Sainte Famille : pourquoi nous as-tu fait cela ?
Sainte Famille : pourquoi nous as-tu fait cela ?
Homélie pour la fête de la Sainte Famille / Année C
29/12/24
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1. L’angoisse des parents d’enfants fugueurs
Imaginez : vous êtes le père, la mère d’un enfant de 12 ans, et ce soir il n’est pas revenu de l’école alors qu’il est plus de 20 heures. Ou bien ce matin sa chambre est vide alors que c’était l’heure de prendre le bus. Un début de panique vous saisit. Vous lui téléphonez, mais vous tombez à chaque fois sur son répondeur. Vous interrogez ses copains, ses professeurs, mais personne ne l’a vu aujourd’hui. L’angoisse monte et vous voulez vous empêcher de penser au pire : accident, enlèvement, mauvaise rencontre…
Eh bien, cette angoisse-là étreint plus de 100 familles par jour en France ! En effet, plus de 40 000 mineurs ont été signalés disparus en 2023 en France, soit plus de 110 enfants par jour. 96 % des disparitions sont des fugues, faites par des enfants de plus en plus jeunes.
Le mot angoisse (ὀδυνάω, odunao) utilisé ici par Luc n’apparaît que 4 fois dans le Nouveau Testament, et uniquement sous la plume de Luc. En Lc 2,48 dans l’épisode au Temple de notre dimanche (« Mon enfant, pourquoi as-tu agi de la sorte avec nous ? Voici, ton père et moi, nous te cherchions avec angoisse ») ; deux fois en Lc 16,24‑25 pour décrire les souffrances du riche séparé du pauvre Lazare par un gouffre infranchissable (« Je souffre terriblement (ὀδυνῶμαι) dans cette fournaise. – Mon enfant, répondit Abraham, rappelle-toi : tu as reçu le bonheur pendant ta vie, et Lazare, le malheur pendant la sienne. Maintenant, lui, il trouve ici la consolation, et toi, tu souffres (ὀδυνᾶσαι) » ; et en Ac 20,38 lorsque les chrétiens de la ville de Milet voient Paul embarquer sur un navire et prennent conscience qu’ils ne le reverront plus (il leur annonce son martyre proche) : « ils étaient affligés (ὀδυνώμενοι) surtout de la parole qu’il avait dite : “Vous ne verrez plus mon visage” ».
Luc parle donc d’une angoisse devant l’absence d’un être cher, devant le gouffre qui se creuse entre lui et nous.
Marie ose dire Jésus qu’elle a souffert avec Joseph de cette angoisse-là : l’angoisse des parents devant l’absence inexpliquée d’un enfant fugueur.
Nul doute qu’en écrivant cela vers l’an 80, Luc pense aux chrétiens qu’il connaît, en situation très difficile à cause des persécutions multiples de la part des juifs et des Romains. Les Églises locales souffrent de n’avoir plus le Christ à leurs côtés, alors qu’elles croyaient sa venue dans la gloire imminente et éclatante. Jean comparera ces persécutions à un déchaînement de violence bestiale contre les nouveau-nés de la femme, c’est-à-dire contre les baptisés de l’Église figurée par Marie : « Alors le Dragon se mit en colère contre la Femme, il partit faire la guerre au reste de sa descendance, ceux qui observent les commandements de Dieu et gardent le témoignage de Jésus » (Ap 12,17).
Marie, figure de l’Église, permet à Luc de dire à ces communautés : vous avez l’impression d’être abandonnés, qu’on vous fait la guerre ; vous cherchez le Christ sans le trouver, vous souffrez à cause de lui, et lui semble si loin ? Regardez Marie cherchant Jésus dans le convoi des pèlerins (figurant l’Église) sans le trouver, suivez ses parents qui remontent à la source pour comprendre enfin ce qui leur arrive.
