Le coup d’œil d’André
Le coup d’œil d’André
Homélie pour le 17° Dimanche du Temps ordinaire / Année B
28/07/24
Cf. également :
Afin que rien ni personne ne se perde
De l’achat au don
2, 5, 7, 12 : les nombres au service de l’eucharistie
Foule sentimentale
Multiplication des pains : une catéchèse d’ivoire
Le festin obligé
Épiphanie : l’économie du don
Donnez-leur vous mêmes à manger
Les deux sous du don…
Le jeu du qui-perd-gagne
Un festin par-dessus le marché
L’eucharistie selon Melchisédek
L’ « effet papillon » de la foi
Détecter les HPI
La série cartonne sur TF1 : Morgane, une jeune femme rousse, délurée et excentrique, faisait le ménage dans les bureaux de la PJ de Lille lorsqu’elle tombe sur le dossier d’une affaire non résolue. En deux coups d’œil, elle repère les anomalies, fait les croisements nécessaires et met les enquêteurs sur la bonne piste ! La commissaire repère le phénomène, et lui demande d’aider la brigade comme consultante externe. Elle a su reconnaître le haut potentiel de cette femme atypique sans formation ni diplôme académique.
HPI, Haut Potentiel Intellectuel : ces 3 lettres nous invitent désormais à voir autrement les personnes qui manifestent une lecture décalée des événements, une autre forme d’intelligence des choses.
Dans le récit de la multiplication des pains de ce dimanche (Jn 6,1-15), arrêtons-nous sur le rôle d’André. Alors que Philippe doute et reste dans l’interrogative (« Où allons-nous trouver… ? » « Qu’est-ce que cela… ? »), André – lui - agit. Il parcourt des yeux la foule considérable rassemblée en ce lieu sauvage, et y décèle le haut potentiel dont Jésus va pouvoir faire quelque chose : un gamin avec cinq pains et deux poissons.
Détecter les hauts potentiels (évangéliques) n’est pas l’apanage des cabinets de chasseurs de têtes, des DRH ou recruteurs de tous bords. C’est un charisme lié à notre baptême : l’Esprit du Christ nous donne de voir les êtres autrement, et d’amener au Christ ceux qui peuvent porter du fruit en lui.
Parcourons quelques facettes de ce rôle confié à André tout au long des Évangiles, afin de découvrir notre propre vocation chrétienne de détecteurs de talents.
Voir le désir de l’autre
Souvent nous ne savons pas nous-même ce que nous cherchons en vérité. C’est par la médiation d’un autre que notre vocation nous est révélée : un professeur qui nous fait aimer sa matière, un champion de tennis qui brille à Roland-Garros, un proche qui nous offre une guitare ou un violon, une demande d’un coup de main etc. André a l’intuition que son frère Simon-Pierre va être bouleversé s’il le présente à Jésus. Il sait que Pierre espère un Messie, que c’est un homme travaillé par l’Esprit de Dieu lui faisant désirer une vie pleine et accomplie. Alors André amène son frère à Jésus (Jn 1,42).
Autrefois les marieuses faisaient cela : présenter une jeune fille à un jeune homme, pressentant qu’ils pourraient faire un joli couple. André est un peu le marieur du Jourdain : il partage avec son frère la rencontre de cet homme extraordinaire dont Jean-Baptiste le premier a su discerner le haut potentiel évangélique, et met Simon en contact avec Jésus.
Deviner le désir de l’autre est donc ce qui permet à André de proposer à son frère la rencontre de Jésus.
Le psychanalyste Jacques Lacan le disait avec justesse : aimer, ce n’est pas désirer l’autre, c’est désirer le désir de l’autre.
Désirer l’autre est une forme de consommation, d’instrumentalisation de celui-ci pour ma propre jouissance. Désirer le désir de l’autre est crucifiant, mais libérateur pour l’autre qui alors est soutenu dans sa quête la plus personnelle.
André voit le désir de son frère (l’attente du Messie) et il désire au plus profond de lui que Pierre aille jusqu’au bout de cette quête, pour devenir réellement lui-même. Il ne le force pas, ne lui impose rien, n’assène aucune vérité. Il lui propose une relation. La foi au Christ ne s’impose pas, ne se transmet pas, ne s’enseigne pas : elle se propose, à l’image d’André amenant son frère au rabbi du Jourdain…
Si nous prenions le temps comme André de connaître les soifs, les attentes, les espoirs de nos proches, alors nous saurions trouver les médiations, les occasions, les moments pour leur proposer de rencontrer le Christ.
Un autre moment évangélique où André fait preuve de radar spirituel lui permettant de détecter le désir d’autrui est le passage où, avec Philippe à nouveau, il transmet à Jésus le désir des Grecs de le connaître :
« Il y avait quelques Grecs parmi ceux qui étaient montés à Jérusalem pour adorer Dieu pendant la fête de la Pâque. Ils abordèrent Philippe, qui était de Bethsaïde en Galilée, et lui firent cette demande : “Nous voudrions voir Jésus.” Philippe va le dire à André, et tous deux vont le dire à Jésus. Alors Jésus leur déclare : “L’heure est venue où le Fils de l’homme doit être glorifié. Amen, amen, je vous le dis : si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jn 12,20–24).
