L'homélie du dimanche (prochain)

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1 septembre 2024

Il n’y a pas pire sourd …

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Il n’y a pas pire sourd…

Homélie pour le 23° Dimanche du Temps ordinaire / Année B
08/09/24

Cf. également :
Bien faire le Bien
Le speed dating en mode Jésus
Le coup de gueule de saint Jacques
La revanche de Dieu et la nôtre
Effata : la Forteresse vide
L’Église est comme un hôpital de campagne !
Quand parler ? Quand se taire ?

Lisez l’Évangile de ce dimanche (Mc 7,31-37) comme si c’était la première fois.
Normalement, il y a au moins 4 bizarreries, 4 anomalies qui devraient vous sauter aux yeux et vous intriguer : Jésus parle un sourd / en araméen / il guérit un muet qui n’en est pas un / pour ne rien dire ! ! !
Examinons chacune de ces 4 absurdités apparentes.

1. Parler à un sourd
Pisser dans un violon
À moins qu’il sache lire sur les lèvres, il ne vous viendra jamais à l’idée d’adresser la parole à un sourd, sachant que précisément il ne peut pas vous entendre ni vous comprendre ! Un observateur impoli et grossier lâcherait, ironiquement : « parler à un sourd c’est comme pisser dans un violon »…
Au mieux on communique par gestes, la langue des signes étant le top pour cela. Mais ni Jésus ni le sourd de la Décapole ne connaissent la langue des signes à leur époque, et aucun ne sait lire sur les lèvres.
Alors, pourquoi parler à un sourd ?

Plusieurs indices nous invitent à considérer autrement la surdité de cet homme.
D’abord, il ne vient pas de lui-même vers Jésus : « des gens lui amènent ». Comme s’il fallait le forcer. Comme s’il résistait à cette rencontre, pressentant que cela le forcerait à quitter son équilibre actuel. Comme s’il se complaisait dans son infirmité et refusait d’en sortir. La sagesse populaire ne dit-elle pas, à raison : « il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre »
D’ailleurs, même en présence de Jésus, il ne manifeste aucune demande, ce qu’il aurait pu faire par gestes, en mimant, en suppliant à genoux en montrant ses oreilles etc.
Rien. Nada. Pas une once apparente de désir de s’en sortir.
Autre indice : Jésus est obligé de lui « mettre les doigts dans les oreilles », ce qui est un geste fort de pénétration violente, sans aucun doute contre la volonté du sourd. Au rugby, on dirait que Jésus opère un passage en force pour percer son enfermement sur lui-même.
Le sourd semble donc subir sa guérison.

On peut supposer qu’en fait, il s’était enfermé lui-même dans le silence, refusant de s’ouvrir aux autres. La Boétie parlait de servitude volontaire pour les peuples qui aiment leur tyran, leur esclavage. La Bible parle des Hébreux qui préfèrent les marmites de viande égyptiennes dans les chaînes de l’esclavage plutôt que la faim dans la liberté. Il ne faut jamais sous-estimer l’addiction d’un peuple au malheur, ni la soumission d’une personne à ce qui la détruit (drogue, argent, pouvoir…). Cet enfermement du sourd de la Décapole fait penser à bien d’autres dans les évangiles : le fils de la veuve de Naïm qu’on croyait mort et que Jésus relève (Lc 7,11-17) ; la fille de Jaïre qu’on croyait morte elle aussi mais que Jésus voit seulement endormie (Mc 5,21-43) ; le démoniaque de Gerasa qui se complaisait à vivre enchaîné au milieu des tombes en s’automutilant (Mc 5,1-20) ; peut-être même Lazare enserré de bandelettes au tombeau, que Jésus va libérer (Jn 11,38-44) etc.
Les mentalités archaïques attribuaient aux démons ces enfermements que les sciences actuelles rattachent à des maladies psychiques ou neuronales, ou à des dérèglements génétiques.
Toujours est-il que Jésus n’est pas dupe du double jeu du sourd. Pour ne pas l’humilier, il le conduit à l’écart, seul. Mais là, il lui dévoile sa complicité avec son malheur et force la barrière derrière laquelle il se confinait lui-même à l’isolement.

Beaucoup de « sourds » autour de nous sont ainsi : ils ont choisi de ne pas sortir de leur enfermement, ils se sont habitués à leur isolement, ils aiment leur esclavage, ils ne veulent plus rien entendre. Sans l’Église pour les amener au Christ, sans le Christ pour mettre ses doigts dans leurs oreilles c’est-à-dire pour faire une brèche dans leur mur de silence érigé par eux-mêmes, ils ne changent jamais.

Et qui pourrait orgueilleusement prétendre ne pas chérir lui aussi une forme de surdité ?

2. Parler à un sourd en langue étrangère
Il n’y a pas pire sourd … dans Communauté spirituelle
Effata : c’est de l’araméen ! Or en Décapole, tout le monde parle grec. Non seulement Jésus parle à un sourd, ce qui n’est déjà pas la meilleure manière de se faire entendre, mais en plus il lui parle chinois ! Aucune chance d’être compris…
Marc a soigneusement conservé cet impératif araméen : « ouvre-toi », sois ouvert, sors de ton enfermement. Peut-être pour lui conserver sa saveur étrange, comme s’il fallait de l’étrangeté, de l’altérité pour forcer les portes de la forteresse vide. « Retiens l’étranger si tu veux reconnaître ton sauveur » osait écrire Saint Augustin à propos des pèlerins d’Emmaüs. ‘Ose être étrange, étranger, différent, si tu veux guérir les surdités contemporaines’, pourrions-nous paraphraser. Sans altérité, une société étouffe dans le même. Le déni de la différence (sexuelle, nationale, ethnique, religieuse, politique etc.) rend nos sociétés sourdes et solitaires. L’indifférence religieuse en Europe par exemple ressemble à ce pire sourd qui ne veut plus entendre, se fermant à la reconnaissance de toute transcendance.

Effata : l’appel à s’ouvrir fait partie de l’initiation chrétienne. Le rituel du baptême des adultes en fait une étape importante, célébrée chaque année le samedi saint, jour du tombeau, de l’enfermement apparent. Le ministre touche les oreilles et la bouche de chacun des catéchumènes en disant : « Effata : ouvre-toi, afin que tu proclames la foi que tu as entendue pour la louange et la gloire de Dieu ».
Devenir chrétien, c’est donc s’ouvrir (à la vie, aux autres, à la communion d’amour, au pardon…).

La société ouverte et ses ennemisCette conversion s’adresse également à notre ‘vivre ensemble’. Le philosophe des sciences Karl Popper relevait que certaines sociétés choisissent politiquement de se fermer sur elles-mêmes, au nom de l’idéologie, de l’ethnie, de la race, de la religion etc. Popper transpose ainsi ce qu’il avait mis en évidence dans la logique de la découverte scientifique : le principe de réfutabilité (ou falsifiabilité). Toute assertion scientifique n’est vraie que provisoirement, en attendant qu’une autre proposition vienne la réfuter, ce qui arrive inéluctablement dans le développement de la pensée scientifique. C’est donc que la vérité scientifique n’est pas immuable, ni absolue. Il n’y a de vérité que négative : je peux démontrer que la terre n’est pas plate, mais pas qu’elle est ronde (ce n’est qu’une approximation grossière) . La science est une quête, indéfinie, inachevée par essence, car ne bouclant jamais sur un résultat définitif. Nulle théorie n’est absolument vraie, fut-ce la relativité d’Einstein ou la mécanique quantique de Planck. En transposant cela à la sociologie politique, Karl Popper définit une société ouverte comme une société où le pluralisme (démocratique) fait en sorte qu’aucun pouvoir ne soit absolu, immuable, définitif [1]. Une société ouverte est caractérisée par l’alternance pacifique des gouvernances, par le côté relatif et contestable de tout pouvoir. Une société ouverte laisse de la place à autre chose qu’elle-même, alors qu’une société fermée est totalitaire, et empêche toute altérité de contester le pouvoir en place.
On pourrait dire que l’Effata de Jésus nous oblige à maintenir ce monde ouvert, au sens topologique, comme au sens de Popper : la résultante de tous nos efforts humains n’appartient pas à ce monde-ci, mais au monde autre que le Dieu tout autre viendra inaugurer dans la venue du Christ et la résurrection finale. Le progrès humain reste contestable, « réfutable », et n’ouvre pas de lui-même sur l’avenir de l’humanité.
La connaissance étant faillible, la société doit laisser différents points de vue s’exprimer. En revendiquant une unique vérité, on débouche sur l’imposition d’une unique version de la réalité et, partant, sur une société qui dénie la liberté de pensée. À l’inverse, dans une société ouverte, chaque citoyen peut se former sa propre opinion, ce qui nécessite la liberté de pensée et d’expression ainsi que les institutions culturelles et légales qui les facilitent. Une société ouverte est également pour Popper pluraliste et multiculturelle, pour disposer du plus grand nombre de points de vue.

« Les yeux levés au ciel (ouverture à la transcendance), en soupirant (ouverture au  spirituel), adressons cette appel à nos communautés humaines : Effata, ouvre-toi, devenez des sociétés ouvertes ; arrêtez de vous recroqueviller sur des intérêts, des certitudes, des égoïsmes mortifères. N’écoutez pas les ennemis des sociétés ouvertes qui bâtissent des régimes inhumains, enclos sur eux-mêmes.

3. Guérir un muet qui n’en est pas un
« Il fait entendre les sourds et parler les muets » : le cri final d’admiration est mal traduit dans sa version liturgique. Car en grec, dans la Septante (LXX), le texte d’Is 35,4–7 (notre première lecture) ne dit pas muet mais μογιλάλον (mogilalos) = qui parle difficilement. C’est pour cela que Marc reprend exactement ce même mot pour le sourd, afin de montrer que la prophétie d’Isaïe s’accomplit on lui : « Des gens lui amènent un sourd qui avait aussi de la difficulté à parler ».

Donc notre sourd qui n’est pas vraiment sourd n’est pas vraiment muet non plus ! Il parle  difficilement. Ce qui renforce l’hypothèse de sa soumission volontaire à son handicap : s’il avait réellement voulu être guéri, il aurait été capable de bredouiller – même difficilement ‑ sa demande à Jésus. Or il ne l’a pas fait. Donc il ne semble pas vouloir sortir de son enfermement.

Et c’est vrai qu’à force de ne plus vouloir entendre les autres, on n’arrive plus à discuter avec eux facilement. La parole naît de l’écoute, dès les premiers jours de la vie humaine.
À l’inverse, ne plus écouter affaiblit la capacité de dialoguer.

