33) au bout de trois jours (24.21). Dans le récit d’Emmaüs, nous entendrons aussi les verbes retourner (24.32), monter (24.38) et comprendre (24,45). Et comme, Jésus se tient au milieu des docteurs de la Loi, Jésus se tiendra au milieu des disciples (24,36). De même, l’annonce de la résurrection extasie les disciples d’Emmaüs, comme les paroles de l’enfant au sein du Temple. Le parallèle est frappant : la « fugue » de Jésus est pour Luc l’anticipation de la Résurrection et de la glorification auprès du Père.

 

La Résurrection est donc la clé pour comprendre - a posteriori - les absences du Christ qui nous ont déroutés tout au long de notre pèlerinage. Marie devine intuitivement qu’il lui faut stocker toutes ces informations sur son disque dur intérieur, jusqu’à ce qu’elle puisse les déchiffrer, les interpréter, grâce à la clé de déchiffrement que sera la Pâque de son fils.

 

Nous avons le privilège sur Marie d’avoir déjà reçu cette clé pascale qui nous permet de déchiffrer les angoisses, les absences qui jalonnent notre parcours sur terre. Il « suffit »  pour cela de s’asseoir, de méditer comme Marie afin de relire tous ces événements à la lumière de la Résurrection du Christ…

 

3. Transformer nos pourquoi en pour-quoi 

C’est la réponse de Jésus qui met Marie sur la voie. Elle arrive avec son paquet d’introspection angoissée et douloureuse, en regardant en arrière, vers le passé : ‘qu’est-ce qui dans le vécu de notre famille justifierait cette distance que tu mets entre nous ?’ Aujourd’hui, on mettrait en place une cellule psychologique pour l’accompagner. On convoquerait des sociologues pour expliquer les milliers de fugues adolescentes. On proposerait une thérapie à Jésus pour qu’il découvre ce dont il souffrait pour agir ainsi.

 

Jésus retourne radicalement cette perspective : ne cherchez pas en arrière, mais regardez devant. Ne t’épuise pas à faire la liste des occasions manquées, des oublis, des conflits. Crois seulement qu’un avenir t’est offert, t’est ouvert. Car cet avenir vient vers toi, il t’ad-vient, sans commune mesure avec ce qui a précédé. N’est-ce pas le sens de l’Avent qui t’a préparé à Noël ?

Au lieu de sombrer dans la dépression des « pourquoi ?’, mobilise-toi dans la réalisation des « pour-quoi » : en vue de quoi cela est-il arrivé ? Que peux-tu faire de ce qui est là ?

Pourquoi Pour quoi

 

Il y a quelques années, une amie m’avait demandé  de participer à une neuvaine de prière mariale pour que son mari guérisse de son cancer. Je lui avais dit : « tu sais, un cancer du pancréas à ce stade avancé, Marie n’y pourra rien. Mais je prierai pour lui afin qu’il soit entouré d’amour pour partir en paix et qu’il ait la force de mener ce combat sans désespérer ». Cette amie a mobilisé tout un réseau ‘très catho’ de groupe de prières demandant à Marie la guérison de son mari. Évidemment, le cancer du pancréas l’a emporté en quelques mois, comme c’est la règle hélas. Mon amie m’a écrit : « je réfléchis sur la prière du Christ à Gethsémani : que ta volonté soit faite, et non la mienne. J’ai demandé la guérison pour mon mari, et c’est la mort qui est venue. Mon défi est maintenant de comprendre pour-quoi, en vue de quoi c’est arrivé. Je suis sûr qu’avec Dieu et Marie, quelque chose sortira de cette catastrophe ».

 

500_F_29954860_0cv2Xj8FeEWv6U0dq6BBot5CTRbzAMo1 MarieToujours la question du pour-quoi : à quoi peut mener cet écroulement complet ? Plutôt que de perdre son énergie à faire des théories sur l’inexplicable (d’où vient le malheur innocent ?), mieux vaut se concentrer sur ce qui peut advenir à partir de cette tabula rasa.

Et c’est bien ce que fait Marie : elle va laisser décanter tous ces événements en son cœur, mais acceptera que Jésus soit désormais entièrement consacré à sa mission, même si cela va la transpercer. Puisque « être chez son Père » est sa raison de vivre, Marie le laissera vivre ainsi, en l’accompagnant avec amour jusqu’au bout, jusqu’au bout de sa tendresse maternelle pleurant sur son fils flagellé, humilié, dégradé, crucifié. Après Pâques, elle comprendra…

 

L’enjeu est bien cela pour nous qui nous situons après Pâques : transformer nos pourquoi en pour-quoi, découvrir où l’Esprit du Christ nous mène à travers les angoisses, les souffrances, les amours, les absences qui jalonnent notre pèlerinage, et y collaborer de toutes nos forces.

 



LECTURES DE LA MESSE

Première lecture
« Samuel demeurera à la disposition du Seigneur tous les jours de sa vie » (1 S 1, 20-22.24-28)

Lecture du premier livre de Samuel
Elcana s’unit à Anne sa femme, et le Seigneur se souvint d’elle. Anne conçut et, le temps venu, elle enfanta un fils ; elle lui donna le nom de Samuel (c’est-à-dire : Dieu exauce) car, disait-elle, « Je l’ai demandé au Seigneur. » Elcana, son mari, monta au sanctuaire avec toute sa famille pour offrir au Seigneur le sacrifice annuel et s’acquitter du vœu pour la naissance de l’enfant. Mais Anne n’y monta pas. Elle dit à son mari : « Quand l’enfant sera sevré, je l’emmènerai : il sera présenté au Seigneur, et il restera là pour toujours. » Lorsque Samuel fut sevré, Anne, sa mère, le conduisit à la maison du Seigneur, à Silo ; l’enfant était encore tout jeune. Anne avait pris avec elle un taureau de trois ans, un sac de farine et une outre de vin. On offrit le taureau en sacrifice, et on amena l’enfant au prêtre Éli. Anne lui dit alors : « Écoute-moi, mon seigneur, je t’en prie ! Aussi vrai que tu es vivant, je suis cette femme qui se tenait ici près de toi pour prier le Seigneur. C’est pour obtenir cet enfant que je priais, et le Seigneur me l’a donné en réponse à ma demande. À mon tour je le donne au Seigneur pour qu’il en dispose. Il demeurera à la disposition du Seigneur tous les jours de sa vie. » Alors ils se prosternèrent devant le Seigneur.

Psaume
(Ps 83 (84), 2-3, 5-6, 9-10)
R/ Heureux les habitants de ta maison, Seigneur !
 (Ps 83, 5a)

De quel amour sont aimées tes demeures,
Seigneur, Dieu de l’univers.
Mon âme s’épuise à désirer les parvis du Seigneur ;
mon cœur et ma chair sont un cri vers le Dieu vivant !

Heureux les habitants de ta maison :
ils pourront te chanter encore !
Heureux les hommes dont tu es la force :
des chemins s’ouvrent dans leur cœur !

Seigneur, Dieu de l’univers, entends ma prière ;
écoute, Dieu de Jacob.
Dieu, vois notre bouclier,
regarde le visage de ton messie.

Deuxième lecture
« Nous sommes appelés enfants de Dieu – et nous le sommes » (1 Jn 3, 1-2.21-24)

Lecture de la première lettre de saint Jean
Bien-aimés, voyez quel grand amour nous a donné le Père pour que nous soyons appelés enfants de Dieu – et nous le sommes. Voici pourquoi le monde ne nous connaît pas : c’est qu’il n’a pas connu Dieu. Bien-aimés, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. Nous le savons : quand cela sera manifesté, nous lui serons semblables car nous le verrons tel qu’il est.
Bien-aimés, si notre cœur ne nous accuse pas, nous avons de l’assurance devant Dieu. Quoi que nous demandions à Dieu, nous le recevons de lui, parce que nous gardons ses commandements, et que nous faisons ce qui est agréable à ses yeux.
Or, voici son commandement : mettre notre foi dans le nom de son Fils Jésus Christ, et nous aimer les uns les autres comme il nous l’a commandé. Celui qui garde ses commandements demeure en Dieu, et Dieu en lui ; et voilà comment nous reconnaissons qu’il demeure en nous, puisqu’il nous a donné part à son Esprit.