2. Comprendre ce qui nous arrive
« Pourquoi nous as-tu fait cela ? »
Chercher à comprendre les raisons d’une fugue, d’un départ, d’une absence, est bien notre premier réflexe : pourquoi es-tu parti ? Dans le cas d’une fugue d’un mineur, les causes les plus courantes sont bien connues. Le service d’accueil téléphonique SOS Enfants disparus, créé par la Fondation pour l’enfance afin d’accompagner, entre autres, les familles des jeunes fugueurs dans leurs recherches relève toutes ces raisons : l’adolescent(e) part à la suite d’un conflit avec sa famille, quelquefois mineur : c’est une manière de tester le lien qui l’unit à ses parents, et l’affection qu’on lui porte. Ou bien il réagit à des événements qui se sont déroulés parfois longtemps auparavant, qu’il ou elle ne peut d’un coup plus supporter. « Ainsi, note une intervenante, de cette adolescente victime de violences familiales, deux ans auparavant. Ou bien au contraire, le jeune part parce qu’il lui est impossible de vider un conflit, comme ce fils de 14 ans d’une mère si déprimée qu’elle pleurait sans cesse, et ne lui laissait pas la possibilité d’exprimer ses propres difficultés. La fugue peut être une réaction à des conflits et des difficultés graves, mais il y a aussi des adolescents n’ayant jamais connu de limites, qui fuguent parce qu’ils sont incapables de supporter la moindre frustration, qu’ils prennent pour des privations, comme cette jeune fille de 13 ans, partie au motif qu’on lui interdisait de sortir en boîte de nuit tous les soirs, ou cet autre, à qui on refusait un téléphone portable ».
Quelle que soit la raison, les parents auront tendance à culpabiliser : qu’est-ce que j’ai loupé pour que cela arrive ? Que faut-il que je change ?
Dans le récit de Luc, aucune des raisons habituelles n’explique la fugue de Jésus. Il n’a rien à reprocher à ses parents. Aucun événement familial ne l’a traumatisé. Les psychologues de tous poils ne pourraient lui arracher aucun souvenir nocif concernant ses parents. Les tenants de la culture de l’excuse ne pourraient invoquer aucun déterminisme de classe sociale, de pauvreté ou d’éducation. En cela, l’absence de Jésus trois jours au Temple n’est pas une fugue classique.
Le symbolisme de ses 12 ans devrait nous mettre sur la piste : c’est de la plénitude d’Israël (les 12 tribus), de l’Église (les 12 apôtres) qu’il est question. Cette Église–Israël vit comme son maître la Passion-Résurrection (d’où les 3 jours comme pour Jésus au tombeau). Elle est en pèlerinage, comme en exil dans ce monde, vers la maison du Père. Le récit de Luc est éminemment pascal. Le texte est marqué par le vocabulaire de la Résurrection et notamment celui du récit des pèlerins d’Emmaüs (Lc 24,13-35). Ainsi, la scène se déroule à Jérusalem (24,33) et Luc fait référence à la fête de Pâque (22,15), on cherche Jésus (24,5) sur le chemin (24.32.35), et on le retrouve (24,33) au bout de trois jours (24.21). Dans le récit d’Emmaüs, nous entendrons aussi les verbes retourner (24.32), monter (24.38) et comprendre (24,45). Et comme, Jésus se tient au milieu des docteurs de la Loi, Jésus se tiendra au milieu des disciples (24,36). De même, l’annonce de la résurrection extasie les disciples d’Emmaüs, comme les paroles de l’enfant au sein du Temple. Le parallèle est frappant : la « fugue » de Jésus est pour Luc l’anticipation de la Résurrection et de la glorification auprès du Père.
La Résurrection est donc la clé pour comprendre - a posteriori - les absences du Christ qui nous ont déroutés tout au long de notre pèlerinage. Marie devine intuitivement qu’il lui faut stocker toutes ces informations sur son disque dur intérieur, jusqu’à ce qu’elle puisse les déchiffrer, les interpréter, grâce à la clé de déchiffrement que sera la Pâque de son fils.
Nous avons le privilège sur Marie d’avoir déjà reçu cette clé pascale qui nous permet de déchiffrer les angoisses, les absences qui jalonnent notre parcours sur terre. Il « suffit » pour cela de s’asseoir, de méditer comme Marie afin de relire tous ces événements à la lumière de la Résurrection du Christ…
3. Transformer nos pourquoi en pour-quoi
C’est la réponse de Jésus qui met Marie sur la voie. Elle arrive avec son paquet d’introspection angoissée et douloureuse, en regardant en arrière, vers le passé : ‘qu’est-ce qui dans le vécu de notre famille justifierait cette distance que tu mets entre nous ?’ Aujourd’hui, on mettrait en place une cellule psychologique pour l’accompagner. On convoquerait des sociologues pour expliquer les milliers de fugues adolescentes. On proposerait une thérapie à Jésus pour qu’il découvre ce dont il souffrait pour agir ainsi.