Mots pour mauxCombien de gens autour de nous « parlent difficilement » ? Ils n’ont pas les mots pour exprimer leur colère, leur sentiment, leur affection. Parfois c’est une question de culture ou d’héritage familial. Les enfants de professeurs par exemple connaissent 3 à 4 fois plus de mots que les enfants d’ouvriers. Souvent c’est une question de pratique : moins je parle (de moi, de mes centres d’intérêt, de mes passions etc.), moins je sais parler. Nous savons tous que l’apprentissage d’une langue étrangère demande beaucoup de pratique conversationnelle. Échanger, dialoguer, discuter, argumenter, est une discipline où le manque de pratique est rédhibitoire. L’absence de mots suscite des maux bien connus des sociologues : la violence dans les cités, dans les stades, la domination par la force, la loi du rapport physique etc.
Pas besoin d’être anthropologue pour constater l’appauvrissement de la capacité de dialogue de tant d’adolescents aujourd’hui : enfermés derrière leurs écrans, baignant dans une culture rap et techno où les mots sont peu nombreux, meurtriers et vulgaires, ils bafouillent quelques  onomatopées en guise de conversation, et replongent aussitôt dans leur silence numérique qu’ils chérissent plus que le contact humain…

Parler difficilement devient le mal de ce siècle. Le siècle précédent parlait trop, avec trop de pseudo arguments (communisme, pacifisme, nazisme etc.). Aujourd’hui c’est l’inverse. Les arguments tonitruants ont cédé la place aux émotions silencieuses. La dictature des sentiments, le culte du ressenti, la revendication de l’opinion individuelle, le relativisme généralisé ont effacé le débat rigoureux, scientifique, basé sur l’argumentation, l’hypothèse, la réfutation logique etc.
Même la religion chrétienne subit cet avatar. Le retour à la pensée magique (si présente  dans les Églises africaines ou américaines, évangéliques notamment) fait bredouiller aux fidèles de soi-disant paroles extatiques, et organiser à la chaîne des pseudos miracles. Même Donald Trump – peu suspect de ferveur mystique – prétend avoir été sauvé de la balle assassine du 13 juillet 2024 en Pennsylvanie par la Providence divine ! Mais il faudrait alors expliquer pourquoi la même Providence n’a pas protégé J.F. Kennedy en 1963…
Le nombre de baptisés chérissant cette pensée magique ne cesse d’augmenter, transformant la parole en délire, le texte en prétexte, le ministre en charlatan.

Sans ouverture à l’altérité, nous savons de moins en moins parler les uns avec les autres. Réapprenons l’art de la disputatio [2] qui a fait la gloire de la faculté de théologie de la Sorbonne au Moyen Âge : se disputer, c’était avancer une thèse, avec des arguments, des contre arguments, des synthèses, grâce à un débat contradictoire où les élèves avaient le droit de contredire le maître s’ils avançaient des arguments rationnels, fondés, cohérents, logiques.

Réapprenons à nous disputer ainsi !

4. Guérir un muet qui n’en est pas un, pour ne rien dire !
Le but de la guérison d’un muet, c’est normalement de le faire parler. Or là, Jésus interdit formellement à tous de dire quoi que ce soit sur ce qui vient d’arriver : « Alors Jésus leur ordonna de n’en rien dire à personne » (Mc 7,36a).

Et de manière plus étonnante encore, les gens désobéissent à Jésus de plus en plus : .
« Plus il leur donnait cet ordre, plus ceux-ci le proclamaient » (Mc 7,36b).
81Ox4R-KjhL._SL1500_ effata dans Communauté spirituelleL’explication de ce paradoxe réside sans doute dans ce que les exégètes appellent le « secret messianique », cher à Marc tout particulièrement. Tant que Jésus n’est pas passé par la Passion, la croix et Pâques, sa messianité est incompréhensible. Et on risque de le réduire à un vulgaire magicien, ou à un révolutionnaire mystique. Proclamer Jésus Messie à la suite d’un miracle comme celui du sourd de la Décapole est dangereux : la foule va le confondre avec un thérapeute, un gourou, ou un illuminé. Ce n’est qu’à la lumière de la Résurrection que les disciples pourront relire les actes de Jésus. Auparavant, ils n’ont pas les clés pour déchiffrer et comprendre.

Du coup, nous qui sommes après Pâques, nous pouvons parler ! Voilà pourquoi Marc fait désobéir les témoins de la scène à l’obligation de silence imposé par Jésus sur ce secret messianique : ils nous représentent, et Marc nous demande de crier sur les toits l’œuvre de Jésus, de proclamer publiquement la libération qu’il apporte aux sourds volontaires que nous sommes !

La sagesse de ce récit semble alors être celle-ci : ne rien dire tant qu’on n’a pas les clés pour comprendre ce qui nous arrive, proclamer publiquement le salut accompli en Christ lorsque nous sommes nous-mêmes passés avec lui par la Passion–Résurrection.
Discerner quand se taire, et quand parler est toujours l’œuvre de l’Esprit en nous.
À nous d’écouter son murmure intérieur pour opérer ce discernement spirituel avec nos proches.

Parler à un sourd / en langue étrangère / guérir un muet qui n’en est pas un / pour ne rien dire : que peuvent signifier pour nous ces 4 anomalies de notre récit dominical ?
Choisissez-en au moins une pour la ruminer cette semaine…

 

___________________________________________

[1]. Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis, 2 tomes, 1945.

[2]. »La disputatio est une forme régulière d’enseignement, d’apprentissage et de recherche, présidée par le maître, caractérisée par une méthode dialectique qui consiste à apporter et à examiner des arguments de raison et d’autorité qui s’opposent autour d’un problème théorique ou pratique et qui sont fournis par les participants, et où le maître doit parvenir à une solution doctrinale par un acte de détermination qui le confirme dans sa fonction magistrale ».
B. C. Bazan, G. Fransen, J. F. Wippel, D. JACQUART, Les questions disputées et les questions quodlibétiques dans les facultés de théologie, de droit et de médecine, « Typologie des sources du Moyen-Âge occidental 44-45″, Turnhout, 1985, p. 160.

 

LECTURES DE LA MESSE

Première lecture
« Alors s’ouvriront les oreilles des sourds et la bouche du muet criera de joie » (Is 35, 4-7a)

Lecture du livre du prophète Isaïe
Dites aux gens qui s’affolent : « Soyez forts, ne craignez pas. Voici votre Dieu : c’est la vengeance qui vient, la revanche de Dieu. Il vient lui-même et va vous sauver. » Alors se dessilleront les yeux des aveugles, et s’ouvriront les oreilles des sourds. Alors le boiteux bondira comme un cerf, et la bouche du muet criera de joie ; car l’eau jaillira dans le désert, des torrents dans le pays aride. La terre brûlante se changera en lac, la région de la soif, en eaux jaillissantes.

Psaume
(Ps 145 (146), 6c-7, 8-9a, 9bc-10)
R/ Je veux louer le Seigneur, tant que je vis. ou : Alléluia.
 (Ps 145, 2)

Le Seigneur garde à jamais sa fidélité,
il fait justice aux opprimés ;
aux affamés, il donne le pain ;

le Seigneur délie les enchaînés.
Le Seigneur ouvre les yeux des aveugles,
le Seigneur redresse les accablés,

le Seigneur aime les justes,
le Seigneur protège l’étranger.
Il soutient la veuve et l’orphelin,

il égare les pas du méchant.
D’âge en âge, le Seigneur régnera :
ton Dieu, ô Sion, pour toujours !

Deuxième lecture
« Dieu n’a-t-il pas choisi ceux qui sont pauvres pour en faire des héritiers du Royaume ? » (Jc 2, 1-5)

Lecture de la lettre de saint Jacques
Mes frères, dans votre foi en Jésus Christ, notre Seigneur de gloire, n’ayez aucune partialité envers les personnes. Imaginons que, dans votre assemblée, arrivent en même temps un homme au vêtement rutilant, portant une bague en or, et un pauvre au vêtement sale. Vous tournez vos regards vers celui qui porte le vêtement rutilant et vous lui dites : « Assieds-toi ici, en bonne place » ; et vous dites au pauvre : « Toi, reste là debout », ou bien : « Assieds-toi au bas de mon marchepied. » Cela, n’est-ce pas faire des différences entre vous, et juger selon de faux critères ? Écoutez donc, mes frères bien-aimés ! Dieu, lui, n’a-t-il pas choisi ceux qui sont pauvres aux yeux du monde pour en faire des riches dans la foi, et des héritiers du Royaume promis par lui à ceux qui l’auront aimé ?

Évangile
« Il fait entendre les sourds et parler les muets » (Mc 7, 31-37)
Alléluia. Alléluia. 
Jésus proclamait l’Évangile du Royaume et guérissait toute maladie dans le peuple. Alléluia. (cf. Mt 4, 23)

Évangile de Jésus Christ selon saint Marc
En ce temps-là, Jésus quitta le territoire de Tyr ; passant par Sidon, il prit la direction de la mer de Galilée et alla en plein territoire de la Décapole. Des gens lui amènent un sourd qui avait aussi de la difficulté à parler, et supplient Jésus de poser la main sur lui. Jésus l’emmena à l’écart, loin de la foule, lui mit les doigts dans les oreilles, et, avec sa salive, lui toucha la langue. Puis, les yeux levés au ciel, il soupira et lui dit : « Effata ! », c’est-à-dire : « Ouvre-toi ! » Ses oreilles s’ouvrirent ; sa langue se délia, et il parlait correctement. Alors Jésus leur ordonna de n’en rien dire à personne ; mais plus il leur donnait cet ordre, plus ceux-ci le proclamaient. Extrêmement frappés, ils disaient : « Il a bien fait toutes choses : il fait entendre les sourds et parler les muets. »
Patrick BRAUD

 

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25 août 2024

La Tradition et les traditions

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

La Tradition et les traditions

 

Homélie pour le 22° Dimanche du Temps ordinaire / Année B 

01/09/24

 

Cf. également :

Le pur et l’impur en christianisme
La coutume sans la vérité est une vieille erreur 
Toucher les tsitsits de Jésus
Quel type de pratiquant êtes-vous ?
Signes extérieurs de religion
L’événement sera notre maître intérieur
De la santé au salut en passant par la foi
Les deux sous du don…

 

Petit jeu de rentrée scolaire

En cette fin d’été, amusez-vous à tester vos connaissances liturgiques. Sans réfléchir, dites ce que vous évoque chacun des mots de la liste suivante, et quel était son usage :

Chape, chasuble, cordon, amict, manuterge, manipule, corporal, camail, conopée, dalmatique, faldistoire, goupillon, grémial, navette, pale, rochet, surplis …

Autrefois, chacun de ces objets liturgiques était scrupuleusement décrit dans les cérémoniaires, gros livres détaillant le déroulement des cérémonies. On y précisait également les gestes à accomplir : inclination, génuflexion, signation, agenouillement, croisement des mains, des doigts etc., par le prêtre, les enfants de chœur ou l’assemblée. Tout cela était extrêmement codifié.

Par exemple :

« Il existe deux sortes de génuflexions. La génuflexion simple (ou sans qualification) se fait en reculant le pied droit et fléchissant le genou droit jusqu’à ce qu’il touche le sol à proximité du talon gauche : on se relève aussitôt, sans aucune attente, et sans fléchissement de la tête ou du corps, qui restent droits. Comme pour les inclinations, il faut veiller à être à l’arrêt et tourné face à la personne ou l’objet qu’on va saluer avant de commencer la génuflexion, éviter toute précipitation et toute attente, et garder le corps droit, sans le pencher ni en avant ni sur le côté.

En outre, il faut absolument résister, lorsqu’on fléchit le genou (et de même lorsqu’on s’agenouille) à toute tentation de relever de la main le devant de la soutane ou de l’aube, geste parfois efféminé et toujours ridicule.