Évangile
« Les parents de Jésus le trouvèrent au milieu des docteurs de la Loi » (Lc 2, 41-52)
Alléluia. Alléluia. 
Seigneur, ouvre notre cœur pour nous rendre attentifs aux paroles de ton Fils. Alléluia. (cf. Ac 16, 14b)

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
Chaque année, les parents de Jésus se rendaient à Jérusalem pour la fête de la Pâque. Quand il eut douze ans, ils montèrent en pèlerinage suivant la coutume. À la fin de la fête, comme ils s’en retournaient, le jeune Jésus resta à Jérusalem à l’insu de ses parents. Pensant qu’il était dans le convoi des pèlerins, ils firent une journée de chemin avant de le chercher parmi leurs parents et connaissances. Ne le trouvant pas, ils retournèrent à Jérusalem, en continuant à le chercher.
C’est au bout de trois jours qu’ils le trouvèrent dans le Temple, assis au milieu des docteurs de la Loi : il les écoutait et leur posait des questions, et tous ceux qui l’entendaient s’extasiaient sur son intelligence et sur ses réponses. En le voyant, ses parents furent frappés d’étonnement, et sa mère lui dit : « Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Vois comme ton père et moi, nous avons souffert en te cherchant ! » Il leur dit : « Comment se fait-il que vous m’ayez cherché ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? » Mais ils ne comprirent pas ce qu’il leur disait.
Il descendit avec eux pour se rendre à Nazareth, et il leur était soumis. Sa mère gardait dans son cœur tous ces événements. Quant à Jésus, il grandissait en sagesse, en taille et en grâce, devant Dieu et devant les hommes.
Patrick BRAUD

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1 décembre 2024

La rumeur de Dieu

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

La rumeur de Dieu

 

Homélie pour le 2° Dimanche de l’Avent / Année C
08/12/24

Cf. également :
Rendez droits ses sentiers
Réinterpréter Jean-Baptiste
Devenir des précurseurs
Crier dans le désert
Le Verbe et la voix
Maintenant, je commence
Le courage pascal
Yardén : le descendeur
Comme l’oued au désert 

 

Le grognement démocratique des gorilles

La rumeur de Dieu dans Communauté spirituelleEntre voix et parole, les animaux ont développé des codes pour se comprendre et décider ensemble. Une très sérieuse étude scientifique vient de le confirmer pour les gorilles de l’Ouest de l’Afrique. Ces gorilles sont obligés de se déplacer fréquemment pour cueillir de nouveaux fruits et végétaux, tout en assurant la sécurité du groupe. Comment font-ils pour décider de partir ? En « votant », par des grognements valant approbation ou non lorsque l’un d’entre eux se lève et montre une direction.

Il est intéressant de noter que le mot « ragot » en français désignait autrefois le grognement d’un jeune sanglier : ragoter, répandre des ragots était alors comparé à des grognements de sangliers immatures…


Entre voix et parole, les grognements démocratiques des gorilles nous rappellent le lien entre les deux, qui est justement l’objet de l’Évangile de ce dimanche : « Voix de celui qui crie dans le désert : Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers. Tout ravin sera comblé, toute montagne et toute colline seront abaissées ; les passages tortueux deviendront droits, les chemins rocailleux seront aplanis ; et tout être vivant verra le salut de Dieu » (Lc 3, 1‑6). Jean-Baptiste est la voix, Jésus est la Parole (Logos en grec). L’enjeu du récit au désert de Transjordanie semble bien être celui-là : passer de la voix à la Parole. Pas facile pour les animaux humains que nous sommes : nous grognons souvent comme les gorilles, peinant dans l’élaboration d’un langage chrétien !

Peut-être allons-nous trop vite au Christ sans prendre le temps de passer par Jean-Baptiste ? Peut-il y avoir une parole sans voix ? Les orthodoxes le savent mieux que nous, eux qui peignent systématiquement Jean-Baptiste en poils de chameau sur les portes de l’iconostase, comme s’il était un passage obligé.

 

Le smartphone du Christ

1000_F_92370900_jxR6p3eQ9jLEfgd2yjYXNtOV4Nr95Hoe Jean Baptiste dans Communauté spirituelleDe fait, sans Jean-Baptiste pas de Messie-Christ !

Il est véritablement l’humus prophétique sur lequel a prospéré son cousin Jésus. Il avait rassemblé des disciples qu’il donna généreusement à son cadet. Et surtout il a campé la toile de fond sur lequel Jésus va pouvoir se détacher : le pardon des péchés, la conversion, la préparation de la venue du Messie, le salut de Dieu (Is 40,3). C’est pourquoi Jean-Baptiste est à Jésus ce que la voix est à la parole : le substrat indispensable pour pouvoir parler de façon articulée, le terreau anthropologique sur lequel va pousser la culture chrétienne grâce au langage parlé et écrit.

 

En grec, Luc l’appelle « phone » (‘φων, fōnē) : la voix. La téléphonie vient de là, et le smartphone vissé à notre oreille n’est jamais que l’avatar technologique de Jean-Baptiste : une condition indispensable pour communiquer, se comprendre, recevoir et émettre des messages à d’autres humains. « Smart » (en anglais : intelligent, adapté, malin), Jean-Baptiste l’est tout autant que nos téléphones de poche : il est ajusté à la communication que le Christ va faire à partir de lui ; il est assez intelligent pour s’effacer derrière le message dont il n’est qu’un émetteur-récepteur ; il est assez droit et juste pour préparer fidèlement la réception de la parole du Christ.

Avoir une vocation de smartphone pourrait bien être une noble ambition spirituelle finalement ! En tout cas, cette voix, nourrie de sauterelles sauvages et vêtue de poils de chameau se fait entendre tout le long du Jourdain : tel un bulldozer labourant le terrain, Jean-Baptiste prépare la prise de parole de son cousin, et sa prédication fait du bruit !

 

Faire courir la rumeur mieux que la calomnie

On peut traduire l’activité de Jean-Baptiste en la rapprochant des actuels influenceurs  sur YouTube, Facebook, TikTok et autres réseaux sociaux. Leur métier (Beruf en allemand = vocation) est de répandre des bruits, des informations (vraies ou fausses, hélas !), des scoops, bref : ils créent la rumeur. Ils propagent des envies de consommer, de s’amuser, de se cultiver. En propageant une rumeur, ils suscitent et amplifient les ondes de désir qui mettent les internautes en mouvement pour adopter tel comportement ou acheter tel produit.

 

Ce rôle social de la rumeur est vieux comme le monde !

Dans les poèmes homériques (IX° siècle av. J.-C.), la personnification de la rumeur se nomme Ὄσσα (Ossa). On peut lire dans l’Iliade : « Les troupes grecques s’avançaient en ligne sur le bord de la mer profonde, marchant par masses vers la place. Parmi elles, comme une traînée de feu, s’étendait la Rumeur [Ossa], qui les poussait à venir, messagère de Zeus ; et elles se rassemblaient » (2,93). Et dans l’Odyssée : « Cependant la Rumeur  [Ossa], cette prompte messagère, parcourut la ville en tous sens, annonçant la mort terrible et le trépas des prétendants de Pénélope » (24,413-414). Les métaphores aujourd’hui encore utilisées pour désigner la rumeur sont déjà présentes : elle est rapide, elle se propage comme le feu, elle court, et la rumeur attise les passions.

En français, le mot rumeur désigne un bruit confus, portant une information à déchiffrer : la rumeur de la mer, de la ville, d’une émeute ; la rumeur de sainteté qui entoure la mort d’une figure spirituelle etc.

Elle a tout d’un être vivant, autonome et même incontrôlable. C’est pourquoi les personnifications de la rumeur ont pu en faire une puissance extérieure à l’homme, de nature quasi divine. C’est pourquoi aussi les métaphores de la rumeur la décrivent comme un être biologique et animé : la rumeur naît, vit et meurt, elle se multiplie, elle mute, elle court, elle vole, elle ressurgit, elle rampe, elle blesse et elle tue. Pour arrêter une rumeur, il faut lui « tordre le cou ».

 

Elle peut également devenir calomnie, lorsqu’elle colporte mensonges et déformations de la vérité. Elle se développe alors comme un cancer, avec ses stades d’incubation, ses métastases, puis sa résorption.