Philippe et André sont bien placés pour transmettre cette demande, car leur prénom traduit leur culture grecque. Philippe signifie en grec : « qui aime les chevaux » (philéô / híppos), et André : « homme » (andros). Ces deux-là détonnent parmi les Douze, par leur culture grecque qui les différencie des dix autres, hébreux, fils d’hébreux. Leur double culture leur permet pourtant de faire le pont entre l’Église – hébraïque à l’origine – et le monde grec. D’ailleurs, André deviendra la figure de l’Église grecque du patriarcat de Constantinople, présenté comme le frère du patriarcat de Rome – l’Église latine – représentée par Pierre [1].
André est passé de Jean-Baptiste, le dernier prophète de l’Ancien Testament, à Jésus, premier prophète du Nouveau. Il aidera l’Église à passer de l’univers juif à la sagesse grecque. Après la Pentecôte, il partit prêcher l’Évangile, au cours d’un long périple, tout autour des côtes de la mer Noire. Ses voyages l’amenèrent en Bithynie (côte turque), à Éphèse, en Mésopotamie, en Ukraine actuelle, en Thrace (région entre le Bosphore et le Danube), à Byzance et finalement en Achaïe (région au nord du Péloponnèse), où il finit crucifié, sous l’empereur Néron, à Patras (Grèce) en l’an 60.
Présenter au Christ la requête de cultures non chrétienne est le magnifique rôle confié à André et Philippe, qui nous revient également aujourd’hui.
Les « Grecs » qui veulent voir Jésus sont parmi nos contemporains ceux qui ont soif d’une spiritualité authentique, ceux qui cherchent une grande et juste cause à laquelle se donner, ceux qui s’étourdissent dans les plaisirs de l’Occident sans pourtant y trouver leur compte etc. La culture de ces « Grecs » est truffée de numérique, de technologique, mais aussi de mondialisation, de revendications individuelles etc. Tous ces éléments sont aussi étrangers à la culture biblique que les Grecs étaient étrangers à Jérusalem sous la domination romaine…
« Amener les Grecs au Christ » comme André et Philippe relève alors d’un formidable travail d’inculturation, à peine entamé en réalité. Écouter ces cultures, y repérer les hauts potentiels, discerner ceux et ce qui peut y porter du fruit ou non, les présenter au Christ et réciproquement : ce travail théologique et spirituel incombe à toute l’Église, et pas seulement à quelques-uns.
Qui puis-je amener au Christ de ces « Grecs » autour de moi ?
Que pourrais-je présenter au Christ de leur culture pour qu’il la féconde et en multiplie les fruits mieux que les cinq pains et deux poissons ?
Repérer le peu et le petit
Nourrir les foules : Philippe ne voit que l’ampleur impossible de la tâche. André agit, et s’appuie sur ce qu’il peut, c’est-à-dire pas grand-chose au début. Il a le coup d’œil pour repérer un enfant (c’est petit) avec 5 pains et 2 poissons (c’est peu). Là où Philippe ne voit qu’une disproportion dérisoire et désespérante, André refuse de juger, et veut seulement faire confiance à ce que fera Jésus.
À l’image de la graine de moutarde, le royaume de Dieu commence souvent par de petites choses faites par de petites gens. L’humble bergère de Lourdes a transformé son siècle mieux que l’empereur Napoléon III. Un petit livre de Soljenitsyne a suffi à ébranler l’empire du mensonge russe. Quelques étudiants sur la place Tien-An-Men ont dévoilé pour toujours la force dictatoriale du parti communiste chinois. Pendant l’hiver 54 un jeune curé ensoutané, bien seul, se révolte devant un bébé mort de froid dans les rues de Paris, et ose lancer un appel sur la radio RTL, déclenchant une énorme « insurrection de la bonté » débouchant sur la formation des communautés Emmaüs etc.
À notre échelle, il est de notre responsabilité de repérer comme André le peu et le petit à partir de quoi / de qui le Christ pourra nourrir les foules. C’est peut-être un collègue, un sans-grade prenant des risques pour la justice au travail. C’est parfois un voisin plein d’humanité et de compassion. C’est dans une association quelqu’un qui a le talent de parler, d’accompagner ou d’organiser…
Le christianisme est une religion des commencements : à partir de peu de choses commence à germer un univers nouveau ; à partir de gens de peu commence à germer un Peuple de Dieu. Ces 5 pains et 2 poissons ne cessent de se multiplier sous nos yeux, si nous savons chausser les lunettes d’André scrutant la foule au désert.
Prions pour que ce coup d’œil d’André devienne le nôtre.
Cette semaine, quel est le peu et le petit que je pourrais amener au Christ ?