Jésus retourne radicalement cette perspective : ne cherchez pas en arrière, mais regardez devant. Ne t’épuise pas à faire la liste des occasions manquées, des oublis, des conflits. Crois seulement qu’un avenir t’est offert, t’est ouvert. Car cet avenir vient vers toi, il t’ad-vient, sans commune mesure avec ce qui a précédé. N’est-ce pas le sens de l’Avent qui t’a préparé à Noël ?
Au lieu de sombrer dans la dépression des « pourquoi ?’, mobilise-toi dans la réalisation des « pour-quoi » : en vue de quoi cela est-il arrivé ? Que peux-tu faire de ce qui est là ?
Il y a quelques années, une amie m’avait demandé de participer à une neuvaine de prière mariale pour que son mari guérisse de son cancer. Je lui avais dit : « tu sais, un cancer du pancréas à ce stade avancé, Marie n’y pourra rien. Mais je prierai pour lui afin qu’il soit entouré d’amour pour partir en paix et qu’il ait la force de mener ce combat sans désespérer ». Cette amie a mobilisé tout un réseau ‘très catho’ de groupe de prières demandant à Marie la guérison de son mari. Évidemment, le cancer du pancréas l’a emporté en quelques mois, comme c’est la règle hélas. Mon amie m’a écrit : « je réfléchis sur la prière du Christ à Gethsémani : que ta volonté soit faite, et non la mienne. J’ai demandé la guérison pour mon mari, et c’est la mort qui est venue. Mon défi est maintenant de comprendre pour-quoi, en vue de quoi c’est arrivé. Je suis sûr qu’avec Dieu et Marie, quelque chose sortira de cette catastrophe ».
Toujours la question du pour-quoi : à quoi peut mener cet écroulement complet ? Plutôt que de perdre son énergie à faire des théories sur l’inexplicable (d’où vient le malheur innocent ?), mieux vaut se concentrer sur ce qui peut advenir à partir de cette tabula rasa.
Et c’est bien ce que fait Marie : elle va laisser décanter tous ces événements en son cœur, mais acceptera que Jésus soit désormais entièrement consacré à sa mission, même si cela va la transpercer. Puisque « être chez son Père » est sa raison de vivre, Marie le laissera vivre ainsi, en l’accompagnant avec amour jusqu’au bout, jusqu’au bout de sa tendresse maternelle pleurant sur son fils flagellé, humilié, dégradé, crucifié. Après Pâques, elle comprendra…
L’enjeu est bien cela pour nous qui nous situons après Pâques : transformer nos pourquoi en pour-quoi, découvrir où l’Esprit du Christ nous mène à travers les angoisses, les souffrances, les amours, les absences qui jalonnent notre pèlerinage, et y collaborer de toutes nos forces.
LECTURES DE LA MESSE
Première lecture
« Samuel demeurera à la disposition du Seigneur tous les jours de sa vie » (1 S 1, 20-22.24-28)
Lecture du premier livre de Samuel
Elcana s’unit à Anne sa femme, et le Seigneur se souvint d’elle. Anne conçut et, le temps venu, elle enfanta un fils ; elle lui donna le nom de Samuel (c’est-à-dire : Dieu exauce) car, disait-elle, « Je l’ai demandé au Seigneur. » Elcana, son mari, monta au sanctuaire avec toute sa famille pour offrir au Seigneur le sacrifice annuel et s’acquitter du vœu pour la naissance de l’enfant. Mais Anne n’y monta pas. Elle dit à son mari : « Quand l’enfant sera sevré, je l’emmènerai : il sera présenté au Seigneur, et il restera là pour toujours. » Lorsque Samuel fut sevré, Anne, sa mère, le conduisit à la maison du Seigneur, à Silo ; l’enfant était encore tout jeune. Anne avait pris avec elle un taureau de trois ans, un sac de farine et une outre de vin. On offrit le taureau en sacrifice, et on amena l’enfant au prêtre Éli. Anne lui dit alors : « Écoute-moi, mon seigneur, je t’en prie ! Aussi vrai que tu es vivant, je suis cette femme qui se tenait ici près de toi pour prier le Seigneur. C’est pour obtenir cet enfant que je priais, et le Seigneur me l’a donné en réponse à ma demande. À mon tour je le donne au Seigneur pour qu’il en dispose. Il demeurera à la disposition du Seigneur tous les jours de sa vie. » Alors ils se prosternèrent devant le Seigneur.