L’air de la calomnie du Barbier de Séville de Rossini en décrit la maléfique puissance :


C’est d’abord rumeur légère,
Un petit vent rasant la terre.
Puis doucement,
Vous voyez calomnie
Se dresser, s’enfler, s’enfler en grandissant.
Fiez-vous à la maligne envie,
Ses traits dressés adroitement,
Piano, piano, piano, piano,
Piano, par un léger murmure,
D’absurdes fictions
Font plus d’une blessure
Et portent dans les cœurs
Le feu, le feu de leurs poisons.


Le mal est fait, il chemine, il s’avance ;
De bouche en bouche il est porté
Puis riforzando il s’élance ;
C’est un prodige, en vérité.
Mais enfin rien ne l’arrête,
C’est la foudre, la tempête.
Mais enfin rien ne l’arrête,
C’est la foudre, la tempête.
Un crescendo public, un vacarme infernal
Un vacarme infernal
Elle s’élance, tourbillonne,
Étend son vol, éclate et tonne,
Et de haine aussitôt un chorus général,
De la proscription a donné le signal
Et l’on voit le pauvre diable,
Menacé comme un coupable,
Sous cette arme redoutable
Tomber, tomber terrassé.

Eh bien, l’enjeu de Jean-Baptiste au désert, c’est de convertir l’air de la calomnie en rumeur de Dieu, avec la même puissance de propagation et d’émotion ! 

 

9780385066303_p0_v2_s1200x630 paroleRépandre la rumeur de Dieu [1] autour de nous comme Jean-Baptiste, c’est créer les conditions de l’acte de croire, c’est rendre possible l’ouverture au transcendant, c’est labourer le terrain des croyances, des idées, des représentations, afin que l’Évangile puisse y trouver un humus favorable, un terreau fertile.

 

La rumeur de Dieu est de l’ordre de la voix. Ce n’est pas encore la Parole, annonce explicite. Mais sans elle, la Parole tombe à plat, telles les graines du semeur sur le chemin pierreux.

La rumeur possède un pouvoir attractif comparable à celui des bonbons et autres sucreries placées stratégiquement près des caisses de nos supermarchés : les enfants ne résistent pas à les goûter. On picore, on en reprend, et c’est tellement addictif qu’on peut se gaver devant la télé sans s’en apercevoir…

L’idée est alors de convertir ce pouvoir addictif de la rumeur en attirance vers Dieu !

Un illustre jésuite, Joseph Moingt, raconte dans un de ses livres [2] comment il est devenu jésuite, grâce à la rumeur de Dieu qui lui est parvenue par des témoins, des rencontres. Puis il relit les évangiles comme le début de la propagation d’une rumeur inouïe sur Jésus.

Qui est ce Jésus de Nazareth ? Un homme devenu Fils de Dieu par sa résurrection des morts ? C’est ce que raconte la rumeur qui se répand après sa résurrection. Un Fils de Dieu descendu sur terre et devenu homme ? C’est ce que proclame très tôt la foi chrétienne. Analysant les fondements de cette rumeur, Joseph Moingt cherche comment s’est opéré ce retournement et à travers quelles étapes et quelles hésitations s’est construit le dogme du Verbe incarné.

 

Répandre la rumeur de Dieu autour de nous est beaucoup plus profond que simplement engager une apologétique abstraite. Il s’agit de montrer, en actes d’abord, qu’il est possible de redresser ce qui est tordu, d’aplanir ce qui est orgueilleux, de combler les fossés séparant les hommes, bref de préparer le chemin pour que l’Évangile soit ensuite accueilli, crédible, attractif.

 

Faire courir la rumeur dans le désert, tout le long du Jourdain

Jean-Baptiste prêche dans le désert, c’est bien connu. Trop connu d’ailleurs, car l’expression en français est synonyme d’incompréhension et d’inefficacité. Visiblement, avec Jean-Baptiste, c’est l’inverse ! Il parcourt la région du Jourdain et soulève  l’enthousiasme des foules de pénitents qui se pressent autour de lui pour recevoir son baptême. Mais il ne fait pas entendre la rumeur de Dieu à Jérusalem, à Jéricho ou Césarée. Non : sa voix résonne dans les déserts jalonnant le Jourdain, de Massada à Tibériade.

Yardén : le descendeurSouvenez-vous : le Jourdain est le Descendeur (Yardèn en hébreu), celui qui descend de la montagne de l’Hermon au Liban, torrent clair et impétueux, puis se charge de tous les déchets et impuretés des villes traversées pour finir en dessous du niveau de la mer dans la Mer Morte. Autrement dit : le Jourdain est la parabole d’un dieu qui descend au plus bas de notre humanité. Répandre la rumeur de Dieu ne se fait pas dans les palais, les thermes ou les arènes : Jean-Baptiste va rejoindre les plus humbles, les plus ordinaires, les plus bas, pour leur faire entendre cette rumeur d’un Dieu-pardon. Lui-même fit l’expérience de sa vocation au désert, lieu symbolique de notre quête intérieure lorsque nous acceptons d’avoir faim et soif d’autre chose, lorsque nous évacuons nos idoles pour faire place nette.

 

Dans quel désert, le long de quel Jourdain sommes-nous aujourd’hui appelés à répandre la rumeur de Dieu ?

Pour certains, ce sera le Jourdain de la recherche scientifique, s’interrogeant plus que jamais sur la complexité du réel et l’émergence de la vie. Pour d’autres, ce sera la Silicon Valley et les promesses du transhumanisme, annonçant un saut dans l’évolution de notre espèce avec la fusion homme-machine.

Pour la plupart d’entre nous, ce sera notre famille, notre entreprise, notre quartier, notre vie amicale et associative.

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Avant de proclamer explicitement Jésus-Christ ressuscité, prenons le temps d’être Jean-Baptiste, préparant les chemins du Seigneur, dégageant les possibilités de croire dans notre culture et notre histoire.

________________________________________

 [1]. C’est le titre français d’un ouvrage du sociologue américain Peter Burger : A Rumor of Angels: Modern Society and the Rediscovery of the Supernatural, Peter L. Berger, Ed. Doubleday, 1969. Il y explore les pistes possibles du retour du surnaturel dans nos sociétés sécularisées.

[2]. Joseph Moingt, L’Homme qui venait de Dieu, Cerf, Collection Cogitatio Fidei n° 176, 1999.

Marie-Madeleine et les disciples répandent la rumeur de la résurrection de Jésus
dans La Passion d’Adrian Snell

(mettre les sous-titres)

LECTURES DE LA MESSE


Première lecture

« Dieu va déployer ta splendeur » (Ba 5, 1-9)


Lecture du livre du prophète Baruc

Jérusalem, quitte ta robe de tristesse et de misère, et revêts la parure de la gloire de Dieu pour toujours, enveloppe-toi dans le manteau de la justice de Dieu, mets sur ta tête le diadème de la gloire de l’Éternel. Dieu va déployer ta splendeur partout sous le ciel, car Dieu, pour toujours, te donnera ces noms : « Paix-de-la-justice » et « Gloire-de-la-piété-envers-Dieu ». Debout, Jérusalem ! tiens-toi sur la hauteur, et regarde vers l’orient : vois tes enfants rassemblés du couchant au levant par la parole du Dieu Saint ; ils se réjouissent parce que Dieu se souvient. Tu les avais vus partir à pied, emmenés par les ennemis, et Dieu te les ramène, portés en triomphe, comme sur un trône royal. Car Dieu a décidé que les hautes montagnes et les collines éternelles seraient abaissées, et que les vallées seraient comblées : ainsi la terre sera aplanie, afin qu’Israël chemine en sécurité dans la gloire de Dieu. Sur l’ordre de Dieu, les forêts et les arbres odoriférants donneront à Israël leur ombrage ; car Dieu conduira Israël dans la joie, à la lumière de sa gloire, avec sa miséricorde et sa justice.


Psaume 

(Ps 125 (126), 1-2ab, 2cd-3, 4-5, 6)
R/ Quelles merveilles le Seigneur fit pour nous : nous étions en grande fête !
 (Ps 125, 3)

 

Quand le Seigneur ramena les captifs à Sion,
nous étions comme en rêve !
Alors notre bouche était pleine de rires,
nous poussions des cris de joie.