Missale Romanum 2002

 

La Tradition et les traditions dans Communauté spirituelle Missel-exemple-offertoire

Missel avec les rubriques en rouge

Ces livres contenaient des parties imprimées en rouge (ruber en latin, ce qui a donné le mot rubrique) décrivant aux prêtres ce qu’il fallait faire et comment le faire. Exemples :
« Ici on fait trois fois le signe de croix ».
« Réciter à voix haute (ou médiocre, ou basse) [1] ».
« Maintenir l’index et les pouces serrés l’un contre l’autre au niveau des coussinets, afin d’éviter que toute particule d’hostie reconnaissable qui aurait pu adhérer aux doigts ne tombe à l’extérieur du corporal ».

Ces rubriques ne constituent pas le texte des rites, mais indiquent la façon suivant laquelle on doit les célébrer.

Certes, la rubrique essaie de corriger elle-même les abus qu’elle risque d’engendrer, mais ce n’est qu’un correctif :

« Il faut donner une âme à ce geste : afin que le cœur s’incline avec un profond respect devant Dieu, la génuflexion sera faite ni d’une manière empressée ni d’une manière distraite ».


Après le Concile de Trente, au fil des siècles, les rubriques ont occupé une place et une importance de plus en plus grandes. On a même appelé rubricisme cette déformation liturgique où le comment (quo creditur) prend le pas sur le quoi (quod creditur), où le motif formel supplante le contenu. Dont Robert le Gall écrivait : « Le rubricisme est cette exagération qui accorde plus d’attention aux règles de la célébration qu’au sens profond des fonctions liturgiques ». Les périodes d’inflation des rubriques (c’est le cas au moment de la réforme tridentine) sont le signe infaillible qu’une certaine tradition est en train de mourir. La multiplication des rubriques écrites devient alors le moyen de pratiquer une forme d’acharnement thérapeutique, en refusant de voir ce qui meurt et doit être remplacé.

 

Les textes de ce dimanche semblent mettre en scène une opposition frontale entre la première lecture et l’Évangile. En effet, le Deutéronome (Dt 4,1-2.6-8) ordonne : « Vous n’ajouterez rien à ce que je vous ordonne, et vous n’y enlèverez rien, mais vous garderez les commandements du Seigneur votre Dieu tels que je vous les prescris. Vous les garderez, vous les mettrez en pratique ».

Alors que l’Évangile de Marc  (Mc 7,1-23) critique : « les doctrines qu’ils enseignent ne sont que des préceptes humains. Vous aussi, vous laissez de côté le commandement de Dieu, pour vous attacher à la tradition des hommes ».

 

La Loi juive (ou les fondamentalismes actuels) serait-elle du côté du rubricisme, alors que l’Évangile serait du côté de la liberté de l’Esprit ? Voyons cela de plus près

 

1. Les traditions et la Tradition

Le texte de Marc énumère quelques-unes de ces coutumes pharisiennes dont l’observance scrupuleuse obsédait les juifs pieux de l’époque :

« Les pharisiens en effet, comme tous les Juifs, se lavent toujours soigneusement les mains avant de manger, par attachement à la tradition des anciens ; et au retour du marché, ils ne mangent pas avant de s’être aspergés d’eau, et ils sont attachés encore par tradition à beaucoup d’autres pratiques : lavage de coupes, de carafes et de plats ».

Comme pour le rubricisme, l’importance exagérée accordée à l’exécution pointilleuse de ces prescriptions était censée garantir l’efficacité rituelle. Cette énumération est loin d’être complète d’ailleurs, puisque aujourd’hui encore le livre des 613 commandements à observer détaille avec minutie ce que les juifs pratiquants doivent exécuter pour être en règle avec la Torah.

Cette obsession des gestes à faire ou à ne pas faire, des paroles à dire ou à ne pas dire, peut devenir à la longue pathologique, à la limite de l’obsessionnel et du compulsif. Jésus y dénonce surtout une hypocrisie religieuse qui le révolte :

« Isaïe a bien prophétisé à votre sujet, hypocrites, ainsi qu’il est écrit : Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi. C’est en vain qu’ils me rendent un culte ; les doctrines qu’ils enseignent ne sont que des préceptes humains. Vous aussi, vous laissez de côté le commandement de Dieu, pour vous attacher à la tradition des hommes ».

L’hypocrisie religieuse, c’est de faire ‘ce qu’il faut’ à l’extérieur sans être cohérent à l’intérieur.

À l’extérieur : aller à la messe, donner au Denier de l’Église, faire ses prières, être moralement dans la moyenne. 

À l’intérieur : « pensées perverses : inconduites, vols, meurtres, adultères, cupidités, méchancetés, fraude, débauche, envie, diffamation, orgueil et démesure ».

À l’extérieur : des riches donations au Trésor du Temple de Jérusalem. 

À l’intérieur : l’offrande d’elle-même d’une pauvre veuve à deux sous.

Souvenez-vous par exemple des révélations fracassantes en juillet dernier au sujet des abus sexuels que l’Abbé Pierre a commis pendant des décennies. À l’extérieur : un prophète charismatique, défenseur des plus pauvres, fondateur des Communautés Emmaüs si précieuses, apôtre du droit au logement. À l’intérieur : un homme malade de ses pulsions incontrôlées. La personnalité préférée des Français (élue 16 fois de suite comme telle dans les sondages !) cachait en réalité un côté obscur.

 

Jésus refuse de canoniser l’extérieur sans accorder d’importance à l’intérieur. Il oppose ainsi radicalement les coutumes et traditions venues des hommes (rites de pureté, piété ostentatoire etc.) au commandement venu de Dieu : l’amour mutuel en Dieu. 

Le problème, c’est que les chefs religieux veulent nous faire croire que leurs traditions  purement humaines viennent de Dieu en direct…

 

La Tradition et les traditions 1 Essai historiqueL’immense théologien dominicain Yves Congar, un des piliers de Vatican II, avait publié en 1960 et 1963 deux volumes encyclopédiques intitulés : « La Tradition et les traditions ». Le T majuscule et le singulier (la Tradition) pointaient vers l’essentiel de la révélation faite à Moïse, accomplie en Jésus : YHWH, communion d’amour trinitaire. Le pluriel et la minuscule (les traditions) pointaient vers la multiplicité des coutumes, habitudes et rituels qui se sont développés au cours des âges. Si la Tradition est le fleuve, les traditions sont les alluvions charriées, puis déposés en strates sédimentaires par le génie culturel de chaque peuple évangélisé.

Ainsi l’Orient a développé le culte des icônes et l’Occident celui du Saint Sacrement.
Ainsi les rituels eucharistiques se sont multipliés : syriaque, syro-malabar, copte égyptien ou  copte éthiopien, melkite, de saint Basile, de Saint Pie V… 

Ainsi on fait le signe de croix de gauche à droite en Occident et de droite à gauche en Orient.
On se met assis pour écouter l’Évangile au Zaïre, par respect. On se lève ailleurs, par respect toujours. Etc.

 

Ces traditions alluvionnaires ont comme les alluvions des conséquences fertiles. Le limon charrié par les eaux du Nil rend ses berges cultivables et généreuses. Les traditions liturgiques et ecclésiales propres à chaque peuple honorent sa particularité, sa culture, son sens de la foi.

Mais avec le temps ces dépôts s’accumulent, et finissent par obstruer le flux d’eau vive comme elles envasent le delta du Nil. Si bien que les croyants ordinaires ne savent plus ce qui est important : avoir fait ses Pâques ou aimer les hérétiques, organiser une belle  procession ou renoncer à la pensée magique…

 

2. Un rapport critique à la Tradition

Le moins que l’on puisse dire est que Jésus est sacrément critique vis-à-vis de ces traditions-là ! Non seulement il dénonce l’hypocrisie religieuse qui les sous-tend, mais en plus il critique ouvertement des prescriptions ajoutées par les chefs religieux pour exercer leur domination sur le peuple. Il va encore plus loin en relativisant ce que Moïse lui-même avait cru devoir légiférer pour les hébreux au désert : l’interdit absolu de travailler le jour du shabbat, de manger les pains de consécration de l’arche d’alliance, de toucher des lépreux, des impurs, des adultères, de pardonner aux transgresseurs de la Loi au lieu de leur couper la main ou de les lapider, d’inclure des femmes dans le groupe des disciples etc.

Tous ces interdits sont alluvionnaires.

Ils ont été rajoutés par des hommes, en un siècle donné, pour guider le peuple vers plus de liberté. La loi sert de pédagogue, dira Paul. Mais, la période changeant, la fidélité à la Tradition demande d’abandonner certaines traditions pour en adopter d’autres, et à tout le moins d’épurer le stock impressionnant de coutumes accumulées qui risquent d’étouffer la flamme initiale.

 

61cboyVl9xL._SL1082_ critique dans Communauté spirituelle« D’un côté, Jésus ne met pas en doute que la Loi, dont ses interlocuteurs se réclament,  constitue le chemin d’une vie bonne. Sous cet angle, il les invite bien à déchiffrer leur  présent à la lumière de cette tradition dont ils proviennent. Il n’est pas l’homme de la tabula rasa, celui qui rejette le passé et la tradition d’un revers méprisant de la main.

D’un autre côté cependant, Jésus invite ses interlocuteurs à s’interroger sur l’authenticité de leur fidélité à la Loi ; il met en lumière les contradictions de leurs attitudes, la manière dont leur référence à la Loi et la tradition des Pères en pervertit l’intention profonde. Sous cet angle, Jésus institue « un rapport critique à la tradition » en dénonçant l’infidélité foncière d’une soumission aveugle de ses interlocuteurs à la Loi : ils tentent de la réduire à un code dont la mise en application réclame des procédures d’interprétation sophistiquées sans doute, mais cependant univoques (littérales), qui ont l’immense « avantage » de dispenser le sujet de s’engager en liberté (spirituellement) dans le travail du discernement. C’est ce travail que Jésus réclame en soumettant l’interprétation de la Loi à ce que Paul désignera plus tard comme la dialectique de l’esprit et de la lettre (Rm 2,29;7,6; 2Co 3,6) » [2].

 

La fidélité à l’Esprit du Christ demande de relativiser la lettre de la Loi, de nettoyer régulièrement les traditions alluvionnaires qui risquent en s’accumulant de boucher la source d’eau vive. Purifier les traditions humaines (les alluvions) en remontant à la Tradition (la source jaillissante) originelle : telle est la réforme permanente que Jésus opère en régime juif et que son Église devra poursuivre en régime romain, ou grec, ou français etc., sous la conduite de l’Esprit qui nous conduit vers la vérité tout entière.

Impossible alors d’obéir aveuglément à des prescriptions trop humaines, trop datées, trop liées à une culture ou à un monde disparus. Les Églises ont pu justifier autrefois l’esclavage, l’apartheid, l’Inquisition, la domination masculine, la peine de mort etc., et enseigner cela dans leur catéchisme. Il est clair pour nous aujourd’hui qu’il nous faut abandonner ces interprétations et en chercher de plus fidèles.

Impossible de sacraliser un moment de la Tradition en la figeant dans ses expressions (liturgique, morale, disciplinaire, sociale, ecclésiale) d’un lieu et d’un temps.