Psaume
(Ps 83 (84), 2-3, 5-6, 9-10)
R/ Heureux les habitants de ta maison, Seigneur ! (Ps 83, 5a)
De quel amour sont aimées tes demeures,
Seigneur, Dieu de l’univers.
Mon âme s’épuise à désirer les parvis du Seigneur ;
mon cœur et ma chair sont un cri vers le Dieu vivant !
Heureux les habitants de ta maison :
ils pourront te chanter encore !
Heureux les hommes dont tu es la force :
des chemins s’ouvrent dans leur cœur !
Seigneur, Dieu de l’univers, entends ma prière ;
écoute, Dieu de Jacob.
Dieu, vois notre bouclier,
regarde le visage de ton messie.
Deuxième lecture
« Nous sommes appelés enfants de Dieu – et nous le sommes » (1 Jn 3, 1-2.21-24)
Lecture de la première lettre de saint Jean
Bien-aimés, voyez quel grand amour nous a donné le Père pour que nous soyons appelés enfants de Dieu – et nous le sommes. Voici pourquoi le monde ne nous connaît pas : c’est qu’il n’a pas connu Dieu. Bien-aimés, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. Nous le savons : quand cela sera manifesté, nous lui serons semblables car nous le verrons tel qu’il est.
Bien-aimés, si notre cœur ne nous accuse pas, nous avons de l’assurance devant Dieu. Quoi que nous demandions à Dieu, nous le recevons de lui, parce que nous gardons ses commandements, et que nous faisons ce qui est agréable à ses yeux.
Or, voici son commandement : mettre notre foi dans le nom de son Fils Jésus Christ, et nous aimer les uns les autres comme il nous l’a commandé. Celui qui garde ses commandements demeure en Dieu, et Dieu en lui ; et voilà comment nous reconnaissons qu’il demeure en nous, puisqu’il nous a donné part à son Esprit.
Évangile
« Les parents de Jésus le trouvèrent au milieu des docteurs de la Loi » (Lc 2, 41-52)
Alléluia. Alléluia. Seigneur, ouvre notre cœur pour nous rendre attentifs aux paroles de ton Fils. Alléluia. (cf. Ac 16, 14b)
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
Chaque année, les parents de Jésus se rendaient à Jérusalem pour la fête de la Pâque. Quand il eut douze ans, ils montèrent en pèlerinage suivant la coutume. À la fin de la fête, comme ils s’en retournaient, le jeune Jésus resta à Jérusalem à l’insu de ses parents. Pensant qu’il était dans le convoi des pèlerins, ils firent une journée de chemin avant de le chercher parmi leurs parents et connaissances. Ne le trouvant pas, ils retournèrent à Jérusalem, en continuant à le chercher.
C’est au bout de trois jours qu’ils le trouvèrent dans le Temple, assis au milieu des docteurs de la Loi : il les écoutait et leur posait des questions, et tous ceux qui l’entendaient s’extasiaient sur son intelligence et sur ses réponses. En le voyant, ses parents furent frappés d’étonnement, et sa mère lui dit : « Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Vois comme ton père et moi, nous avons souffert en te cherchant ! » Il leur dit : « Comment se fait-il que vous m’ayez cherché ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? » Mais ils ne comprirent pas ce qu’il leur disait.
Il descendit avec eux pour se rendre à Nazareth, et il leur était soumis. Sa mère gardait dans son cœur tous ces événements. Quant à Jésus, il grandissait en sagesse, en taille et en grâce, devant Dieu et devant les hommes.
Patrick BRAUD