 

Alors on disait parmi les nations :
« Quelles merveilles fait pour eux le Seigneur ! »
Quelles merveilles le Seigneur fit pour nous :
nous étions en grande fête !

 

Ramène, Seigneur, nos captifs,
comme les torrents au désert.
Qui sème dans les larmes
moissonne dans la joie.

 

Il s’en va, il s’en va en pleurant,
il jette la semence ;
il s’en vient, il s’en vient dans la joie,
il rapporte les gerbes.

 

Deuxième lecture

« Dans la droiture, marchez sans trébucher vers le jour du Christ » (Ph 1, 4-6.8-11)


Lecture de la lettre de saint Paul apôtre aux Philippiens

Frères, à tout moment, chaque fois que je prie pour vous tous, c’est avec joie que je le fais, à cause de votre communion avec moi, dès le premier jour jusqu’à maintenant, pour l’annonce de l’Évangile. J’en suis persuadé, celui qui a commencé en vous un si beau travail le continuera jusqu’à son achèvement au jour où viendra le Christ Jésus. Dieu est témoin de ma vive affection pour vous tous dans la tendresse du Christ Jésus. Et, dans ma prière, je demande que votre amour vous fasse progresser de plus en plus dans la pleine connaissance et en toute clairvoyance pour discerner ce qui est important. Ainsi, serez-vous purs et irréprochables pour le jour du Christ, comblés du fruit de la justice qui s’obtient par Jésus Christ, pour la gloire et la louange de Dieu.


Évangile

« Tout être vivant verra le salut de Dieu » (Lc 3,1-6) Alléluia. Alléluia. 
Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers : tout être vivant verra le salut de Dieu. Alléluia. (cf. Lc 3,4.6)


Évangile de Jésus Christ selon saint Luc

L’an quinze du règne de l’empereur Tibère, Ponce Pilate étant gouverneur de la Judée, Hérode étant alors au pouvoir en Galilée, son frère Philippe dans le pays d’Iturée et de Traconitide, Lysanias en Abilène, les grands prêtres étant Hanne et Caïphe, la parole de Dieu fut adressée dans le désert à Jean, le fils de Zacharie.
Il parcourut toute la région du Jourdain, en proclamant un baptême de conversion pour le pardon des péchés, comme il est écrit dans le livre des oracles d’Isaïe, le prophète : Voix de celui qui crie dans le désert : Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers. Tout ravin sera comblé, toute montagne et toute colline seront abaissées ; les passages tortueux deviendront droits, les chemins rocailleux seront aplanis ; et tout être vivant verra le salut de Dieu.
Patrick BRAUD

 

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20 octobre 2024

Joyeusetés orthodoxes

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Joyeusetés orthodoxes

 

Homélie pour le 30° Dimanche du Temps ordinaire / Année B
27/10/24

Cf. également :
Le courage aveugle de Bartimée
Comme l’oued au désert
Les larmes du changement
Bartimée et Jésus : les deux fois deux fils

 

Les Récits d’un pèlerin russe

Récits d'un pèlerin russeBartimée aurait pu être russe ! Dans l’Évangile de ce dimanche (Mc 10,46-52), on l’entend répéter sans se décourager ce cri, malgré l’obstacle des disciples : « Fils de David, prends pitié de moi ! ». Cette prière insistante est devenue un modèle pour nombre d’ermites et de moines du désert, en Égypte notamment, dans les premiers siècles, puis en Orient. Conjuguée à la prière de l’humble publicain du Temple : « Mon Dieu, prends pitié du pécheur que je suis ! » (Lc 18,10), elle est devenue ce que les orthodoxes appellent « la prière du cœur » (ou Prière de Jésus) : « Seigneur, Fils de Dieu, prends pitié de moi, pécheur ». Répétée inlassablement, elle est devenue un mantra spirituel capable de nous établir dans une prière perpétuelle, selon l’invitation de Paul à « prier sans cesse » (1Th 5,17). Cette prière du cœur a été largement vulgarisée grâce à la publication d’un petit livre anonyme : « Récits d’un pèlerin russe », paru à Kazan en Russie en 1870. Son succès fut immense en Occident ensuite. On y lit les aventures d’un simple paysan russe du XIX° siècle en quête de la prière perpétuelle, parcourant la campagne à la rencontre des personnages de la société tsariste de l’époque (après la guerre de Crimée de 1854–56 et avant l’abolition de l’esclavage en 1861) : commerçants, fonctionnaires, artisans, nobles, popes, instituteurs etc. Ce n’est que grâce à l’accompagnement d’un starets (un ‘ancien’) que le pèlerin russe trouve sa paix en Dieu, en étant initié à la prière du cœur, continuelle et confiante.

 

Hésychasme, philocalie, neptiques, ataraxie et autres joyeusetés orthodoxes

Joyeusetés orthodoxes dans Communauté spirituelle HESYCHASME456-400x658Le sens de la prière du cœur est d’atteindre cet état de contemplation permanente où la prière est continuelle, source de joie, participation à la sainteté divine. L’unification de tout l’être – intelligence, corps, cœur, volonté – se réalise progressivement grâce à la répétition de la formule inspirée de Bartimée, jusqu’à l’illumination intérieure que la guérison extérieure de l’aveugle préfigurait dans l’Évangile. Cette unification spirituelle  établit fermement celui qui prie ainsi dans un état de prière, de joie, de confiance et d’abandon à Dieu, que les Pères Grecs appelaient hésychasme, du grec ἡσυχασμός / hesychasmos, dérivé du verbe grec: ἡσυχάζω / hesychazo, qui signifie : « être en paix, garder le silence ». Les hésychastes jettent l’ancre en Dieu même, et s’y établissent dans la paix de l’âme, dans le silence de la pensée. Le paysan russe des Récits décrit ainsi l’effet sur lui de la répétition de la prière du cœur :

« Voilà comment je vais maintenant, disant sans cesse la prière de Jésus, qui m’est plus chère et plus douce que tout au monde. Parfois, je fais plus de soixante-dix verstes (1 verste = 1,067 km) en un jour et je ne sens pas que je vais ; je sens seulement que je dis la prière. Quand un froid violent me saisit, je récite la prière avec plus d’attention et bientôt je suis tout réchauffé. Si la faim devient trop forte, j’invoque plus souvent le nom de Jésus-Christ et je ne me rappelle plus avoir eu faim. Si je me sens malade et que mon dos ou mes jambes me fassent mal, je me concentre dans la prière et je ne sens plus la douleur. Lorsque quelqu’un m’offense, je ne pense qu’à la bienfaisante prière de Jésus ; aussitôt, colère ou peine disparaissent et j’oublie tout. Mon esprit est devenu tout simple. Je n’ai souci de rien, rien ne m’occupe, rien de ce qui est extérieur ne me retient, je voudrais être toujours dans la solitude ; par habitude, je n’ai qu’un seul besoin : réciter sans cesse la prière, et, quand je le fais, je deviens tout gai. Dieu sait ce qui se fait en moi.

 

Petite philocalie de la prière du cœurDéjà, des philosophes grecs comme Démocrite avait entrevu cette possibilité de demeurer au repos, stable, en équilibre, quels que soient les aléas de la vie, sans se laisser déstabiliser par les passions contradictoires. Ils parlaient d’ataraxie, du grec ἀταραξία, =  « absence de troubles ». C’est un peu la version séculière de l’hésychasme. Les autres philosophies comme le bouddhisme formulent en nirvana cette quête d’un au-delà de l’être, grâce à l’éveil spirituel obtenu dans la méditation continuelle. Et les moines bouddhistes, hindouistes, taoïstes etc. utilisent la technique du mantra, équivalente à la prière du cœur, pour atteindre cette forme extatique de la paix et du repos au-delà des apparences.