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[1]. Les latins comprendront mal l’évolution ultérieure de Byzance – Constantinople fondée par André. À tel point que les Croisés, lors du triste saccage de Constantinople de la 4° croisade en 1204 – pillages et tueries impardonnables de frères chrétiens – volèrent des reliques de l’apôtre et ramenèrent fièrement son crâne en Italie. Ce vol manifeste dura des siècles, au grand dam légitime des orientaux. Il aura fallu le génie de charité du pape Paul VI pour remettre en 1964 à l’évêque de Patras le crâne d’André qui n’aurait jamais dû quitter la Grèce. André est ainsi un emblème de l’œcuménisme entre les deux Églises-sœurs de Constantinople et Rome. La fameuse icône représentant les deux frères Pierre et André unis affectueusement fut offerte par le patriarche Athënagoras à Paul VI lors de leur rencontre historique pour la fête de l’Épiphanie en 1964, en plein concile Vatican II.
LECTURES DE LA MESSE
PREMIÈRE LECTURE
« On mangera, et il en restera » (2 R 4, 42-44)
Lecture du deuxième livre des Rois
En ces jours-là, un homme vint de Baal-Shalisha et, prenant sur la récolte nouvelle, il apporta à Élisée, l’homme de Dieu, vingt pains d’orge et du grain frais dans un sac. Élisée dit alors : « Donne-le à tous ces gens pour qu’ils mangent. » Son serviteur répondit : « Comment donner cela à cent personnes ? » Élisée reprit : « Donne-le à tous ces gens pour qu’ils mangent, car ainsi parle le Seigneur : ‘On mangera, et il en restera.’ » Alors, il le leur donna, ils mangèrent, et il en resta, selon la parole du Seigneur.
PSAUME
(Ps 144 (145), 10-11, 15-16, 17-18)
R/ Tu ouvres la main, Seigneur : nous voici rassasiés. (Ps 144, 16)
Que tes œuvres, Seigneur, te rendent grâce
et que tes fidèles te bénissent !
Ils diront la gloire de ton règne,
ils parleront de tes exploits.
Les yeux sur toi, tous, ils espèrent :
tu leur donnes la nourriture au temps voulu ;
tu ouvres ta main :
tu rassasies avec bonté tout ce qui vit.
Le Seigneur est juste en toutes ses voies,
fidèle en tout ce qu’il fait.
Il est proche de tous ceux qui l’invoquent,
de tous ceux qui l’invoquent en vérité.
DEUXIÈME LECTURE
« Un seul Corps, un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême » (Ep 4, 1-6)
Lecture de la lettre de saint Paul apôtre aux Éphésiens
Frères, moi qui suis en prison à cause du Seigneur, je vous exhorte à vous conduire d’une manière digne de votre vocation : ayez beaucoup d’humilité, de douceur et de patience, supportez-vous les uns les autres avec amour ; ayez soin de garder l’unité dans l’Esprit par le lien de la paix. Comme votre vocation vous a tous appelés à une seule espérance, de même il y a un seul Corps et un seul Esprit. Il y a un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous, au-dessus de tous, par tous, et en tous.
ÉVANGILE
« Ils distribua les pains aux convives, autant qu’ils en voulaient » (Jn 6, 1-15)
Alléluia. Alléluia. Un grand prophète s’est levé parmi nous : et Dieu a visité son peuple. Alléluia. (Lc 7, 16)
Évangile de Jésus Christ selon saint Jean
En ce temps-là, Jésus passa de l’autre côté de la mer de Galilée, le lac de Tibériade. Une grande foule le suivait, parce qu’elle avait vu les signes qu’il accomplissait sur les malades. Jésus gravit la montagne, et là, il était assis avec ses disciples. Or, la Pâque, la fête des Juifs, était proche. Jésus leva les yeux et vit qu’une foule nombreuse venait à lui. Il dit à Philippe : « Où pourrions-nous acheter du pain pour qu’ils aient à manger ? » Il disait cela pour le mettre à l’épreuve, car il savait bien, lui, ce qu’il allait faire. Philippe lui répondit : « Le salaire de deux cents journées ne suffirait pas pour que chacun reçoive un peu de pain. » Un de ses disciples, André, le frère de Simon-Pierre, lui dit : « Il y a là un jeune garçon qui a cinq pains d’orge et deux poissons, mais qu’est-ce que cela pour tant de monde ! » Jésus dit : « Faites asseoir les gens. » Il y avait beaucoup d’herbe à cet endroit. Ils s’assirent donc, au nombre d’environ cinq mille hommes. Alors Jésus prit les pains et, après avoir rendu grâce, il les distribua aux convives ; il leur donna aussi du poisson, autant qu’ils en voulaient. Quand ils eurent mangé à leur faim, il dit à ses disciples : « Rassemblez les morceaux en surplus, pour que rien ne se perde. » Ils les rassemblèrent, et ils remplirent douze paniers avec les morceaux des cinq pains d’orge, restés en surplus pour ceux qui prenaient cette nourriture.
À la vue du signe que Jésus avait accompli, les gens disaient : « C’est vraiment lui le Prophète annoncé, celui qui vient dans le monde. » Mais Jésus savait qu’ils allaient l’enlever pour faire de lui leur roi ; alors de nouveau il se retira dans la montagne, lui seul.
.Patrick Braud
Mots-clés : André, discernement, HPI