 

Jésus nous invite donc à demeurer critiques

Il l’est lui-même, au grand scandale de ses auditeurs juifs : « on vous a dit : … eh bien, moi je vous dis : … » (Mt 5). Jésus radicalise le message biblique, au sens où il revient à sa racine, coupant les branches multiples qui ont poussé depuis. L’énumération de Mt 5 où  Jésus nettoie l’arsenal législatif juif sur la colère, l’adultère, le divorce, le parjure, la vengeance, la haine des ennemis, montre qu’il veut retrouver la Tradition la plus radicale (à la racine) au-delà des accommodements (alluvions) développées au cours des siècles. Ce mouvement est toujours à poursuivre. Le concile de Jérusalem (Ac 15) a montré la voie en osant ne plus imposer la circoncision, ni l’interdit de manger des viandes consacrées aux idoles, ou de ne manger qu’entre juifs.

Nous vénérons la Tradition venue des Apôtres, à condition d’entretenir un rapport critique à toutes les traditions censées l’incarner.

 

3. La tradition d’un rapport critique à la Tradition

Que transmettent les Apôtres ? L’expérience d’une rencontre avec un vivant, ce qui échappe à toute définition ; la mémoire de la Passion d’un crucifié, condamné au nom de la Loi pour blasphème et usurpation royale, ce qui conteste toute absolutisation de la Loi.

Transmettons à notre tour la mémoire de ce crime qui critique l’application aveugle de la Loi. Le crucifié que la tradition juive rejette (comme celle du Coran), nous le proclamons Messie accomplissant la Tradition, scandale pour les juifs et folie pour les païens.

Sans cette transmission d’un rapport critique à la Tradition, nous serions juifs ou musulmans, pas chrétiens.

 

Ouverture du concile Vatican II le 11 octobre 1962 en présence de 2500 évêquesQu’a fait le concile Vatican II sinon toiletter les alluvions entassées depuis le XVI° siècle, et revenir à la tradition la plus ancienne ? Les conservateurs veulent figer la Tradition à un instant de l’histoire. Ils se conduisent en pratique comme si l’Esprit ne conduisait pas l’Église à aller ailleurs. Ce sont des fixistes. Vatican II veut retrouver le souffle de l’Esprit, source de la fécondité authentique. Et qui pourrait figer ce souffle ?

Bien sûr, le danger existe de jeter le bébé avec l’eau du bain. Sous prétexte d’aggiornamento, il ne faut pas perdre l’essentiel. C’est toujours un travail de discernement – dans l’Esprit – que de passer les traditions ecclésiales au tamis de l’Évangile pour voir celles qui demeurent et celles qu’il faut changer. Sans ce discernement spirituel, on risque de s’aligner sur les idéologies de son temps, ce qui est une autre forme d’infidélité.

 

Célébrer en langue locale plutôt qu’en latin, face au peuple plutôt que dos à l’assemblée, admettre la présence des femmes dans le chœur et dans les instances de décision de l’Église, leur confier des ministères, revivifier le diaconat permanent là où c’est utile… : les réformes issues de Vatican II sont traditionnelles, car elles réévaluent les traditions de vingt siècles à l’aune du retour à l’Écriture et de la tradition la plus ancienne. 

« Au commencement, il n’en était pas ainsi… » (Mc 10,5)

 

Ayons le courage d’éduquer les baptisés de tous âges à l’Esprit critique, plutôt qu’à la soumission aveugle ou non d’une tradition figée et idéalisée. Seul ce discernement spirituel préserve la folie de la croix et la sagesse de l’Évangile.

 

Le recours inlassable à l’Écriture est le tamis qui permet de passer au crible nos habitudes, nos croyances, nos coutumes.
Le discernement dans l’Esprit est l’indispensable décapage pour purifier l’Église de ses traditions trop humaines…

 

Quelles sont « mes traditions » que je devrais réévaluer à la lumière de « la Tradition » ?

_______________________________________

[1]. Dans la liturgie tridentine, il y avait trois tons de voix :
- certaines parties dites à voix haute ;
- d’autres à voix médiocre, audible par les proches seulement,  (les deux mots Orate, fratres ; le Sanctus ; les trois mots Nobis quoque peccatoribus vers la fin du Canon ; les quatre mots Domine, non sum dignus à trois reprises) ;
- d’autres enfin à voix basse (audible par le seul célébrant).

[2]. H.J. Gagey, La nouvelle donne pastorale, Ed. de l’Atelier, 1999, pp 53-54.

 

 

LECTURES DE LA MESSE

 

PREMIÈRE LECTURE
« Vous n’ajouterez rien à ce que je vous ordonne… vous garderez les commandements du Seigneur » (Dt 4, 1-2.6-8)

 

Lecture du livre du Deutéronome

Moïse disait au peuple : « Maintenant, Israël, écoute les décrets et les ordonnances que je vous enseigne pour que vous les mettiez en pratique. Ainsi vous vivrez, vous entrerez, pour en prendre possession, dans le pays que vous donne le Seigneur, le Dieu de vos pères. Vous n’ajouterez rien à ce que je vous ordonne, et vous n’y enlèverez rien, mais vous garderez les commandements du Seigneur votre Dieu tels que je vous les prescris. Vous les garderez, vous les mettrez en pratique ; ils seront votre sagesse et votre intelligence aux yeux de tous les peuples. Quand ceux-ci entendront parler de tous ces décrets, ils s’écrieront : ‘Il n’y a pas un peuple sage et intelligent comme cette grande nation !’ Quelle est en effet la grande nation dont les dieux soient aussi proches que le Seigneur notre Dieu est proche de nous chaque fois que nous l’invoquons ? Et quelle est la grande nation dont les décrets et les ordonnances soient aussi justes que toute cette Loi que je vous donne aujourd’hui ? »

 

PSAUME
(Ps 14 (15), 2-3a, 3bc-4ab, 4d-5)
R/ Seigneur, qui séjournera sous ta tente ? (Ps 14, 1a)

 

Celui qui se conduit parfaitement,
qui agit avec justice
et dit la vérité selon son cœur.

Il met un frein à sa langue.

Il ne fait pas de tort à son frère
et n’outrage pas son prochain.

À ses yeux, le réprouvé est méprisable
mais il honore les fidèles du Seigneur.

Il ne reprend pas sa parole.

Il prête son argent sans intérêt,
n’accepte rien qui nuise à l’innocent.
Qui fait ainsi demeure inébranlable.

 

DEUXIÈME LECTURE
« Mettez la Parole en pratique » (Jc 1, 17-18.21b-22.27)

 

Lecture de la lettre de saint Jacques

Mes frères bien-aimés, les présents les meilleurs, les dons parfaits, proviennent tous d’en haut, ils descendent d’auprès du Père des lumières, lui qui n’est pas, comme les astres, sujet au mouvement périodique ni aux éclipses. Il a voulu nous engendrer par sa parole de vérité, pour faire de nous comme les prémices de toutes ses créatures. Accueillez dans la douceur la Parole semée en vous ; c’est elle qui peut sauver vos âmes. Mettez la Parole en pratique, ne vous contentez pas de l’écouter : ce serait vous faire illusion. Devant Dieu notre Père, un comportement religieux pur et sans souillure, c’est de visiter les orphelins et les veuves dans leur détresse, et de se garder sans tache au milieu du monde.

 

ÉVANGILE
« Vous laissez de côté le commandement de Dieu, pour vous attacher à la tradition des hommes » (Mc 7, 1-8.14-15.21-23)
Alléluia. Alléluia. Le Père a voulu nous engendrer par sa parole de vérité, pour faire de nous comme les prémices de toutes ses créatures. Alléluia. (Jc 1, 18)

 

Évangile de Jésus Christ selon saint Marc

En ce temps-là, les pharisiens et quelques scribes, venus de Jérusalem, se réunissent auprès de Jésus, et voient quelques-uns de ses disciples prendre leur repas avec des mains impures, c’est-à-dire non lavées. – Les pharisiens en effet, comme tous les Juifs, se lavent toujours soigneusement les mains avant de manger, par attachement à la tradition des anciens ; et au retour du marché, ils ne mangent pas avant de s’être aspergés d’eau, et ils sont attachés encore par tradition à beaucoup d’autres pratiques : lavage de coupes, de carafes et de plats. Alors les pharisiens et les scribes demandèrent à Jésus : « Pourquoi tes disciples ne suivent-ils pas la tradition des anciens ? Ils prennent leurs repas avec des mains impures. » Jésus leur répondit : « Isaïe a bien prophétisé à votre sujet, hypocrites, ainsi qu’il est écrit : Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi. C’est en vain qu’ils me rendent un culte ; les doctrines qu’ils enseignent ne sont que des préceptes humains. Vous aussi, vous laissez de côté le commandement de Dieu, pour vous attacher à la tradition des hommes. »
Appelant de nouveau la foule, il lui disait : « Écoutez-moi tous, et comprenez bien. Rien de ce qui est extérieur à l’homme et qui entre en lui ne peut le rendre impur. Mais ce qui sort de l’homme, voilà ce qui rend l’homme impur. »
Il disait encore à ses disciples, à l’écart de la foule : « C’est du dedans, du cœur de l’homme, que sortent les pensées perverses : inconduites, vols, meurtres, adultères, cupidités, méchancetés, fraude, débauche, envie, diffamation, orgueil et démesure. Tout ce mal vient du dedans, et rend l’homme impur. »
.Patrick Braud

 

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18 août 2024

Femmes soumises ?

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Femmes soumises ?

 

Homélie pour le 21° Dimanche du Temps ordinaire / Année B 

25/08/24

 

Cf. également :

« En même temps » : pas très biblique !
Le polythéisme des valeurs
Sur quoi fonder le mariage ?
L’homme, la femme, et Dieu au milieu
Voulez-vous partir vous aussi ?
La liberté de partir ou de rester
Le peuple des murmures
Pourquoi Paul n’a-t-il pas voulu abolir l’esclavage ?

 

1. Que faire de ces versets gênants ?

Le parti de la France Insoumise (LFI) occupe une place de premier choix dans le paysage médiatique et politique depuis les législatives 2024. Les courants féministes traversent toutes les formations et travaillent puissamment à réformer les lois et les coutumes concernant le statut de la femme. La conjugaison de ces deux influences rend inaudible la 2° lecture de ce dimanche (Ep 5, 21-32) pour la plupart de nos contemporains : « Femmes, soyez soumises à vos maris ».

Que faire de ces versets gênants ?

 

– Les appliquer aveuglément

couverture représentant au-dessus des nuages le haut de la tour Eiffel au sommet de laquelle trône le croissant de l'IslamLes fondamentalistes se raidissent sur l’observance littérale des passages ‘malheureux’ de Paul, apparemment misogynes : « Vous les femmes, soyez soumises à votre mari ; dans le Seigneur, c’est ce qui convient. » (Col 3,18) ; « En effet, si la femme ne se couvre pas, qu’elle aille jusqu’à se faire tondre ; et si c’est une honte pour la femme d’être tondue ou rasée, qu’elle se couvre la tête » (1Co 11,6) ; « Que la femme reçoive l’instruction dans le calme, en toute soumission. Je ne permets pas à une femme d’enseigner, ni de dominer son mari ; mais qu’elle reste dans le calme » (1Tm 2,11–15)… Pour les Mormons, les Amish, les Témoins de Jéhovah ou même certains protestants puritains et évangélistes, c’est la Parole de Dieu, et il faut donc lui obéir sans discuter, à la lettre, quitte à être en complet décalage avec la culture de notre temps.