En Orient, on a l’habitude d’utiliser une cordelette de laine pour aider au rythme de la répétition de la prière du cœur. C’est cette cordelette qui est à l’origine du chapelet musulman sur lequel on égrène les 99 noms de Dieu dans le Coran. Et l’habitude catholique de réciter le chapelet marial depuis le XV° siècle reprend cette technique spirituelle de la répétition, appuyée sur une cordelette et des grains pour compter les prières, pour faire entrer l’orant dans une extase d’union à Dieu. Les mystiques soufis chantent et dansent des poèmes jusqu’à épuisement. Les derviches tourneurs mettent en œuvre l’équivalent corporel de la prière du cœur dans la danse reproduisant le mouvement des planètes. La réputation obsédante du thème du Boléro de Ravel en est un autre équivalent musical etc.

image Bartimée dans Communauté spirituelleCela montre que l’aspiration à cet état d’unité paisible que produit la prière du cœur est enracinée en tout homme, croyant ou non.

C’est presque rassurant de voir ainsi les traditions religieuses, philosophiques, athées, agnostiques, polythéistes, monothéistes converger vers ce que pointe notre prière du cœur issue de Bartimée : une unification de tout l’être en un seul désir autour de l’essentiel. C’est l’indice de l’image divine gravée, indélébile, au cœur de tout être humain.

 

La prière du cœur est cependant plus qu’une simple technique de méditation répétitive, car elle est portée par une tradition mystique rassemblée dans la Philocalie des Pères neptiques. Autre joyeuseté orthodoxe, la Philocalie est étymologiquement « l’amour du beau ». Appeler philocalie un recueil de paroles des Pères de l’Église des premiers siècles, orientaux en majorité, c’est déjà donner l’orientation de la prière du cœur : répéter à l’infini la formule : « Seigneur Jésus, prend pitié de moi, pécheur » est une porte pour entrer dans la contemplation amoureuse de la beauté divine… On trouve dans ce recueil de textes qu’est la Philocalie les principaux commentaires et enseignements des Pères au sujet de l’hésychasme, et des voies pour y parvenir. C’est pourquoi on a appelé ces Pères :  neptiques = sobres , en grec, car leur sobriété spirituelle leur permettait de rester vigilants dans leur quête de Dieu.

 

La prière du cœur et nous aujourd’hui

D’abord, la prière du cœur nous dit qu’il est possible de vivre en étant perpétuellement uni à Dieu, dans le travail et les loisirs, la famille et les collègues, dans la paix et la joie, quels  que soient les événements heureux ou tragiques qui nous affectent.

Rappelez-vous la joie parfaite de François d’Assise : même rejeté par nos proches, il nous est donné en Christ d’exulter de joie, uni à lui sans cesse. Les orthodoxes s’établissent dans ce climat de prière perpétuelle par la prière du cœur, les catholiques par le chapelet marial ou l’adoration eucharistique, les musulmans par le chapelet coranique… : l’essentiel est de croire qu’il est possible de recevoir la paix et la joie continuelles, et de s’exercer à accueillir ce don.

 

– L’amour de la beauté

La philocalie est l’humus de la prière du cœur. Les textes patristiques éclairent le contenu de ce qui serait autrement une formule magique et païenne. Les commentaires des Pères nourrissent la foi du pèlerin russe, et chargent chaque mot de cette formule d’un poids théologique, spirituel, humain, très grave.

* Seigneur évoque la transcendance et la seigneurie du Christ sur tout l’univers.

* Jésus (YHWH sauve) est le prénom si chargé de sens pour notre salut.

* Christ est le titre trinitaire par lequel nous reconnaissons Jésus comme l’Oint, celui sur qui est répandu l’Esprit de YHWH comme l’huile sur la tête de David, le Messie paradoxal.

* Fils de Dieu est bien sûr la proclamation de l’intimité unique de Jésus avec YHWH, jusqu’à ne plus faire qu’un avec lui, dans l’Esprit, ce qui est notre avenir commun.

* Prend pitié de moi pécheur est la formule de confession et de conversion par laquelle nous contemplons la miséricorde de Dieu à l’œuvre en nous.

Ainsi lesté de siècles d’approfondissement théologique, la formule la prière du cœur n’est pas simplement un mantra pour s’évader ailleurs. Elle est l’amour de la beauté en marche, contemplation trinitaire et non paradis artificiel. Se laisser guider par l’amour de la beauté est une voie simple vers la sainteté. À nous de nous y entraîner.

 

– L’unification continue

71VxQ5yRKRL._AC_SL1500_ hésychasmeLa prière permanente permet de rattacher toute chose à Dieu, en tout temps, en tous lieux. L’idolâtrie éparpille, disperse, désunit, crée le désordre intérieur. La prière du cœur recrée peu à peu l’unité spirituelle. Et encore une fois, ce n’est pas une question de technique. Même si certains starets proposent de réciter la formule en la calquant sur la respiration et sur le souffle, et en fixant son attention sur un point du corps pour éviter de fuir ailleurs, ce n’est jamais qu’un moyen au service de l’unification intérieure.

Le ralentissement ou la rétention de la respiration est un moyen bien connu de se mettre dans un état de calme. Saint Ignace, dans ses Exercices, conseille de prier comme en mesure « d’une respiration à l’autre ». Chaque mouvement respiratoire peut exhaler une prière. De plus, les hésychastes ont attaché une grande importance à maintenir « l’esprit dans les limites du corps » ; il s’agit d’empêcher l’esprit de se disperser dans les choses. Si l’on retient sa respiration, si en même temps on reste immobile, les yeux fermés ou baissés, et si cette attitude corporelle s’accompagne d’un effort psychologique pour « ramener l’esprit dans le corps » et ne pas dépasser les limites du corps, cette opération produit une impression de  coïncidence aiguë entre l’esprit et le corps et de concentration intense.

Celui qui se lance sur la voie de la prière du cœur devra toujours entendre cependant l’avertissement de Jésus sur la dérive païenne toujours possible : « Lorsque vous priez, ne rabâchez pas comme les païens : ils s’imaginent qu’à force de paroles ils seront exaucés » (Mt 6,7).

 

- L’amour à partir de Dieu

Être plongé dans le cœur de Dieu est le plus court chemin pour être unis nos frères, et réciproquement la prière continuelle nous conduit de la compassion envers autrui à l’union à Dieu, et de l’union à Dieu à l’amour d’autrui, en les aimant à partir de Dieu et en Dieu. Le starets Silouane, du mont Athos, raconte comment son intercession pour les ouvriers travaillant sur les chantiers de l’île le conduit au cœur du mystère divin, où là il retrouve les visages de ces ouvriers, qui à nouveau le mènent en Dieu seul etc., dans un mouvement perpétuel de Dieu à l’homme et de l’homme à Dieu :

 philocalie« Au début, je priais avec des larmes de compassion pour Nicolas, sa jeune femme et leur petit enfant mais, à mesure que je priais, le sentiment de la présence divine m’envahissait de plus en plus ; à un certain moment, il devint si intense que, perdant de vue Nicolas, sa femme, leur enfant, leurs besoins, leur village, je n’eus plus conscience que de Dieu seul. Le sentiment de la présence de Dieu m’entraîna dans un recueillement de plus en plus profond ; soudain, au sein même de cette présence, je rencontrai l’amour de Dieu et, au cœur de cet amour, Nicolas, sa jeune femme et l’enfant ; alors, avec l’amour même de Dieu, je recommençai à prier pour eux ; mais je me sentis derechef attiré dans de nouveaux abîmes au fond desquels je rencontrai une fois de plus l’amour de Dieu. C’est ainsi que se passent mes journées : je prie pour chacun de mes ouvriers, tour à tour, l’un après l’autre ; la fin de la journée je leur dis quelques paroles, nous prions ensemble et ils vont se reposer. Quant à moi, je regagne le monastère pour m’y acquitter de mes devoirs monastiques » [1].

 

Bartimée ne pouvait certes pas imaginer la fécondité de sa prière suppliante et insistante formulée sur la route de Jéricho, adressée à Jésus par-dessus la tête de ses disciples ! Faisons nôtre cette postérité spirituelle, en pratiquant la prière du cœur pour ceux à qui cela correspond, ou par tout autre désir de prière incessante : « réjouissez-vous et priez sans cesse ».

_______________________________

[1]. Mgr Antoine Bloom, L’école de prière, Seuil (LV 143), 1972.

