Je suis ce que je mange
Je suis ce que je mange
Homélie pour la Fête du Corps et du sang du Christ / Année A
26/05/2011
« Er ist was er ißt »
· L’homme est lié à son alimentation. « Il est ce qu’il mange ». Le jeu de mots allemand de Feuerbach prend un relief particulier en cette période où les bactéries des concombres et autres légumes bio ont fait trembler l’Europe jusqu’en Russie.
Il y a réellement un lien entre notre culture et notre nourriture. Lévi Strauss a montré comment « le cru et le cuit » différencient les peuples : la cuisine façonne l’humanité d’une civilisation. Le récent classement de notre cuisine française au patrimoine mondial de l’Unesco le réaffirme avec éclat : s’alimenter est un art de vivre.
On comprend que les chrétiens aient très tôt perçu ce lien vital. « Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle ».À cause de toutes les paroles de Jésus sur la vraie nourriture et la vraie boisson (Jn 6), ils ont tout de suite expérimenté que ce qu’on mange nous transforme à son image, et la manière dont on le mange peut nous diviniser ou nous abrutir.
La liberté alimentaire
Ils ne se sentent plus liés par les interdits alimentaires païens, juifs ou musulmans. Pas besoin de viande casher, de produits hallal, pas de tabous culinaires : tout aliment est donné à l’homme pour qu’il s’humanise. L’impur n’est pas dans l’assiette, mais dans le coeur de l’homme.
Les chrétiens ne suivront pas non plus Freud aveuglément dans sa réduction du corps à l’oral ou à l’anal. Ils ne se précipiteront pas sans réfléchir à la suite des modes bios où la sacralisation de la terre leur rappellera des cultes païens d’autrefois. Et le légitime intérêt soulevé par le commerce équitable ne pourra les détourner du souci de nourrir les plus pauvres au meilleur prix. La « malbouffe » (junkfood) n’en sera pas pour autant leur credo. Et si certains sont végétariens (les moines cisterciens notamment), ils n’en font pas un absolu. Ils aimeront la cuisine du terroir comme le mélange des cuisines du monde. Manger light ou se soigner par les aliments fera partie de l’éventail des possibles, sans y attacher de valeur définitive. Bref : les chrétiens sont libres vis-à-vis de toutes les modes alimentaires qui depuis les siècles se succèdent ou coexistent.
« Er ist was er ißt »
· Feuerbach utilisait cette dépendance de l’homme vis-à-vis de l’univers pour étayer sa vision matérialiste où l’être humain n’est qu’une parcelle de l’univers, fait de la même poussière que les étoiles ou les légumes dans l’assiette. Saint Augustin disait à peu près la même chose, en parlant de l’eucharistie. « Soyez ce que vous voyez. Recevez ce que vous êtes. Devenez ce que vous recevez. » C’est la solidarité avec Dieu que cette nourriture-là exprime ; alors que l’autre nourriture exprime notre solidarité avec l’univers créé.
Le parallélisme est antithétique pour Augustin. De même que l’estomac a le pouvoir de digérer la matière pour la transformer en de l’organique et du vivant (les tissus humains, le sang), de même symétriquement le Christ ressuscité a le pouvoir de faire de nous son Corps en nous incorporant à lui par la communion eucharistique.
« Je suis la nourriture des forts : croîs et tu me mangeras (cresce et manducabis me). Tu ne me changeras pas en toi, comme la nourriture de ta chair, mais c’est toi qui te changeras en moi (sed tu mutaberis in me) » (Confessions ; Livre VII ; X,16).
Voilà en quoi cette nourriture est sacramentelle : au moment où notre corps semble l’assimiler, c’est elle en fait qui nous assimile, qui nous transforme en ce qu’elle est : le corps du Christ.
En faisant cela, elle transforme du même coup notre rapport à la nourriture ordinaire. Les chrétiens ne regardent plus dans les entrailles des poulets ou des animaux sacrifiés pour connaître leur avenir. Leur seul augure (haru-spicere : en latin = regarder les entrailles), c’est le sacrifice du Christ, une fois pour toutes.
· Voilà une conséquence inattendue de la conception catholique de l’eucharistie : une réelle liberté alimentaire !
Se nourrir du corps du Christ, c’est établir une autre relation aux nourritures ordinaires, très originale, très différente. Ni idolâtrie du régime, ni mépris du corps, la liberté chrétienne se traduit dans l’assiette par une joie de goûter et de savourer qui ne se laisse enfermer par rien.
Manger le Corps du Christ, c’est se laisser transformer en lui. Manger l’univers, c’est déguster le bonheur d’être créé pour justement transcender cet univers.
Que la fête du Saint-Sacrement nous rende libres pour goûter toute nourriture avec bonheur, digérant celle-là comme l’autre nous transforme…
Mots-clés : cru, cuit, eucharistie, Feuerbach, manger