La soumission islamique (le mot arabe   الْإِسْلَامُ = islam signifie soumission) n’est jamais que la reviviscence de cette lecture fondamentaliste de la volonté de Dieu soi-disant exprimée dans le Coran et qu’il faudrait observer à la lettre..

 

Mais c’est complètement incohérent par rapport aux autres écrits de Paul, et plus encore les Évangiles ! Paul en effet plaide pour l’égalité de tous : « Il n’y a plus ni juif ni grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous, vous ne faites plus qu’un dans le Christ Jésus » (Ga 3,28). Il s’entoure d’un groupe de femmes, il profite de leur argent. Il nomme même « apôtre » Junie à (« Saluez Andronicos et Junie qui sont de ma parenté. Ils furent mes compagnons de captivité. Ce sont des apôtres bien connus ; ils ont même appartenu au Christ avant moi. » – Rm 16,7), « diaconesse » Phébée (« Je vous recommande Phébée notre sœur, diaconesse de l’Église qui est à Cencrée » – Rm 16,1-2) (en effet, elle lit en public, explique et commente la lettre de Paul aux Romains), « collaboratrice » Priscille (« Saluez de ma part Priscille et Aquilas, mes collaborateurs en Jésus Christ » – Rm 16,3). Ces femmes ouvrent leurs maisons aux premières assemblées chrétiennes, devenant ainsi les premières églises domestiques de l’histoire.

 

Dans les évangiles, on ne voit jamais les femmes soumises à Jésus dans un rapport d’autorité verticale. Au contraire, Jésus semble plutôt obéir aux femmes qu’il rencontre : Marie à Cana, la cananéenne du Liban, l’hémorroïsse, Marie de Béthanie, Marie de Magdala (‘apôtre des apôtres’) etc.

Le principe de cohérence oblige donc à ne pas sélectionner dans les écrits pauliniens les versets de ‘soumission’ en les isolant de leur contexte.

 

– Les nettoyer de leurs préjugés culturels datés

Femmes soumises ? dans Communauté spirituelle 178012-5-techniques-pour-eplucher-les-oignons-sans-pleurer-580x0-1D’où la 2e solution : traiter ces versets comme des scories culturelles de pratiques  aujourd’hui dépassées et disparues. Paul était de son époque. Il faut débarrasser son message de sa gangue culturelle liée à une société patriarcale à dominante masculine.

Solution séduisante, car compatible avec nos mentalités modernes tout en préservant l’essentiel du message. Mais faire le tri peut s’avérer dangereux, car on peut jeter le bébé avec l’eau du bain, ou éplucher un oignon jusqu’à découvrir qu’il ne reste plus rien…

 

– Poursuivre le déplacement qu’ils opéraient à l’époque

Féministe et chrétienneOn a alors imaginé la solution historico-critique, qui consiste à regarder le déplacement opéré par Paul par rapport à la culture de son temps. C’est ce déplacement qu’il faut poursuivre, et non le résultat qu’il faudrait sacraliser, résultat provisoires qui évoluera avec le temps.

Paul parle non pas dans l’absolu, mais par rapport à un contexte particulier. Il faut donc, pour être fidèle à Paul, voir ce qu’il dit par rapport à la situation de départ et le déplacement qu’il opère. Or la situation de départ, c’est que, de son temps, les femmes n’étaient pas admises du tout dans les églises, comme c’est le cas dans les synagogues.

Ainsi, quand Paul écrit que les femmes doivent se taire dans les églises, cela veut dire qu’il leur permet d’entrer, certes sans parler, mais elles peuvent entrer. Il leur fait donc faire un pas de plus dans l’intégration dans l’Église, et pour lui être fidèle, nous devrions aller dans le même sens, et non pas restreindre la place des femmes dans l’Église, mais plutôt chercher comment leur permettre de s’intégrer d’avantage.

Pour le dire en termes mathématiques, c’est une identité de rapport et non une identité terme à terme. Paul a déplacé le rapport des femmes F à la société juive du premier siècle S. C’est ce déplacement qu’il faut retrouver, avec une nouvelle place des femmes F’ dans la société contemporaine S’ (avec F ¹ F’ car S’ ¹ S) : F/S = F’/S’

Identité de rapport

Figer l’un des termes alors que l’autre évolue c’est trahir l’esprit qui animait Paul. S’il a osé confier des missions ecclésiales, et même des ministères aux femmes qui l’entouraient et l’accompagnaient, c’est donc il nous faut nous aussi trouver la juste place pour les femmes dans la mission de l’Église du XXI° siècle, qui ne sera pas celle du temps de Paul. 

 femme dans Communauté spirituelleL’’important, c’est de labourer son champ, dira La Fontaine, et non de s’asseoir pour le contempler.

 

– Les jeter à la poubelle

Autre solution, plus radicale : Paul, c’est Paul ; Jésus c’est Jésus. Paul n’est pas le Christ. Or nous sommes chrétiens, pas « pauliens ». Donc ce qu’il dit en plus de l’Évangile est son opinion, respectable et intéressante certes, mais ce n’est pas « parole d’Évangile ». On n’est pas forcé de le suivre là-dessus…

Après tout, être libre par rapport à la lettre fait partie du message de Paul lui-même ! Attention cependant à ne pas éliminer trop vite les passages qui ne nous plaisent pas…

 

Et vous, qu’allez-vous faire de ces versets gênants ?…

 

2. Petite histoire de la soumission dans le Nouveau Testament

soumission-couv misogynieLe terme soumission ὑποτάσσω (hupotasso) est utilisé 40 fois dans 32 versets du Nouveau Testament, essentiellement des lettres de Paul. Le mot signifie : être au-dessous de, être subordonné à, obéir à. Ce qui traduit un rapport d’autorité. Signalons pourtant rapidement que ce mot qui pourrait nous paraître péjoratif sera plus tard choisi par les conciles œcuméniques pour exprimer le mystère de la personne du Christ, une seule hypostase (personne) assumant les deux natures, humaine et divine. On parlera à ce sujet d’union hypostatique = union des deux natures dans l’unique personne de Jésus. Si l’hypostase deviendra la personne, c’est donc que la ‘soumission’ biblique est à l’origine du sujet moderne, et du personnalisme chrétien. Pas si mal !

 

Surprise : des quatre évangiles, seul Luc parle de soumission. Et pas dans le sens attendu : c’est Jésus qui se soumet volontairement à ses parents à Nazareth (Lc 2,51) ! Le premier soumis serait-il donc Dieu lui-même ?…

Les seconds soumis chez Luc sont… les démons : soumis à l’autorité des apôtres, ils leur obéissent pour le plus grand bien des possédés ainsi libérés des chaînes les entravant (Lc 10,17.20). Pour Luc, ce sont les démons et Dieu qui se soumettent à l’homme, et non l’inverse !

Les autres usages de la soumission se trouvent chez Paul (29 fois), chez Pierre (7 fois) et Jacques (1 fois). Ils insistent d’abord sur une soumission mutuelle, de tous envers tous, dans l’amour et le service fraternel : « Que tout chez vous se passe dans l’amour » (1Co 16,14). Le début de notre 2e lecture veut explicitement étendre cette attitude à tous dans la communauté : « Par respect pour le Christ, soyez soumis les uns aux autres » (Ep 5,21). Paul et Pierre déclinent alors cette soumission à tous les rapports sociaux : esclaves/maîtres (1P 5,5) (Tite 2,9; 3,1) ; jeunes/anciens (1P 5,5) ; sujet/souverain (1P 2,13; Rm 13,1) ; communauté/ministres (1Co 16,16) ; femmes/maris (Ep 5,22.24 ; Col 3,18 ; Tite 2,5 ; 1P 3,15).

Le modèle de cette ‘soumission’ généralisée dans l’amour et le service est la relation de l’Église au Christ, se plaçant sous lui comme le corps sous la tête, afin de lui être unie en une seule personne, une seule hypostase (le « Christ total » de saint Augustin, tête et corps). Rien à voir avec la soumission islamique !

 

Dans les évangiles, Jésus se soumet aux juifs et aux païens (lavement des pieds, sacrifice de la croix, pardon, guérison, salut) pour leur donner la vie. Dans les lettres, chacun est invité à se soumettre librement à Dieu, c’est-à-dire à se placer sous sa bienveillance, son amour, sa puissance de vie. Ce qui a pour conséquence de se soumettre mutuellement, librement, dans l’amour et le service, les uns aux autres, afin de laisser l’Esprit de Dieu faire de nous des Christs les uns pour les autres.

 

3. Pourquoi Paul n’a-t-il pas voulu abolir la soumission femme/homme ?

Gérer son héritage est une chose. Mais comment comprendre que Paul n’ait pas été le grand réformateur des mœurs de son temps ?

 

a) 1° réponse : Parce que le statut de la femme était une telle évidence sociale que même Paul ne pouvait penser l’abolir.

À nos yeux, l’audace féministe de Paul (Cf. supra) ne va pas assez loin. Comme pour l’esclavage, il s’arrête à la conversion des cœurs et ne veut pas légiférer. Il aurait dû ‑ pensons-nous un peu facilement – dénoncer les structures d’oppression qui empêchaient l’égalité hommes/femmes de son temps !

PAUL ET LES FEMMESC’est oublier que nous avons mis des siècles à dénoncer l’esclavage, auquel nos ancêtres s’étaient confortablement habitués. Cet aveuglement a duré jusqu’au XVIII° siècle. L’esclavage était une telle évidence sociale que même Paul ne pensait pouvoir l’abolir, et pas tout de suite.

De même pour le rôle social des femmes : c’était un angle mort, qu’il n’a pas pu ni su contourner. Avant d’être trop critique sur cet aveuglement, méfions-nous : qui sait de quels aveuglements plus terribles encore nous accuseront les générations ultérieures (respect de la planète, de la vie sous toutes ses formes, des plus pauvres etc.) ?

 

b) 2° réponse : Parce qu’il voulait la conversion des cœurs et non la réforme des structures.

C’est vrai que Paul parle d’abord au cœur de chacun et ne veut pas instaurer un autre régime, ni inscrire de nouveaux droits dans la Constitution. Car il n’est pas un militant politique luttant pour le triomphe de tel ou tel modèle de société. Il n’est ni révolutionnaire ni réformiste ni conservateur : il appelle chacun à accueillir la grâce de la vie. À nous ensuite d’en tirer les conséquences pour l’Église, la société, le commerce, la politique etc.

Les lettres de Paul ne sont pas le Manifeste du Parti communiste de 1848 : ce sont des encouragements, des exhortations, des nourritures de foi. Paul ne veut pas partir à la conquête du pouvoir : il témoigne du Ressuscité qui a bouleversé sa vie. Il cherche ensuite les conséquences ecclésiales, éthiques, spirituelles de cette conversion. Mais ce qui demeure premier, c’est la relation personnelle au Ressuscitée : « il m’a aimé et s’est livré pour moi ». « Pour moi vivre c’est le Christ » .