 

Lectures de la messe

Première lecture
« L’aveugle et le boiteux, je les fais revenir » (Jr 31, 7-9)

Lecture du livre du prophète Jérémie

Ainsi parle le Seigneur : Poussez des cris de joie pour Jacob, acclamez la première des nations ! Faites résonner vos louanges et criez tous : « Seigneur, sauve ton peuple, le reste d’Israël ! » Voici que je les fais revenir du pays du nord, que je les rassemble des confins de la terre ; parmi eux, tous ensemble, l’aveugle et le boiteux, la femme enceinte et la jeune accouchée : c’est une grande assemblée qui revient. Ils avancent dans les pleurs et les supplications, je les mène, je les conduis vers les cours d’eau par un droit chemin où ils ne trébucheront pas. Car je suis un père pour Israël, Éphraïm est mon fils aîné.

Psaume
(Ps 125 (126), 1-2ab, 2cd-3, 4-5, 6)
R/ Quelles merveilles le Seigneur fit pour nous : nous étions en grande fête !
 (Ps 125, 3)

Quand le Seigneur ramena les captifs à Sion,
nous étions comme en rêve !
Alors notre bouche était pleine de rires,
nous poussions des cris de joie.

Alors on disait parmi les nations :
« Quelles merveilles fait pour eux le Seigneur ! »
Quelles merveilles le Seigneur fit pour nous :
nous étions en grande fête !

Ramène, Seigneur, nos captifs,
comme les torrents au désert.
Qui sème dans les larmes
moissonne dans la joie.

Il s’en va, il s’en va en pleurant,
il jette la semence ;
il s’en vient, il s’en vient dans la joie,
il rapporte les gerbes.

Deuxième lecture
« Tu es prêtre de l’ordre de Melkisédek pour l’éternité » (He 5, 1-6)

Lecture de la lettre aux Hébreux

out grand prêtre est pris parmi les hommes ; il est établi pour intervenir en faveur des hommes dans leurs relations avec Dieu ; il doit offrir des dons et des sacrifices pour les péchés. Il est capable de compréhension envers ceux qui commettent des fautes par ignorance ou par égarement, car il est, lui aussi, rempli de faiblesse ; et, à cause de cette faiblesse, il doit offrir des sacrifices pour ses propres péchés comme pour ceux du peuple. On ne s’attribue pas cet honneur à soi-même, on est appelé par Dieu, comme Aaron.
Il en est bien ainsi pour le Christ : il ne s’est pas donné à lui-même la gloire de devenir grand prêtre ; il l’a reçue de Dieu, qui lui a dit : Tu es mon Fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré, car il lui dit aussi dans un autre psaume : Tu es prêtre de l’ordre de Melkisédek pour l’éternité.

Évangile
Rabbouni, que je retrouve la vue » (Mc 10, 46b-52) Alléluia. Alléluia. 
Notre Sauveur, le Christ Jésus, a détruit la mort, il a fait resplendir la vie par l’Évangile. Alléluia. (2 Tm 1, 10)

Évangile de Jésus Christ selon saint Marc

En ce temps-là, tandis que Jésus sortait de Jéricho avec ses disciples et une foule nombreuse, le fils de Timée, Bartimée, un aveugle qui mendiait, était assis au bord du chemin. Quand il entendit que c’était Jésus de Nazareth, il se mit à crier : « Fils de David, Jésus, prends pitié de moi ! » Beaucoup de gens le rabrouaient pour le faire taire, mais il criait de plus belle : « Fils de David, prends pitié de moi ! » Jésus s’arrête et dit : « Appelez-le. » On appelle donc l’aveugle, et on lui dit : « Confiance, lève-toi ; il t’appelle. » L’aveugle jeta son manteau, bondit et courut vers Jésus. Prenant la parole, Jésus lui dit : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » L’aveugle lui dit : « Rabbouni, que je retrouve la vue ! » Et Jésus lui dit : « Va, ta foi t’a sauvé. » Aussitôt l’homme retrouva la vue, et il suivait Jésus sur le chemin.
Patrick BRAUD

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5 mai 2024

La case vide de l’Ascension

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

La case vide de l’Ascension

 

Homélie pour la fête de l’Ascension / Année B 

09/05/24

 

Cf. également :

Ascension : sur la terre comme au ciel
Ascension : apprivoiser la disparition
Ascension : la joyeuse absence
Ascension : les pleins pouvoirs
Désormais notre chair se trouve au ciel !
Jésus : l’homme qui monte
Ascension : « Quid hoc ad aeternitatem ? »
Ascension : la joyeuse absence
Ascension : l’ascenseur christique
Une Ascension un peu taquine : le temps de l’autonomie
Les vases communicants de l’Ascension
Ton absence
Le messianisme du trône vide
Se réjouir d’un départ

 

La circoncision et l’icône

Des amis m’ont raconté récemment la circoncision de leur petit-fils, car leur fille a épousé un juif américain. Belle fête familiale le 8e jour, avec un symbolisme religieux très fort tournant autour de l’Alliance (la circoncision se dit « brit milah » en hébreu = coupure d’alliance). Un détail les a intrigué et amusé : pendant tout le repas, une place est restée vide, avec sa chaise et ses couverts mis, sans que personne n’ose s’y asseoir ni encore moins l’enlever. La case vide de l’Ascension dans Communauté spirituelle icone_pentecote_novgorodOn a demandé pourquoi, et le rabbin a répondu : « c’est la chaise du prophète Élie, qui doit rester vide jusqu’à son retour à la fin des temps ».

Cette histoire d’Élie emporté au ciel par un chariot de feu (2R 2,11) fait irrésistiblement penser à notre récit de l’Ascension (Ac 1,1-11). Les supporters anglais qui chantent à tue-tête : « swing low, sweet chariot », sur les gradins du temple du rugby qu’est Twickenham ne savent pas tous qu’ils chantent pour être eux aussi enlevés au ciel grâce à ce chariot doux et bringuebalant, « coming for to carry me home »…

Comme Élie, Jésus ressuscité est élevé au plus haut ; comme lui il reviendra à la fin des temps ; comme pour lui, sa place à la table de l’Église depuis lors doit rester vide. Il s’agit de ne pas occulter le manque fondamental qui nous constitue comme êtres de désir et d’attente (du retour d‘Élie/du Christ ici).

 

Contemplez l’icône de la Pentecôte. Les Douze sont en arc de cercle autour du vieillard couronné enfermé dans le noir qui représente l’humanité captive. L’Esprit est posé sur chacun des Douze, faisant ainsi de l’Église l’accomplissement des promesses faites à cette humanité.

Le plus curieux est ce trou béant au sommet. 

Il y a comme un passage de cheminée qui coupe l’arc de cercle en deux, en l’empêchant d’être complet. 

Il y a une chaise vide entre les 6 de droite et les 6 de gauche. 

Il y a une brèche, une ouverture par laquelle l’Esprit va se diffuser à toute l’humanité à travers les Douze. 

Ce vide spirituel est celui de l’Ascension, car la place du Christ élevé au plus haut des cieux doit rester inoccupée ici-bas. Il n’est plus ici devant nos yeux, et personne ne doit prendre sa place. L’Église pratique la politique de la chaise vide, jusqu’à la fin des temps !

 

Explorons quelques-unes des significations de cette place vide de l’Ascension pour nous aujourd’hui.

 

1. Une histoire ouverte

71vKtn8quCL._SL1318_ absence dans Communauté spirituelleL’icône est ouverte : grâce à ce vide, l’Église ne forme pas un cercle fermé. Le vieillard captif peut entrevoir le ciel à travers cette ouverture. Et l’Esprit peut descendre sur tous sans que les Douze fassent obstacle.

À l’image du cercle des Douze, notre histoire elle aussi est ouverte. 

En topologie, on dit d’un espace qu’il est ouvert s’il existe en lui une suite convergente dont la limite n’appartient pas à cet espace [1]. Notre histoire est topologiquement ouverte, car la suite de nos moments avec Dieu converge vers un avenir au-delà de l’histoire. 

À l’inverse, une société se ferme lorsqu’elle ne connaît pas d’autres limites que celles qu’elle se choisit [2]. Les idoles individualistes et libérales de l’Occident réduisent leurs citoyens à leur liberté et leur intérêt individuels, sans autre horizon qu’eux-mêmes. Les idoles communistes, nationalistes, ethniques ou musulmanes ne font pas mieux, avec leurs sociétés totalitaires où seules comptent la masse, la nation, l’ethnie, l’Oumma.

 

Depuis l’Ascension, notre histoire est ouverte. Elle est parcourue par un souffle de transcendance qui nous appelle à lever la tête, à regarder au-delà de l’horizon, à discerner les trouées par lesquels l’Esprit du Christ vient en nous. La mort de Jésus a déchiré le rideau du Temple, et les cieux se sont ouverts. Voilà pourquoi nous sommes partisans d’une société ouverte, qui ne boucle pas sur elle-même. La liturgie, l’art, l’émerveillement, la beauté de la nature, l’humilité, la communion amoureuse etc. sont des ouvertures où soudain le ciel se déchire et laisse entrevoir un au-delà de nous-mêmes.

 

Fêter l’Ascension, c’est donc pratiquer des brèches pour nous ouvrir à l’Esprit du Christ ; c’est construire une société ouverte qui ne boucle pas sur elle-même.

 

2. La réserve eschatologique

9782227486041 AscensionUne première conséquence de l’ouverture historique est de ne jamais établir de jugement définitif, ni de savoir éternel. L’histoire n’est pas finie. Il peut arriver tant d’autres choses encore… Ne croyez pas ceux qui vous disent que la monarchie/la république/l’empire/la démocratie/le parti sont indépassables. Ne croyez pas que quelque chose est écrit dans le marbre pour toujours ! Il n’y a rien d’éternel ici-bas. Ce qui a été fait par les hommes aujourd’hui sera défait par eux demain. Ce qui paraît solide va s’écrouler. Ce qui devait durer s’achèvera. Les règnes de 1000 ans sont des cauchemars…

« Elle passe la figure de ce monde » (1Co 7,31). On l’a déjà dit : une vérité est provisoire, en attendant que d’autres vérités l’englobent ou l’effacent. Une vérité est négative, car elle ne peut dire ce qui est vrai, seulement ce qui est faux ; elle reconnaît ne pas savoir encore en plénitude : ce sera seulement ‘à la fin’…

 

En théologie, on appelle cela la réserve eschatologique. Puisque l’histoire n’est pas fermée, bien malin qui pourrait prétendre avoir le dernier mot, le mot final, le mot ultime ! Les chrétiens ont un devoir de réserve qui les empêche d’adhérer totalement aux idéologies de leur temps, car elles ne sont que passagères. Puisque l’Ascension a ouvert une brèche dans les systèmes fermés, nous avons toujours une réserve à émettre dans les obéissances que réclame notre époque. Nous ne sommes jamais libéraux à 100 %, ni démocrates à 100 %, ni partisans à 100 %. Nous avons toujours une double appartenance : l’une, loyale, à la conduite de ce siècle la moins mauvaise possible, et l’autre, fondamentale, au royaume de Dieu qui transcende toute réalisation partielle.

« Ils croyaient leur maison éternelle, leur demeure établie pour les siècles ; sur des terres ils avaient mis leur nom » dit le psaume (Ps 49,12) : n’imitons pas ces hommes comblés de leurs possessions, car « l’homme comblé ne dure pas, il ressemble au bétail qu’on abat ».

 

L'hétimasie représentée dans les fresques de Giotto à Assise

L’hétimasie représentée dans les fresques
de Giotto à Assise

3. La dénonciation de toute usurpation du pouvoir « au nom de… »
La place du Christ demeure vide depuis son départ vers le Père. Celui qui voudrait s’asseoir à sa place serait donc un usurpateur ! Même le vicaire du Christ ne devrait pas – en théorie – se substituer à lui. On voit que cette place vide sur l’icône est une puissante contestation de toute usurpation du pouvoir « au nom de »…
Au nom du peuple, que de crimes n’a-t-on pas commis !
Au nom de Dieu, que de croisades et d’inquisitions n’a-t-on pas légitimé !
Au nom de la justice, que de vengeances et de représailles !

Un rite liturgique symbolise cette contestation avec force : dans une basilique orthodoxe, le trône du patriarche est toujours au-dessous d’un autre trône, qui reste vide celui-là. C’est le trône du Christ parti auprès du Père, et ce vide préside à toute célébration.
Si quelqu’un prend sa place, comment se laisser guider par le Christ ? Belle contestation de l’usurpation du pouvoir « au nom de… » !
Ainsi, même avec leurs incroyables chasubles d’or et d’argent, leurs couronnes rutilantes, leur air grave et important, les patriarches reconnaissent qu’ils ne sont pas au centre. Car le centre de l’Église est vide depuis l’Ascension, comme était vide le Saint des Saints du Temple de Jérusalem. Ceux qui prétendent parler au nom du Christ en son absence doivent vérifier constamment qu’ils ne prennent pas sa place, qu’ils n’usurpent pas son trône, qu’ils ne lui volent pas la vedette.

Pour nous, citoyens ordinaires, fidèles sans habit chamarré, sa place vide est notre légitimité pour contester toute tyrannie dans la société ou dans l’Église. Elle fonde notre égale dignité, car par elle l’Esprit est répandu sur chacun, et pas sur quelques-uns seulement.

 

4. L’acceptation joyeuse de l’absence

Parle-moi de ton absenceC’est donc une bonne nouvelle que cette place vide !

C’est donc une joyeuse absence que l’absence du Christ ! 

Il avait reproché à ses disciples d’être trop possessifs dans leur attachement à lui : « si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je pars vers le Père ». « Il est bon pour vous que je m’en aille ». Lorsque vous accepterez l’absence comme cette ouverture vers le ciel, alors « votre joie sera parfaite ».

Depuis l’Ascension, il nous est offert de vivre les absences qui nous marquent comme de joyeuses promesses. La plupart des gens pleurent sur eux-mêmes en pleurant leurs morts. Si nous les aimions vraiment pour eux-mêmes, nous nous réjouirions de les espérer en Dieu.

 

Ce parti-pris d’espérance ne vaut pas que pour les êtres qui nous manquent. Il joue aussi dans les situations apparemment sans issue, dans les souffrances insupportables, dans les tyrannies qui n’en finissent pas. L’espérance en un au-delà de l’histoire nous dit que ni les tyrans, ni la souffrance, ni les impasses ne seront éternels. Le mal n’aura pas le dernier mot. Avec cette espérance chevillée au corps, qu’avons-nous à craindre ?

À la mesure des 3,8 milliards d’années de notre Terre et des 4,6 milliards d’années du système solaire, quelle folie d’appeler éternelles des aventures de quelques décennies, siècles ou millénaires ?

 

Le rite orthodoxe évoqué plus haut, qui laisse vide le trône du Christ dans la cathédrale au-dessus de celui de l’évêque, s’appelle hétymasie, du grec ἑτοιμασία = etoimasia = préparer, selon les termes de Jésus dans l’Évangile de Jean : « Je pars vous préparer une place. Quand je serai parti vous préparer une place, je reviendrai et je vous emmènerai auprès de moi, afin que là où je suis, vous soyez, vous aussi » (Jn 14,2-3). La chaise vide nous rappelle que le Christ est parti nous préparer une place auprès de son Père, et que personne ne doit prendre sa place d’ici là…

 

La place vide de l’Ascension garantit notre place personnelle avec le Christ en Dieu. Si un ami véritable me promet une place gratuite avec lui le long de la Seine pour la cérémonie d’ouverture des JO, je n’irai certainement pas prendre d’autres rendez-vous ce jour-là : je laisserai mon agenda vide et disponible pour profiter de l’aubaine…

L’espérance maintient ouverte notre histoire, notre société.

La désespérance nous replie, nous recroqueville sur nous-mêmes.

Depuis l’Ascension, toutes les absences qui nous taraudent deviennent sources de joie et d’espérance.

 

5. La part du pauvre

Une forme ‘dégradée’ de l’Ascension est la place laissée vide à la table des repas familiaux.

Quand j’étais enfant, j’ai souvent vu la table de mes grands-parents comporter une assiette de plus que le nombre de membres de la famille réunis autour du repas. Ma grand-mère disait : « il faut toujours garder la part du pauvre. Si quelqu’un arrive à l’improviste, un mendiant ou un employé qui n’a rien prévu, l’assiette en plus est pour lui ». Laisser une place vide au repas familial empêche la famille de croire qu’elle est au complet : il lui manque toujours quelqu’un. Le pauvre qui a là sa part figure le Christ qui arrivera à la fin des temps à l’improviste et s’invitera à notre table.