 

C’est peut-être une faiblesse du Nouveau Testament, à la différence de l’Ancien et du Coran, de ne pas proposer un modèle de société, de ne pas promouvoir une organisation politique, sociale, économique spécifique. Mais c’est aussi sa force : le christianisme peut être à l’aise en régime monarchique ou républicain, libéral ou collectiviste, laïque ou confessionnel… Il ne sacralise aucune coutume, aucun système, car il a la tête ailleurs (en Christ !).

 

c) 3° réponse : En proclamant l’égalité spirituelle entre hommes et femmes, Paul a introduit le ver dans le fruit, qui finira par tomber tout seul.

Le ver est dans le fruitC’est une autre raison, eschatologique, qui pousse Paul à ne pas s’attarder aux réformes de société : le retour du Christ est à ses yeux imminent. Et ce n’est plus le moment de préparer ses valises !

Du coup il relativise le commerce, le mariage, les affaires politiques etc. : « Frères, je dois vous le dire : le temps est limité. Dès lors, que ceux qui ont une femme soient comme s’ils n’avaient pas de femme » (1Co 7,29).

 

Avec Paul, les premières générations chrétiennes étaient persuadées que le monde présent s’en allait, (« elle passe la figure de ce monde » – 1Co 7,31), et donc que mieux valait investir dans le Royaume s’approchant que dans la société finissante.

 

La soumission islamique veut figer l’histoire dans une obéissance intemporelle. La soumission paulinienne veut ouvrir l’histoire sur son accomplissement imminent : c’est l’avenir en Christ qui change tout dès à présent, depuis les relations hommes/femmes jusqu’aux pouvoirs politiques et financiers. Tout est relatif, tout est provisoire, puisque le la venue du Christ va tout transfigurer.

 

Évidemment, nous sommes très loin de cette fièvre eschatologique aujourd’hui. Après la peur de l’an 1000, puis de l’an 2000, nous proclamons vaguement à la messe que nous espérons le retour du Christ en gloire, mais en pratique c’est le présent seul qui nous préoccupe…

Retrouver la tension eschatologique qui structure les lettres de Paul nous ferait du bien : c’est le but qui trace le chemin, l’avenir qui informe le présent, l’espérance qui guide l’action.

Les Hébreux fatigués de ne pas voir Moïse descendre du Sinaï avaient fondu un veau d’or et s’étaient prosternés devant lui. Prenons garde à ce que, fatigués d’attendre le retour du Christ, les combats féministes ne se détournent d’un au-delà de l’humain et ne dérivent en nouvelles soumission étincelantes à de nouveaux veaux d’or…

 

d) 4° réponse : Paul a si fortement espéré le retour imminent du Christ qu’il en a oublié la transformation de la société en attendant.

LOasis-21_Couverture-724x1024 PaulC’est l’interprétation la plus féconde peut-être. Paul a posé les bases d’une égalité réelle entre hommes et femmes ; il a osé transgresser les interdits juifs et romains concernant le rôle des femmes en leur confiant le ministère de la Parole, du service, de l’accueil domestique, du financement communautaire etc. Ce faisant, il a prolongé la liberté étonnante que Jésus avait avec les femmes qui l’entouraient et l’accompagnaient. Et cet élan ne doit pas cesser, ne doit pas se figer. Tôt ou tard, il portera des fruits politiques : non pas imposés par des forces révolutionnaires, mais librement choisis par tous. D’ailleurs, Paul parle de se soumettre et non d’être soumis. La différence est essentielle : choisir librement d’être serviteur de l’autre n’est pas se voir imposer un statut inférieur ou subordonné. Cette soumission dans l’amour et le service n’est pas la « servitude volontaire » dénoncée par La Boétie, nous rendant complices de nos tyrans, mais au contraire le principe vital qui vide la domination de sa substance et empêche le tyran des piétiner ses sujets, l’homme d’avilir les femmes, le maître de posséder son esclave, le riche  d’exploiter le pauvre…

 

Comme pour l’esclavage, Paul met le ver dans le fruit de la domination hommes/femmes. C’est la relation Christ-Église qu’hommes et femmes sont appelés à vivre. Tous sont membres d’un même corps, sans séparation ni confusion, sans domination ni asservissement. Traiter un esclave comme un frère, une femme comme sa propre chair, un mari comme son propre visage [1], c’est toujours « renverser les puissants de leur trône » et « élever les humbles », comme le chantait Marie dans son Magnificat.

 

Alors finalement, si je devais me « soumettre » à quelqu’un dans les jours qui viennent, ce serait qui et comment ?

Symétriquement, si je dois être le « chef » de quelqu’un, comment l’être dans l’Esprit du Christ, dans l’amour, le service, jusqu’à donner ma vie pour lui/elle ? 

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[1]. Le « chef » (caput en latin) dont parle Paul est bien la tête du corps, que le visage incarne au plus point.

 

 

LECTURES DE LA MESSR

PREMIÈRE LECTURE
« Nous voulons servir le Seigneur, car c’est lui notre Dieu » (Jos 24, 1-2a.15-17.18b)

Lecture du livre de Josué
En ces jours-là, Josué réunit toutes les tribus d’Israël à Sichem ; puis il appela les anciens d’Israël, avec les chefs, les juges et les scribes ; ils se présentèrent devant Dieu. Josué dit alors à tout le peuple : « S’il ne vous plaît pas de servir le Seigneur, choisissez aujourd’hui qui vous voulez servir : les dieux que vos pères servaient au-delà de l’Euphrate, ou les dieux des Amorites dont vous habitez le pays. Moi et les miens, nous voulons servir le Seigneur. » Le peuple répondit : « Plutôt mourir que d’abandonner le Seigneur pour servir d’autres dieux ! C’est le Seigneur notre Dieu qui nous a fait monter, nous et nos pères, du pays d’Égypte, cette maison d’esclavage ; c’est lui qui, sous nos yeux, a accompli tous ces signes et nous a protégés tout le long du chemin que nous avons parcouru, chez tous les peuples au milieu desquels nous sommes passés. Nous aussi, nous voulons servir le Seigneur, car c’est lui notre Dieu. »

PSAUME
(Ps 33 (34), 2-3, 16-17, 20-21, 22-23)

R/ Goûtez et voyez comme est bon le Seigneur ! (cf. Ps 33, 9)

Je bénirai le Seigneur en tout temps,
sa louange sans cesse à mes lèvres.
Je me glorifierai dans le Seigneur :
que les pauvres m’entendent et soient en fête !

Le Seigneur regarde les justes,
il écoute, attentif à leurs cris.
Le Seigneur affronte les méchants
pour effacer de la terre leur mémoire.

Malheur sur malheur pour le juste,
mais le Seigneur chaque fois le délivre.
Il veille sur chacun de ses os :
pas un ne sera brisé.

Le mal tuera les méchants ;
ils seront châtiés d’avoir haï le juste.
Le Seigneur rachètera ses serviteurs :
pas de châtiment pour qui trouve en lui son refuge.

DEUXIÈME LECTURE
« Ce mystère est grand : je le dis en référence au Christ et à l’Église » (Ep 5, 21-32)

Lecture de la lettre de saint Paul apôtre aux Éphésiens
Frères, par respect pour le Christ, soyez soumis les uns aux autres ; les femmes, à leur mari, comme au Seigneur Jésus ; car, pour la femme, le mari est la tête, tout comme, pour l’Église, le Christ est la tête, lui qui est le Sauveur de son corps. Eh bien ! puisque l’Église se soumet au Christ, qu’il en soit toujours de même pour les femmes à l’égard de leur mari.
Vous, les hommes, aimez votre femme à l’exemple du Christ : il a aimé l’Église, il s’est livré lui-même pour elle, afin de la rendre sainte en la purifiant par le bain de l’eau baptismale, accompagné d’une parole ; il voulait se la présenter à lui-même, cette Église, resplendissante, sans tache, ni ride, ni rien de tel ; il la voulait sainte et immaculée. C’est de la même façon que les maris doivent aimer leur femme : comme leur propre corps. Celui qui aime sa femme s’aime soi-même. Jamais personne n’a méprisé son propre corps : au contraire, on le nourrit, on en prend soin.
C’est ce que fait le Christ pour l’Église, parce que nous sommes les membres de son corps. Comme dit l’Écriture : À cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et tous deux ne feront plus qu’un. Ce mystère est grand : je le dis en référence au Christ et à l’Église.

ÉVANGILE
« Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle » (Jn 6, 60-69)
Alléluia. Alléluia. Tes paroles, Seigneur, sont esprit et elles sont vie ; tu as les paroles de la vie éternelle. Alléluia. (cf. Jn 6, 63c.68c)

Évangile de Jésus Christ selon saint Jean
En ce temps-là, Jésus avait donné un enseignement dans la synagogue de Capharnaüm. Beaucoup de ses disciples, qui avaient entendu, déclarèrent : « Cette parole est rude ! Qui peut l’entendre ? » Jésus savait en lui-même que ses disciples récriminaient à son sujet. Il leur dit : « Cela vous scandalise ? Et quand vous verrez le Fils de l’homme monter là où il était auparavant !… C’est l’esprit qui fait vivre, la chair n’est capable de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit et elles sont vie. Mais il y en a parmi vous qui ne croient pas. » Jésus savait en effet depuis le commencement quels étaient ceux qui ne croyaient pas, et qui était celui qui le livrerait. Il ajouta : « Voilà pourquoi je vous ai dit que personne ne peut venir à moi si cela ne lui est pas donné par le Père. »
À partir de ce moment, beaucoup de ses disciples s’en retournèrent et cessèrent de l’accompagner. Alors Jésus dit aux Douze : « Voulez-vous partir, vous aussi ? » Simon-Pierre lui répondit : « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle. Quant à nous, nous croyons, et nous savons que tu es le Saint de Dieu. »
.Patrick Braud

 

 

 

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15 août 2024

Serions-nous cannibales et vampires ?

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Serions-nous cannibales et vampires ?

 

Homélie pour le 20° Dimanche du Temps ordinaire / Année B 

18/08/24

 

Cf. également :

Les fous, les sages, et les simples
La sobre ivresse de l’Esprit
Éternellement
Manquez, venez, quittez, servez
L’homme ne vit pas seulement de pain
Le pain perdu du Jeudi Saint
Les bonheurs de Sophie
Donne-moi la sagesse, assise près de toi
Jésus face à la violence mimétique


La « sainte horreur »

Serions-nous cannibales et vampires ? dans Communauté spirituelle 51D8gy6FELL._SL1121_1578 : Le réformateur Jean de Léry débarque au Brésil et y découvre, horrifié, les coutumes anthropophages de certains amérindiens. Coïncidence révélatrice : au même moment éclate à Rio une dispute entre catholiques et protestants au sujet de l’eucharistie. Les huguenots comparent la conception eucharistique catholique à la pratique cannibale, observée chez les Aztèques, les Indiens Guayaki ou Tupinamba, comme on en avait observé chez les Maoris de Nouvelle-Zélande où les Papous de Nouvelle-Guinée. Ils éprouvaient « une sainte horreur » de l’hostie et du calice catholiques, trop réalistes à leurs yeux. Manger la chair et boire le sang du Christ : la façon dont les catholiques prenaient au pied de la lettre ces paroles les rendaient suspects de côtoyer de trop près le cannibalisme des ‘sauvages’, et c’est donc avec « une sainte horreur » que les réformés fustigeaient cette théologie eucharistique trop païenne à leurs yeux. Malheureusement, on ne discutait pas qu’avec des mots en cette époque troublée. Les guerres de religion déchiraient l’Europe et la mettaient à feu et à sang pour des débats théologiques qui nous paraissent aujourd’hui lointains. Alors, l’amiral Villegagnon, catholique, fit arrêter les critiques, et noyer trois calvinistes dans la baie de Rio de Janeiro pour avoir taxé les catholiques de « théophages » [1].