 

Café Suspendu : le plaisir du partageCette belle coutume de la part du pauvre a disparu depuis l’individualisation à outrance de la prise de nos repas : sur le pouce, tout seul, sans conversation avec les autres, trop souvent vissé devant un écran. Pas tout à fait cependant, comme en témoigne la pratique généreuse des « cafés suspendus », où des clients payent un café ou plat en plus que ce qu’ils ont consommé, afin que le restaurateur l’offre aux plus démunis ensuite…

De manière émouvante, la communauté juive de Tel-Aviv a célébré le shabbat du vendredi 20 octobre 2023 en dressant une immense table de shabbat devant le Musée d’Art avec 203 chaises vides. Ces vides garantissaient à chacun des otages enlevés par le Hamas le 7 octobre qu’ils ont toujours leur place au milieu des leurs.

 

Inventons d’autres « parts du pauvre » à laisser vides, comme doit rester vide le trône du Christ élevé au ciel, que les puissants n’ont pas le droit d’occuper. 

Dans l’atelier, l’open-space, à l’hypermarché, au restaurant… : comment pourrions-nous continuer à garder la part du pauvre pour ne pas oublier ceux qui nous manquent ? Pour ne pas oublier le Christ qui nous manque encore davantage ? Inviter ceux qui sont seuls à Pâques, à Noël ou autre fête commune est une façon de prolonger cette tradition.

Si l’affamé est une figure du Christ, ne pas lui faire de la place à notre table serait le renier aux yeux de tous. Le Christ de l’Ascension n’est pas localisé ici ou là, il peut surgir à l’improviste où il veut. S’il n’y a pas d’espace libre pour l’accueillir, comment pourra-t-il nous nourrir comme il a fait pour les disciples d’Emmaüs ? La part du pauvre nous appelle à garder du temps, de l’attention, de l’amour pour l’imprévu, pour l’événement. Un agenda rempli à ras bord ne saura pas nous rendre disponibles. Une vie sans vide est un espace fermé sur lui-même, fermé à Dieu. Offrez « un café suspendu », laissez une part du pauvre à votre table, une case vide dans votre agenda, une disponibilité à l’événement.…

 

L’Ascension du Christ possède toutes ces harmoniques et bien plus encore : une histoire ouverte, avec un devoir de réserve qui nous rend libres face aux puissants ; une acceptation joyeuse de l’absence, dans l’espérance ; une part du pauvre qui ouvre le cercle familial, amical ou social.

Pour une fois, faisons l’éloge de cette case vide, et ne la remplissons avec rien ! 

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[1]. Espace ouvert

[2]. Cf. Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis (2 tomes).

LECTURES DE LA MESSE

PREMIÈRE LECTURE
« Tandis que les Apôtres le regardaient, il s’éleva » (Ac 1, 1-11)

Lecture du livre des Actes des Apôtres
Cher Théophile, dans mon premier livre j’ai parlé de tout ce que Jésus a fait et enseigné depuis le moment où il commença, jusqu’au jour où il fut enlevé au ciel, après avoir, par l’Esprit Saint, donné ses instructions aux Apôtres qu’il avait choisis. C’est à eux qu’il s’est présenté vivant après sa Passion ; il leur en a donné bien des preuves, puisque, pendant quarante jours, il leur est apparu et leur a parlé du royaume de Dieu.
Au cours d’un repas qu’il prenait avec eux, il leur donna l’ordre de ne pas quitter Jérusalem, mais d’y attendre que s’accomplisse la promesse du Père. Il déclara : « Cette promesse, vous l’avez entendue de ma bouche : alors que Jean a baptisé avec l’eau, vous, c’est dans l’Esprit Saint que vous serez baptisés d’ici peu de jours. » Ainsi réunis, les Apôtres l’interrogeaient : « Seigneur, est-ce maintenant le temps où tu vas rétablir le royaume pour Israël ? » Jésus leur répondit : « Il ne vous appartient pas de connaître les temps et les moments que le Père a fixés de sa propre autorité. Mais vous allez recevoir une force quand le Saint-Esprit viendra sur vous ; vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. »
Après ces paroles, tandis que les Apôtres le regardaient, il s’éleva, et une nuée vint le soustraire à leurs yeux. Et comme ils fixaient encore le ciel où Jésus s’en allait, voici que, devant eux, se tenaient deux hommes en vêtements blancs, qui leur dirent : « Galiléens, pourquoi restez-vous là à regarder vers le ciel ? Ce Jésus qui a été enlevé au ciel d’auprès de vous, viendra de la même manière que vous l’avez vu s’en aller vers le ciel. »
 
PSAUME
(46 (47), 2-3, 6-7,8-9)

R/ Dieu s’élève parmi les ovations, le Seigneur, aux éclats du cor. ou : Alléluia ! (46, 6)
Tous les peuples, battez des mains,
acclamez Dieu par vos cris de joie !
Car le Seigneur est le Très-Haut, le redoutable,
le grand roi sur toute la terre.

Dieu s’élève parmi les ovations,
le Seigneur, aux éclats du cor.
Sonnez pour notre Dieu, sonnez,
sonnez pour notre roi, sonnez !

Car Dieu est le roi de la terre,
que vos musiques l’annoncent !
Il règne, Dieu, sur les païens,
Dieu est assis sur son trône sacré.
 
DEUXIÈME LECTURE
« Parvenir à la stature du Christ dans sa plénitude » (Ep 4, 1-13)

Lecture de la lettre de saint Paul apôtre aux Éphésiens
Frères, moi qui suis en prison à cause du Seigneur, je vous exhorte donc à vous conduire d’une manière digne de votre vocation : ayez beaucoup d’humilité, de douceur et de patience, supportez-vous les uns les autres avec amour ; ayez soin de garder l’unité dans l’Esprit par le lien de la paix. Comme votre vocation vous a tous appelés à une seule espérance, de même il y a un seul Corps et un seul Esprit. Il y a un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous, au-dessus de tous, par tous, et en tous. À chacun d’entre nous, la grâce a été donnée selon la mesure du don fait par le Christ. C’est pourquoi l’Écriture dit : Il est monté sur la hauteur, il a capturé des captifs,il a fait des dons aux hommes. Que veut dire : Il est monté ? – Cela veut dire qu’il était d’abord descendu dans les régions inférieures de la terre. Et celui qui était descendu est le même qui est monté au-dessus de tous les cieux pour remplir l’univers. Et les dons qu’il a faits, ce sont les Apôtres, et aussi les prophètes, les évangélisateurs, les pasteurs et ceux qui enseignent. De cette manière, les fidèles sont organisés pour que les tâches du ministère soient accomplies et que se construise le corps du Christ, jusqu’à ce que nous parvenions tous ensemble à l’unité dans la foi et la pleine connaissance du Fils de Dieu, à l’état de l’Homme parfait, à la stature du Christ dans sa plénitude.
 
ÉVANGILE
« Jésus fut enlevé au ciel et s’assit à la droite de Dieu » (Mc 16, 15-20)

Alléluia. Alléluia. Allez ! De toutes les nations faites des disciples, dit le Seigneur. Moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde. Alléluia. (Mt 28, 19a.20b)

Évangile de Jésus Christ selon saint Marc
En ce temps-là, Jésus ressuscité se manifesta aux onze Apôtres et leur dit : « Allez dans le monde entier. Proclamez l’Évangile à toute la création. Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé ; celui qui refusera de croire sera condamné. Voici les signes qui accompagneront ceux qui deviendront croyants : en mon nom, ils expulseront les démons ; ils parleront en langues nouvelles ; ils prendront des serpents dans leurs mains et, s’ils boivent un poison mortel, il ne leur fera pas de mal ; ils imposeront les mains aux malades, et les malades s’en trouveront bien. »

Le Seigneur Jésus, après leur avoir parlé, fut enlevé au ciel et s’assit à la droite de Dieu. Quant à eux, ils s’en allèrent proclamer partout l’Évangile. Le Seigneur travaillait avec eux et confirmait la Parole par les signes qui l’accompagnaient.
Patrick Braud

 

 

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