 

Apprenant cela, Montaigne écrivit en 1580 un chapitre de ses Essais devenus célèbres : « Des cannibales » (Livre I, ch. 31). Il s’indigne du jugement occidental ethnocentré porté sur les pratiques amérindiennes, alors qu’en Europe on s’écharpe et on s’entre-tue au nom de la religion. La sauvagerie des belligérants catholiques et protestants dépasse de loin celle des Tupinamba, et les cannibales ne sont pas ceux que l’on pense… :

81Uc7GpwzUL._SL1500_ cannibalisme dans Communauté spirituelle« Je ne suis pas marri que nous remarquions l’horreur barbaresque contenue en une telle action (cannibale), mais plutôt que, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveuglés aux nôtres. 

Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchirer par tourments et par géhennes un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu’il est trépassé ».

 

Qu’y a-t-il de plus horrifique en effet : mordre à pleines dents dans le mollet d’un mort ou transpercer les membres d’un vivant supplicié au tribunal de l’Inquisition ? Faire rôtir un bras mort ou plonger dans le feu un hérétique vivant ? Boire le sang du guerrier vainqueur mort au combat ou faire couler le sang de centaines d’innocents dans le massacre des guerres de religion ? Où est l’horreur véritable ? Où est la sauvagerie inhumaine ?

 

C’est vrai que la parole de Jésus dans l’Évangile de ce dimanche (Jn 6,51-58) est dure : « si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’Homme, si vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas la vie en vous ». Comment interpréter ces paroles de Jésus sans retomber dans des pratique cannibales ou vampires ? Car boire le sang des proches ou des ennemis faisait également partie des coutumes largement répandues dans les mythologies des Mésopotamiens, des Grecs, des Romains et des Slaves.

 

Puisque le Christ est venu accomplir et non abolir, tentons le parallèle dérangeant, audacieux et effrayant entre la communion eucharistique et le cannibalisme et le vampirisme, stades obligés de l’évolution des cultures humaines.

 

L’eucharistie exauce la quête cannibale / vampire

image%2F0931903%2F20210605%2Fob_3fbadc_corps-et-sang-du-christ eucharistieContrairement à ce qu’ont pensé les Modernes et leur approche matérialiste, le cannibalisme n’avait pas pour but de se nourrir, ni le vampirisme d’étancher sa soif. Ce n’est pas la nécessité – famine ou pénurie de viande par exemple – qui pousse à manger la chair et boire le sang de l’autre. C’est toute une symbolique, un acte social, rigoureusement codifié par des rituels quasi religieux. Les significations symboliques en sont multiples, car il y a une multitude de cannibalismes, de pratiques [2] variées selon les tribus et les continents :  transfert de pouvoir du mort vers le consommateur ; union avec les dieux ; rites  funéraires ; entretien du cycle de la vie ; domination des vaincus ; cohésion du groupe, menace aux dissidents ; châtiment et dissuasion ; régénération spirituelle ; éloignement des revenants ; purification ; protection contre le mal etc.

 

a) Conjuguer l’altérité et identité

Les Indiens Tupinamba disaient : « Nous mangeons nos beaux-frères ». Cela traduisait l’intégration au clan grâce aux alliances matrimoniales. C’était un grand honneur fait aux « valeurs ajoutées » au clan et en même temps un  élargissement de celui-ci grâce à ces alliés.

Autrement dit : il s’agit ici de manger le même, ni trop près (enfants, conjoints…), ni trop loin (étranger). 

Il ne faut, en effet, manger ni trop près, car ce serait consommer du même, se manger soi-même (« nous ne mangeons pas ceux avec qui nous faisons l’amour » disaient ces indiens), ni trop loin, car ce serait risquer son identité, risquer la dévoration par l’ogre, cet étrange étranger. Le but est de préserver l’intégrité du clan en l’élargissant à ceux qui en sont proches. Ce repas symbolique veut conjuguer l’identité du groupe et l’altérité de ceux qui peuvent s’y adjoindre.

 

L’eucharistie exaucera ce vœu, avec la chair et le sang de Jésus si proche (un humain comme nous) et si autre (fils de Dieu, Dieu lui-même). Communier au Christ dans l’eucharistie, c’est préserver l’unité de l’Église, à travers le temps et l’espace, tout en y ajoutant ceux qui se convertissent.

 

b) Un repas d’alliance

Cannibalisme mimétiqueDans les tribus pratiquant l’endo-cannibalisme, manger ses proches c’est proclamer que le lien clanique ne s’interrompt pas avec la mort. Leur chair devient la leur, et ainsi la chaîne de solidarité continue à unir les ancêtres à leurs descendants, pour le bien des deux.

La communion eucharistique vient exaucer ce vœu, car elle implique la communion des saints, agrandissant le corps du Christ à travers les âges et pas seulement à travers les distances. L’alliance avec les ancêtres trouve ici sa forme la plus haute.

 

c) Absorber les forces et l’esprit de l’autre

Dans certaines tribus, on consomme le corps des ennemis vaincus pour s’approprier leur courage, leur force, leur valeur guerrière (exo-cannibalisme). Version première de   »l’homme augmenté », le cannibale augmente la panoplie de ses vertus et qualités en les empruntant aux morts, symboliquement, par l’ingestion du corps des vaincus. Le vampire suce le sang de ses victimes comme un élixir d’où il tire ses forces nouvelles.

L’eucharistie exauce ce vœu d’« empowerment » au plus haut point ! Car la communion au corps du Christ nous donne son Esprit, sa force, son courage pour mener les combats spirituels qui nous incombent.
Communier au sang du Christ fait couler dans nos veines son désir d’aimer, de servir, de témoigner, jusqu’au martyre s’il le faut.

 

c) Un repas symbolique, ritualisé, social, communautaire

Autre ressemblance : tout est codifié dans les repas cannibales. Les rôles de chacun sont spécifiques, bien répartis. Chacun les connaît, personne ne les transgresse. Les anthropologues appellent « fait social total »  de telles pratiques où le clan/le peuple se constitue et se régénère par la cérémonie où l’on consomme des proches, des amis ou des ennemis pour maintenir le clan/le monde dans son intégrité.

La chair, quoiqu’il la consomme effectivement, n’est pas une viande, mais un signe que le cannibale manipule pour construire sa vengeance et une cuisine sociale qui soude la communauté en ses articulations différenciées 

 

De même, on dénature l’eucharistie si on la réduit à un tour de magie sur du pain et du vin [3]

Au catéchisme (années 60), on m’apprenait à ne pas mordre dans l’hostie au moment de la communion, « pour ne pas faire de mal à Jésus ». Il fallait donc coller l’hostie à son palais et la laisser fondre lentement… Si bien que la prière post-communion était le plus souvent remplacée par les contorsions de la langue cherchant à se défaire du carton-pâte collé au palais. Cette chosification du corps du Christ est une trahison de la dimension sacramentelle de l’eucharistie ! 

 

Le but de la communion est essentiellement symbolique (au sens fort du terme : symbole = ce qui relie) : nous unir au Christ, à l’Église de tous les lieux et de tous les temps, faire de nous des vivants en Christ. 

Augustin par exemple emploie indifféremment le mot sacrement ou symbole : « C’est votre propre symbole qui repose sur la table du Seigneur (…) soyez ce que vous voyez, et recevez ce que vous êtes » (Serm. 272). Le sym-bole est ce qui met en relation. Le Christ est immolé « in sacramento ». On ne comprend rien à l’eucharistie si on la vide de sa substance sacramentelle, de même qu’on ne comprend rien au cannibalisme si on n’y voit qu’une pratique alimentaire !

 

Évidemment, si on s’arrêtait là, à faire la liste des ressemblances entre l’eucharistie et le cannibalisme / vampirisme, ce se serait un peu effrayant, et « la sainte horreur » de l’hostie pourrait à nouveau nous éloigner de la communion !

Allons un peu plus loin en listant quelques différences majeures où l’eucharistie est en rupture avec ces pratiques anciennes, paradoxalement pour mieux les accomplir.

 

L’eucharistie subvertit la logique cannibale/vampire

 

a) La peur des morts

Dans certaines tribus, on mange les cadavres des défunts du clan très vite, afin d’empêcher symboliquement l’âme des morts de rester en lien avec ce corps, et de venir ainsi troubler le monde des vivants. Chacun chez soi, pour la tranquillité de tous ! Les Guayaki disaient : « ne pas être cannibale, c’est se condamner à mourir », et les étrangers, qui n’ont pas eux l’habitude de manger leurs morts mourront bientôt car l’âme des défunts, condamnée à rôder, n’aura de cesse de vouloir se venger. 

Une survivance de cette croyance se retrouve dans la pratique romaine de concentrer les tombes en dehors de la cité, à l’écart, loin des vivants, afin que nul mélange ne vienne semer la confusion, le trouble et le désordre.

 

Catacombes de Saint Pancrace, RomeLes chrétiens refusèrent cette logique de peur et de séparation entre morts et vivants. D’abord en allant se réfugier dans les catacombes – ces galeries souterraines remplies de cercueils de cadavres – pendant les trois siècles de persécutions, pour s’y cacher et célébrer l’eucharistie. Puis en remettant le cimetière au cœur des villes et des villages, et non à l’extérieur. En Charente-Maritime par exemple, les belles églises romanes au centre, sur la place, sont entourées de jardins exubérants de roses trémières, qui sont en fait le cimetière local. Et il faut marcher sur les tombes pour entrer dans l’église. Quelle plus belle illustration de la communion des saints du Credo ? La mort apprivoisée remplace la mort redoutée.

En régime chrétien, les morts ne font plus peur, on prie pour eux, on demande leur intercession, ils continuent à faire partie de la famille, sans les redouter. Le cannibalisme n’a plus alors aucun intérêt.

 

b) S’incorporer un cadavre vs laisser un Vivant nous incorporer à lui

B24-300x300 sacrificeLa symbolique de l’ingestion de chair humaine tourne autour du lien d’unité à maintenir : en le mangeant, l’autre devient une part de moi-même. C’est la fonction de la nourriture : nous faire assimiler le monde extérieur pour qu’il nous fournisse l’énergie vitale une fois digéré. 

Dans l’eucharistie, c’est le processus inverse ! D’abord c’est d’un Vivant qu’il s’agit et non d’un mort. Ensuite, ce n’est pas nous qui l’absorbons : c’est lui qui nous accueille, c’est lui qui fait de nous son corps et non notre corps qui fait de lui sa chair.

« Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi, je demeure en lui » (Jn 6,56). L’Eucharistie intervertit le processus naturel de la digestion, par lequel nous nous approprions les éléments extérieurs à notre organisme. Ainsi nous devenons, « en participant au corps et au sang du Christ, un seul corps et un seul sang avec le Christ » (Catéchèse de Jérusalem).

Saint Augustin a bien compris cette subversion de l’assimilation opérée dans la communion eucharistique
« Je suis la nourriture des forts : grandis et tu me mangeras. Tu ne me changeras pas en toi, comme la nourriture de ton corps, c’est toi qui seras changé en moi ».

 

Le cannibale veut s’assimiler l’autre après sa mort. Le chrétien se laisse assimiler au Christ alors qu’Il est Vivant.

 

c) La dénonciation de la violence mimétique.

René Girard osait écrire que l’eucharistie récapitule en elle la religion du cannibalisme primitif, mais au prix de la dénonciation et du rejet de la violence qui imprégnait les meurtres rituels.

Jésus face à la violence mimétique« On peut considérer les religions archaïques comme le premier stade de la révélation progressive qui culmine dans le Christ. Ainsi, quand certains disent que l’Eucharistie est enracinée dans le cannibalisme archaïque, il ne faut pas le nier, mais l’affirmer au contraire ! La véritable histoire de l’humanité est une histoire religieuse qui remonte au cannibalisme primitif. Le cannibalisme primitif est la religion, et l’Eucharistie récapitule cette histoire, de l’alpha à l’oméga. Tout cela est primordial, et une fois qu’on l’a compris, il faut nécessairement admettre que l’histoire de l’homme inclut ce début meurtrier : Caïn et Abel » [4].

Être chrétien, c’est précisément rompre avec l’unanimité victimaire. La communion des chrétiens s’enracine dans l’ardente conviction que Jésus est innocent et que Dieu lui-même a justifié sa mort. Cette conviction n’est pas l’acceptation mais au contraire le rejet du meurtre fondateur auquel l’autre groupe adhère aveuglément » [5]


Michel Serres, l’agnostique, recevait son ami René Girard sous la Coupole de l’Académie Française avec ces mots :

« Je vois les premier chrétiens, dames patriciennes, esclaves, étrangers de Palestine ou d’Ionie, sans distinction de sexe, de classe ni de langue, ne cessant de focaliser leur regard et leur attention fervente sur l’image de la victime innocente, en partageant une hostie symbolique plutôt que les membres épars d’un lynchage. Si nous comprenions ce geste, ne changerions-nous pas de société ? » [6]

 

Contrairement au cannibale qui civilise son anthropophagie en cuisant sa viande, le catholique procède à rebours et « transforme » le cuit initial (le pain) en un cru symbolique, la chair du Christ vivant.

Le cannibalisme suppose une violence sanglante, l’eucharistie est au contraire « un sacrifice non sanglant » (Concile de Trente) accompli une fois pour toutes par Jésus, et rendu présent sacramentellement dans la célébration. Pas besoin de répéter à l’infini ce sacrifice : il est unique, accompli une fois pour toutes, et l’eucharistie nous y associe sans le réitérer. 

En ce sens, communier est un acte essentiellement non-violent.

 

d) La subversion du sang versé

De qui est le sang qui coule ? Dans le vampirisme, c’est celui de la victime. Dracula exploite les sujets de son royaume en leur suçant le sang pour revitaliser son pouvoir sur eux. 

Dans l’eucharistie, c’est l’inverse ! C’est le maître qui laisse couler son sang ; c’est le prince qui se fait serviteur ; c’est le supérieur qui se sacrifie pour ses subordonnés. Les vampires modernes (profits financiers [7], dévastation de la planète, tyrannies politiques etc.) consomment et ne redonnent rien ; ils se gardent en vie en volant celle des autres ; ils dominent sans servir.

Le sang eucharistique est celui du don total à l’autre, fût-il mon ennemi. Communier, c’est pratiquer le don du sang sous toutes ses formes, du service jusqu’au martyre en passant par la profession ou la politique. À l’inverse, les cannibales et vampires modernes détruisent en consommant, font mourir pour survivre, saignent les pauvres pour rester riches.

 

Conclusion : une réalité en sacrement

On doit prendre au sérieux cet accomplissement/subversion des cannibalismes/vampirismes par l’eucharistie !

Nous avons réellement la chair et le sang de Jésus sur l’autel, mais c’est une réalité en sacrement, donc non sanglante, non physiologique. Et cette réalité accomplit le meilleur de la religion cannibale, tout en subvertissant ses dérives violentes et inhumaines.

ichtus vampireL’Occident a un mal fou à concevoir une réalité autre que celle des molécules et des atomes. Notre matérialisme nous aveugle. Or il y a d’autres réalités que matérielle : esthétique, artistique, amoureuse, symbolique, voire virtuelle, augmentée, probabiliste…. Le réalisme eucharistique n’est pas physique au sens moderne du terme, mais au sens de la substance (sub-stance = ce qui se tient en-dessous des choses) des philosophes romains ou de la nature (physis) des Grecs

Le mot transsubstantiation est une tentative d’explication de cette réalité, et c’est une transformation sacramentelle, non sanglante, non carnée. Nous ne reproduisons pas l’unique sacrifice mais nous le rendons présent, symboliquement [8] – c’est-à-dire sacramentellement – en chaque eucharistie.

Le Concile de Trente reconnaît lui-même que les mots seront toujours trop pauvres pour décrire cette réalité de la chair et du sens eucharistique : le Christ est présent « en sa substance, dans un mode d’existence que nos mots peuvent sans doute à peine exprimer, mais que notre intelligence, éclairée par la foi, peut cependant reconnaître et que nous devons croire fermement comme une chose possible à Dieu ».

Rappelez-vous Saint Augustin : « Si tu comprends, ce n’est pas Dieu »

Ce qui n’empêche pas la recherche théologique et spirituelle, au contraire, car le but est dans la quête elle-même, infinie…

 

N’allons pas communier comme avant. 

Même si les images cannibales et vampires vous effrayent, qu’elles vous obligent au moins à regarder la réalité eucharistique de la chair et du sang du Christ sous un autre jour !

_____________________________________________

[1]. Cf. Frank Lestringant, Une sainte horreur ou le voyage en Eucharistie, XVI°-XVIII° siècle, préface de Pierre Chaunu, Paris, PUF « Histoires », 1996.

[2]. Par exemple : endo ou exo cannibalisme, rituels de dépeçage et de consommation, de cuisine (cuir, rôtir, bouillir, réduire en cendres etc.), repas réservé à quelques-uns ou offert à tous etc…

[3]. Le langage populaire disait même: « faire Hocus Pocus » (déformation de « hoc est corpus (meum) » = « ceci est mon corps ») pour signifier : faire un tour de passe-passe.

[4]. René Girard, Les origines de la culture, Desclée de Brouwer, 2004, p. 129.

[5]. Ibid., pp. 193-194.

[7]. Cf. la critique de Marx : « Le capital est du travail mort, qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant, et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage. Le temps pendant lequel l’ouvrier travaille est le temps pendant lequel le capitaliste consomme la force de travail qu’il lui a achetée ». « La prolongation de la journée de travail au-delà des bornes du jour naturel, c’est à dire jusque dans la nuit, n’agit que comme palliatif, n’apaise qu’approximativement la soif de vampire du capital pour le sang vivant du travail » (Karl Marx, Le Capital Livre I).

[8]. Les premiers Chrétiens qualifiaient couramment le corps et le sang du Seigneur de nourriture et de boisson « spirituelles » : « Mais nous, tu nous as gratifiés d’une nourriture et d’un breuvage spirituels, et de la vie éternelle, par Jésus ton Serviteur » (Didachè, 10.3). « Fortifie ton cœur en prenant ce pain comme une nourriture spirituelle, et rend joyeux le visage de ton âme » (Catéchèses mystagogiques de l’Église de Jérusalem).

 LECTURES DE LA MESSE

Première lecture
« Venez, mangez de mon pain, buvez le vin que j’ai préparé » (Pr 9, 1-6)

Lecture du livre des Proverbes
La Sagesse a bâti sa maison, elle a taillé sept colonnes. Elle a tué ses bêtes, et préparé son vin, puis a dressé la table. Elle a envoyé ses servantes, elle appelle sur les hauteurs de la cité : « Vous, étourdis, passez par ici ! » À qui manque de bon sens, elle dit : « Venez, mangez de mon pain, buvez le vin que j’ai préparé. Quittez l’étourderie et vous vivrez, prenez le chemin de l’intelligence. »

Psaume
(Ps 33 (34), 2-3, 10-11, 12-13, 14-15)
R/ Goûtez et voyez comme est bon le Seigneur !
 (cf. Ps 33, 9)

Je bénirai le Seigneur en tout temps,
sa louange sans cesse à mes lèvres.
Je me glorifierai dans le Seigneur :
que les pauvres m’entendent et soient en fête !

Saints du Seigneur, adorez-le :
rien ne manque à ceux qui le craignent.
Des riches ont tout perdu, ils ont faim ;
qui cherche le Seigneur ne manquera d’aucun bien.

Venez, mes fils, écoutez-moi,
que je vous enseigne la crainte du Seigneur.
Qui donc aime la vie
et désire les jours où il verra le bonheur ?

Garde ta langue du mal
et tes lèvres des paroles perfides.
Évite le mal, fais ce qui est bien,
poursuis la paix, recherche-la.

Deuxième lecture
« Comprenez bien quelle est la volonté du Seigneur » (Ep 5, 15-20)

Lecture de la lettre de saint Paul aux Éphésiens
Frères, prenez bien garde à votre conduite : ne vivez pas comme des fous, mais comme des sages. Tirez parti du temps présent, car nous traversons des jours mauvais. Ne soyez donc pas insensés, mais comprenez bien quelle est la volonté du Seigneur. Ne vous enivrez pas de vin, car il porte à l’inconduite ; soyez plutôt remplis de l’Esprit Saint. Dites entre vous des psaumes, des hymnes et des chants inspirés, chantez le Seigneur et célébrez-le de tout votre cœur. À tout moment et pour toutes choses, au nom de notre Seigneur Jésus Christ, rendez grâce à Dieu le Père.

Évangile
« Ma chair est la vraie nourriture, et mon sang est la vraie boisson » (Jn 6, 51-58) Alléluia. Alléluia.
Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi en lui, dit le Seigneur. Alléluia. (Jn 6, 56)

Évangile de Jésus Christ selon saint Jean
En ce temps-là, Jésus disait à la foule : « Moi, je suis le pain vivant, qui est descendu du ciel : si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement. Le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour la vie du monde. » Les Juifs se querellaient entre eux : « Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ? » Jésus leur dit alors : « Amen, amen, je vous le dis : si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez pas son sang, vous n’avez pas la vie en vous. Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle ; et moi, je le ressusciterai au dernier jour. En effet, ma chair est la vraie nourriture, et mon sang est la vraie boisson. Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi, je demeure en lui. De même que le Père, qui est vivant, m’a envoyé, et que moi je vis par le Père, de même celui qui me mange, lui aussi vivra par moi. Tel est le pain qui est descendu du ciel : il n’est pas comme celui que les pères ont mangé. Eux, ils sont morts ; celui qui mange ce pain vivra éternellement. »
Patrick BRAUD

 

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